Réflexions pour un mouvement néodémocratique (VI) – Les cinq réactions fondamentales face au tournant politique actuel, par Francis Arness

Billet invité.

Dans la situation actuelle de découplage toujours croissant entre, d’un côté, le système et ses appuis, et, de l’autre, la majorité de la population et des classes dirigeantes et responsables de bonne volonté, nous rencontrons – et rencontrerons toujours plus – cinq réactions fondamentales :

1. Une partie importante de la population et des classes dirigeantes et responsables, qui se prêtait au néolibéralisme ou plus largement à la logique de concentration des richesses et du pouvoir, se réfugie maintenant dans la perpétuation de cette occultation.

2. Une autre partie minoritaire et lucide, de la population, des classes dirigeantes et responsables, et des institutions sociales, fait face à la révélation du réel, et à la nécessité de prendre celui-ci en compte pour construire un avenir qui ne soit pas un grand effondrement, mais bien un grand tournant. Ce sont ces forces sociales qui constituent le noyau du tournant néodémocratique à venir. Elles peuvent s’appuyer sur les réflexions de ceux qui, précocement lucides, avaient compris voire prévu de quoi il en retournait bien avant la crise de 2008.

3. Une partie importante et de la population et des classes dirigeantes et responsables de bonne volonté est dans une situation d‘indécision, parfois quasiment de désorientation et de tétanie mentale. Celle-ci est provoquée par le discours médiatique néolibéral qui désarçonne – et vise à ce désarçonnement. Elle est aussi provoquée par le fait que le réel révélé est en soi désorientant, difficile à assimiler, du fait de sa complexité, mais aussi parce que c’est bien de destruction des individus, des sociétés et de l’environnement, d’effondrement civilisationnel, voire de fin de l’espèce humaine, dont il est ici question, et qu’il s’agit d’accepter dans leur possibilité même. Cette partie importante de la population commence à souffrir d’une grande désorientation – sachant que nous sommes tous désorientés par ce qui arrive.

4. Une partie minoritaire de la population et des classes dirigeantes et responsables est opposée au système néolibéral mais n’arrive pas à prendre en compte la révélation du réel. Cela est lié à l’attachement à une identité politique a priori et tournée vers le passé, qui permet de ne pas être bouleversé par le réel qui advient. Une identité politique véritablement efficace est toujours tournée vers l’avenir.

5. Il ne faut pas oublier la partie non négligeable de la population qui est massivement frappée par l’inertie existentielle radicale qu’implique la soumission la plus passive à l’ensemble des pressions sur les conditions d’existence liées aux tendances les plus inquiétantes de notre système social, médiatique et culturel et de sa sous-culture de masse (B. Stiegler [1], C. Salmon [2]). Cette partie de la population, si elle en reste à cette attitude, se tournera petit à petit vers le néoautoritarisme, ou le laissera agir.

La question cruciale pour l’évolution à venir est dès lors double. Premièrement, se pose le problème fondamental de la manière dont vont réagir à moyen terme les personnes et groupes sociaux et politiques (dont les partis) qui :

A. dans un premier temps, abandonneront l’adhésion active ou l’acceptation passive au néolibéralisme social ;

B. puis, dans un deuxième temps, resteront dans l’indécision entre, d’un côté, le néoautoritarisme qui ne satisfera pas leur sens éthique et politique, et, de l’autre, le saut néodémocratique qui leur semblera encore « extrême ».

Pour s’inscrire dans un tel tournant néodémocratique, ces personnes et groupes devront assimiler le réel, et en venir à répondre à la grande désorientation actuelle, par une réorientation singulière et féconde s’inscrivant dans le tournant néodémocratique. Pour cela ils doivent accepter et pratiquer une inversion de leur conception des choses : ce que j’appelle une inversion de la réalité (voir mon texte « La matière noire ou l’inversion de la réalité ». Ce groupe pris dans la grande désorientation constituera sans doute une importante partie de la population, d’autant plus que la stratégie de choc du néolibéralisme [3] puis du néoautoritarisme visent et viseront à cette désorientation.

Deuxièmement, l’autre variable fondamentale sera la capacité des personnes, groupes et institutions opposées au néolibéralisme et au néoautoritarisme à ne pas se réfugier dans des programmes politiques n’assimilant pas assez le réel dans sa dimension nouvelle, contemporaine. De ce point de vue, le projet Roosevelt 2012, malgré sa fécondité, n’a pas assez assimilé ce dernier. Sa proposition d’un nouveau New Deal est compréhensible dans la mesure où elle se réfère à un moment passé fondamental de notre histoire. Toutefois elle ne s’oriente en fait pas assez vers la démonstration à la population que la politique est à la fois capable :

1. De l’inventivité nécessaire pour répondre au caractère extrême de la crise – bien plus grave que celle des années 30, car il en va de la survie de l’espèce -.

2. De s’appuyer sur des mesures qui, répondent aux problèmes économique, écologique et sociaux dans leur réalité, leur complexité et leur nouveauté, stabiliseront la situation et permettront le grand tournant nécessaire. Car il n’est pas vrai que nous soyons totalement perdus face à la crise : déjà en ce qui concerne les mesures pour stabiliser la situation, nous savons ce qu’il faut faire.

En somme, trois choses nous sont nécessaires. Premièrement, nous devons penser le réel qui se révèle à nous en ce moment, ainsi que le tournant politique actuel. Deuxièmement, nous devons inventer le tournant néodémocratique permettant le grand tournant civilisationnel et écologique. Troisièmement, pour cela nous devons diagnostiquer avec justesse les situations existentielles qui sont celles de la population et des élites de bonne volonté souffrant de la grande désorientation, et restant ainsi indécise. Ce sont en effet ces personnes de bonne volonté qu’il faut rallier à la grande réorientation de la cause néodémocratique.

Dès lors, la justesse de notre diagnostic, et de la définition de l’action qu’il implique, sera cruciale. Il est d’ailleurs sans doute possible d’élaborer différents diagnostics à partir du réel qui se révèle : aussi nous faudra-t-il, dans un deuxième temps, ouvrir le débat [4].

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1. Voir par exemple Bernard Stiegler, Prendre soin, de la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008.

2. Christian Salmon, La cérémonie cannibale, Fayard, 2013

3. Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008.

4. Pour cela, nous développerons une réflexion que nous pouvons qualifier comme relevant d’une politique existentielle, c’est-à-dire une réflexion politique s’appuyant sur une étude de nos situations existentielles. Dans un contexte tout à fait différent (le système actuel n’a rien à voir avec le bloc soviétique), les réflexions politiques de Vàclav Havel sont un modèle du genre (Essais politiques, rassemblés par Roger Errera et Jan Vladislav, Seuil, 1991). Le fait que l’optique de Havel soit nourrie de littérature (il était dramaturge) lui a été grandement utile afin de mener à bien une telle réflexion. Et cela ne va pas sans nous plaire, puisque pour notre part nous avons publié plusieurs textes littéraires sur la crise sur le blog de Paul Jorion. Mes textes littéraires sur le blog de Paul Jorion : à partir de l’Affaire Cahuzac : « Le retour : chronique comique de l’annulation » ; sur les paradis fiscaux : « La matière noire ou l’inversion de la réalité » ; sur la crise écologique : « Vie et mort de la nature » : (partie I) ; (partie II).

 

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