Le soir du 4 août, à l’Assemblée Nationale Constituante, après les discours du vicomte de Noailles et du duc d’Aiguillon sur la nécessité de réformes…., par Charles-Élie de Ferrières

Billet invité. 😉

Le sieur Le Guen de Kerangal, propriétaire-cultivateur et député de Bretagne, monta en habit de paysan à la tribune, et lut, avec peine, un long discours composé pour la circonstance.

« Vous eussiez prévenu, messieurs, l’incendie des châteaux, si vous eussiez été plus prompts à déclarer que les armes terribles qu’ils contenaient, et qui tourmentaient le peuple depuis des siècles, allaient être anéanties par le rachat forcé que vous en avez ordonné. Le peuple impatient d’obtenir justice, et las de l’oppression, s’empresse à détruire ces titres, monuments de la barbarie de nos pères ! Soyons justes, messieurs, qu’on nous apporte ces titres, outrageant non seulement la pudeur, mais l’humanité même ! Ces titres qui humilient l’espèce humaine, en exigeant que des hommes soient attelés à des charrettes comme les animaux du labourage ! Qu’on nous apporte ces titres qui obligent les hommes à passer la nuit à battre les étangs, pour empêcher les grenouilles de troubler le repos de leurs seigneurs voluptueux ! Qui de nous ne ferait pas un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins, et ne porterait pas le flambeau pour en faire un sacrifice sur l’autel du bien public ? Vous ne ramènerez, messieurs, le calme dans la France agitée, que quand vous aurez promis au peuple que vous allez convertir en argent, rachetables à volonté, les droits féodaux quelconques ; et que les lois que vous allez promulguer anéantiront jusqu’aux moindres traces de ce régime oppresseur »…

Lapoule, député de Franche-Comté, parla de prétendues obligations imposées à des vassaux de nourrir les chiens de leurs seigneurs. Il osa dire qu’il existait, dans certains cantons, un droit qui autorisait le seigneur à faire éventrer deux de ses vassaux au retour de la chasse, pour se délasser en mettant ses pieds dans leurs ventres sanglans !

Les nobles s’élevèrent, avec indignation, contre ces impostures grossières ; ils sommèrent Le Guen de Kerangal et Lapoule de prouver l’existence, et surtout l’usage de ces droits ridicules et atroces mais leurs voix furent étouffées par des clameurs.

Le duc du Châtelet, tourmenté d’inquiétudes et de folles terreurs, saisit une occasion si favorable de se montrer attaché aux intérêts du peuple ; il témoigne son regret d’avoir été devancé par le vicomte de Noailles et par le duc d’Aiguillon, dans la motion de détruire les droits féodaux ; il assure l’Assemblée qu’il a écrit à ses gens d’affaires de cesser le recouvrement de quelques-uns de ces droits, et d’admettre ses vassaux au rachat des autres mais, ajoute le duc, si mes bonnes intentions ont été prévenues, je demande que l’Assemblée abolisse les dîmes en nature, et les convertisse dans une prestation en argent fixée à un taux modéré.

L’évêque de Chartres alors présente comme un acte de justice l’extinction du droit exclusif de la chasse ; Virieu, proscrivant la race entière des pigeons, vote la destruction des fuies (petite volière pouvant abriter quelques pigeons) et des colombiers ; l’avocat Babey conclut à la suppression des justices seigneuriales ; un noble demande l’administration gratuite de la justice ; un autre, l’abolition de la vénalité des charges de magistrature ; un troisième, celle des jurandes et des maîtrises ; deux curés à portion congrue réclament l’exécution des lois canoniques, contre la pluralité des bénéfices ; un curé, que l’on réduise les impôts aux taux où ils étaient sous le cardinal de Fleury ; l’évêque de Nimes, que l’on exempte de toute imposition et de toute charge les artisans et les manoeuvres qui n’ont aucune propriété…

Toutes ces motions reçues avec des acclamations bruyantes, sont décrétées. Il est inutile, dit-on, de les rédiger ; il suffit d’établir les principes : des lois réglementaires, conservatrices, garantiront les droits d’une légitime propriété. On interrompt, par des murmures, ceux qui tentent de présenter quelques considérations sur la précipitation et la légèreté avec laquelle on prononce du sort et de la fortune d’une foule d’individus de tous les ordres… Les députés debout, et confondus pêle-mêle au milieu de la salle, s’agitent et parlent à la fois : ceux des communes par un feint enthousiasme, par des applaudissements prodigués à chaque nouvel abandon, s’efforcent d’entretenir le délire : l’Assemblée offre l’aspect d’une troupe de gens ivres, placés dans un magasin de meubles précieux, qui cassent et brisent à l’envi, tout ce qui se trouve sous leurs mains. Lally-Tollendal, témoin passif de ces extravagances, fait passer un billet à Chapelier, sur lequel il écrit « Personne n’est plus maître de soi, levez la séance ».

Tout à coup, une foule de voix s’écrient que les particuliers ayant fait l’abandon de leurs droits et de leurs privilèges, il est juste que les provinces et les villes abandonnent également des privilèges et des droits qui pèsent sur la plus grande partie du royaume, et mettent une disproportion choquante dans la répartition de l’impôt. Après un moment de tumulte, le marquis de Blacons, au nom du Dauphiné, prononce une renonciation solennelle ; les autres provinces suivent l’exemple du Dauphiné ; les villes imitent les provinces ; des invitations impérieuses hâtent les députés qui balancent ; un sentiment de haine, un désir aveugle de vengeance, et non l’amour du bien, semblent animer les esprits ; chaque parti veut atteindre son adversaire, lui porter des coups, sans s’embarrasser de ceux qu’il reçoit lui-même en se mettant trop à découvert ; tous les intérêts, toutes les passions se heurtent, se combattent. Bientôt l’antique constitution française, s’écroulant avec fracas sous les coups redoublés que lui portent une troupe de furieux, n’offre plus, aux regards étonnés, qu’un amas informe de ruines et de débris.

Marquis de Ferrières, Mémoires.

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