Lancement de la Revue de la Compagnie à Numéro, N°8 : « À quoi pensez-vous ? », samedi 21 décembre 2013

Je ne peux rien refuser aux Québécois, vous le savez, parce que leur seule évocation me fait sourire.

Ma contribution au volume « À quoi pensez-vous ? ».

Je dois d’abord préciser que je pense simultanément sur plusieurs couches parallèles et empilées, comme les différentes strates qui constituent les profondeurs de l’océan. Et comme c’est le cas avec celui-ci, des courants sous-marins créés par des différences de température peuvent modifier l’ordre dans lequel ces couches s’étagent. À tout moment, celle la plus proche de la surface domine le cours de mes pensées mais sans pouvoir censurer parfaitement le contenu des autres qui rivalisent à se faire entendre.

Ainsi, à l’instant présent, je suis en train de taper les mots que vous avez sous les yeux alors que, simultanément, la deuxième couche parvient à superposer son contenu à celui de la première : j’y écoute un enregistrement de « After You’ve Gone » interprété par Jelly Roll Morton, téléchargé cet après-midi à partir d’un site d’archives. Et comme le morceau vient de se terminer, je fais débuter le téléchargement d’un fichier de quarante-deux morceaux par Bessie Smith. Existait dans ma tête, dans mon carnet à ordres, pour reprendre le vocabulaire des traders, un « ordre limite » : « Si Jelly Roll s’interrompt, lance Bessie ». Tout cela ne m’empêche pas bien entendu de continuer à penser à ce que je suis en train de faire : répondre par écrit à la question : « À quoi pensez-vous ? »

Dans la troisième couche se trouve le chapitre en composition du livre que j’écris en ce moment sur John Maynard Keynes : je suis parvenu dans son histoire à l’âge de ses quarante ans, au moment où paraît en 1923 A Tract on Monetary Reform. Je rédige un chapitre en trois parties consacré à ce dont il parle dans ce livre, à savoir la croisade qu’il mène contre un retour de la Grande-Bretagne à l’étalon-or. Les deux premières parties de ce chapitre ont déjà été publiées sur mon blog, la seconde, en début d’après-midi.

Vers dix-neuf heures, j’ai relu toutes les notes qui me permettront d’écrire la partie finale de ce chapitre, le but de cette relecture étant de lancer sa rédaction dans ma tête, qui débute alors ainsi : non pas au sein d’une couche proche de la surface, mais au contraire dans une qui se trouve en troisième ou en quatrième profondeur, paradoxalement là où la lumière se fait déjà rare. C’est ce qui rendra possible que quand je m’assiérai demain pour écrire ce bout de chapitre, il me suffira de me placer devant le clavier et d’enclencher le pilote automatique : les phrases s’écriront alors d’elles-mêmes.

L’autre jour, j’ignore ce qui s’est passé (cela n’a rien à voir en tout cas avec ma façon de penser) mais au moment où je terminais la rédaction d’un chapitre, voilà que, dans un processus au déroulement inexorable et effroyablement déchirant, chacun des caractères et des espaces sur la page s’est vu progressivement remplacé par une astérisque privée de toute signification.

Si je devais véritablement « écrire » un chapitre au moment où je le frappe, cet incident aurait constitué pour moi une abominable catastrophe puisque j’aurais dû entièrement le réécrire. Mais ce n’est heureusement pas ainsi que les choses se passent : au moment où je m’assois, le texte attend dans les limbes, prêt, n’attendant plus que de naître au monde sensible, et quand je dois, comme ce jour là, le recoucher sur le papier, cela me prend juste le temps nécessaire à taper les touches du clavier dans l’ordre voulu.

La quatrième couche, c’est le compte-rendu du dernier livre de Nassim Nicolas Taleb, appelé « Antifragile », que m’a demandé Philosophie Magazine. J’ai commencé à lire ce livre hier soir, et j’en ai déjà lu quarante-huit pages, ce qui m’a permis d’écrire déjà un quart du billet, mais je suis déjà occupé bien sûr à en rédiger mentalement la suite, en profondeur, à bonne distance de la surface.

La cinquième couche ne mérite pas vraiment d’être localisée avec une telle précision parce que s’il arrive que le sujet qui occupe en ce moment de mon existence ce niveau, à savoir S., se trouve aussi bas, il vient aussi sans cesse crever la surface pour envahir entièrement la première couche, pareil au dos émergent d’une énorme baleine bleue. C’est ce qu’on appelle « rêvasser » ; ce n’est pas pour me déplaire bien que cela me ralentisse énormément dans mon travail, chose qui, en règle générale, a l’heur de m’exaspérer intensément, mais si vous la connaissiez, vous comprendriez.

Dans la couche la plus basse – enfin, la plus profonde qui me soit accessible – se déroule en permanence la bande sonore de ma vie, laquelle, pour mon bonheur, est en technicolor et cinémascope. Il y a donc là, tout à fait en arrière-plan, un fond musical, mais surtout vocal qui m’accompagne et m’offre occasionnellement un commentaire remarquablement pertinent sur ce qui est en train de se passer. C’est Tim Hardin qui m’interroge soudain : « How Can We Hang on to a Dream ? » ou ce sont les Beatles qui me conseillent : « Let it Be » ou m’avertissent : « You’re Going to Lose that Girl ! ». De tels oracles m’ont déjà rendu bien des services et évité pas mal d’ennuis !

Voilà donc à quoi je pense, et aussi – et pour la première fois dans un compte-rendu fidèle – la manière dont je le fais !

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