Un tueur fou-pas-fou, par Jeanne Favret-Saada

Billet invité.

Depuis vendredi dernier, la presse a fait monter la panique à propos du « tueur fou » qui menacerait les médias, les banques, et chacun d’entre nous. Il a été arrêté hier soir, dans le coma, sans doute après une tentative de suicide. Mourant et dans les mains de la police, il ne menace plus personne, mais voilà, il faut « informer », c’est-à-dire tenir le public en haleine par des nouvelles sensationnelles, de quart d’heure en quart d’heure, et sans se répéter. L’exercice est difficile pour les médias de droite, car ils ont d’emblée gaspillé tous les qualificatifs évoquant une noirceur d’encre : un Algérien (bien qu’il soit né en France), « fou » (bien que les psychiatres qui l’ont examiné autrefois aient écarté cette possibilité), de « l’ultra-gauche » (bien qu’il se soit seulement frotté à des groupuscules anars en 1994), « le troisième homme » du « crime du siècle », celui d’Audry Maupin et Florence Rey la même année (bien qu’il ait été condamné pour leur avoir donné une arme, pas pour avoir fait le guet).

Comme on voit, la plupart des traits par lesquels on décrit Adlehakim Dekhar sont proprement mensongers. Apparemment, personne en France, pas même son avocat, ne sait exactement quel genre d’homme il est. L’avocat est persuadé que Dekhar n’est pour rien dans « le crime du siècle », et il rappelle que le fameux « troisième homme » n’a jamais été pris. Mais cela ne dérange pas l’Express, par exemple, qui découvre même, les heures passant, que Dekhar était le gourou de nos si beaux jeunes gens criminels (à l’appui, une photo craquante de la délicieuse Florence Rey, 19 ans). Dans la presse de droite, il s’agit de remettre une couche de noir tous les quarts d’heures, même si ces nombreux mensonges ou exagérations sont entre temps éventés.

Et les médias sérieux ? La Croix, comme à son ordinaire, ne commente pas les faits-divers. Le Monde et Libé parlent du « présumé tireur » puis (Libé, car il faut bien varier) du « tireur ». France Info a trouvé une solution ingénieuse : le journaliste raconte un tas de mensonges, et les gens qu’il interroge le démentent, mais il n’en tire jamais conséquence. De ces deux vérités concurrentes, on ne retient que la plus excitante, toujours celle du journaliste. France Inter prend le même parti que sa concurrente, mais avec moins de talent.

Pourtant, même si ce n’est qu’un fait-divers, quelque chose s’est bien passé depuis vendredi dernier. On peut sans difficulté énumérer les dégâts (un stagiaire de Libé dans un sale état, un homme pris en otage qui a cru mourir, le tireur lui-même près de la mort, et quelques vitres brisées), mais nous ne savons toujours rien de ce quelque chose dont les médias ne cessent de nous entretenir.

Et voilà pourquoi votre fille est idiote.

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