L’autre jour à la Gaîté Lyrique, où on m’avait proposé de jouer le rôle de procureur dans une mise en accusation du capitalisme, quand on m’a posé la question de ce que nous devrions faire pour les générations futures, ma réponse fut lapidaire : « Faire en sorte qu’elles existent ! »
Parce qu’il ne faut pas se leurrer : l’enjeu est bien celui-là hélas.
Bien sûr, l’univers n’est pas près de s’arrêter, la planète Terre continuera d’exister, et elle pourra même au fil des millénaires panser les plaies et les bosses qui résultent pour elle de notre passage à sa surface, mais le scénario qui est inscrit aujourd’hui, dans un contexte de destruction accélérée des conditions de vie de notre espèce à la surface de la Terre, a cessé d’être celui de machines de plus en plus intelligentes à notre service, logiciels et robots, pour être celui de notre remplacement pur et simple sur la planète par ces machines que nous avons créées.
Pourquoi perdre son temps à modifier notre patrimoine génétique comme le veulent les transhumanistes pour nous permettre de vivre dans des environnements de plus en plus pollués et de plus en plus radioactifs puisque des véhicules errants sur Mars se débrouillent très bien dans une atmosphère ténue composée à 95,9 % de dioxyde de carbone et à 0,14 % seulement d’oxygène et sans se préoccuper outre mesure des rayons cosmiques qui nous cribleraient en permanence sur cette planète et qui, déjà sur Terre, causent du souci à nos pilotes d’avion et nos hôtesses de l’air.
On me dit : « Oui, mais pour qu’elles nous remplacent une fois pour toutes, il faudrait que les machines se conduisent « humainement », qu’elles aient un comportement comme le nôtre, guidé par l’émotion ! » La réponse est très simple : j’ai publié en 1989, Principes des systèmes intelligents (reparu en 2012) où j’explique comment mimer l’affect dans une machine, il ne suffit plus que de s’y mettre.
On me dit aussi : « Oui, mais pour un remplacement total, il faudrait pour cela que les machines puissent se reproduire ! » Bien entendu. Admettons que ce ne soit pas encore le cas, combien de temps nous faudrait-il encore ? Cinq ans ? Dix ans à tout casser ? Ce sera ric-rac peut-être, mais nous aurons juste le temps de le faire avant de mettre, en tant qu’espèce, la clé sous la porte.
L’homme aura été capable de mettre au point une vie artificielle qui prend de plus en plus sa place mais aura été incapable de maintenir les conditions de sa propre survie. Mais… la belle affaire ! nous observons ce genre de paradoxe tous les jours : nous avons vu dans la crise notre capacité à concevoir comment la résoudre et notre incapacité à mettre en œuvre les mesures dont nous jugeons pourtant qu’elles sont indispensables. La Nature se fiche de tout et en particulier de savoir si la forme de vie qui succédera à celle de l’animal humain aura précisément été conçue par celui-ci : ce ne sera jamais qu’une ironie de plus dans une très longue histoire où celles-ci n’ont jamais manqué !
Le scénario catastrophe qu’envisage Jacques Attali, qui dit que nous nous ressaisirons mais qu’il sera si tard que seul un régime autoritaire pourra alors mettre en application les mesures nécessaires, est finalement encore optimiste car le scénario le plus probable est celui de la grenouille dans la marmite à petit feu qui ressent la température qui monte mais comme celle-ci ne grimpe que très progressivement, elle se retrouve cuite à point avant d’avoir eu l’occasion de vraiment s’inquiéter.
Parce que, qui n’avance point recule. Or la montée en puissance pour chacun d’entre nous de questions de survie immédiate fait que, plus ou moins à la dérive, nous nous y consacrons entièrement. Et sur cette question du remplacement par la machine, la plupart parmi nous avons du coup déjà capitulé.
Si nous voulons survivre en tant qu’espèce, il nous faut sans plus tarder passer la vitesse supérieure. Il faut pour cela réunir l’équipe de ceux qui ne se résolvent pas à notre remplacement une fois pour toutes par ces machines que nous avons inventées, l’équipe de ceux qui veulent qu’il y ait encore à l’avenir ce que nous appelons aujourd’hui « la vie quotidienne », qui veulent qu’il y ait encore des « générations futures ». Il faut pour constituer cette équipe, des êtres humains qui soient précisément résolus. Ce qui n’est pas le cas de ceux que je vois autour de moi, déjà gagnés par la torpeur que produit l’eau dont la température monte inexorablement, lentement mais sûrement.
Si je ne parviens pas à réunir cette équipe – et mes efforts au cours des six derniers mois se sont révélés de ce point de vue décevants – j’écrirai mon prochain livre de telle sorte qu’une machine aura plaisir à le lire puisque ce seront alors elles qui constitueront mon public au cours des siècles à venir.
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