Keynes et le mystère du taux d’intérêt (VIII) La réfutation involontaire par Keynes de sa propre thèse sur la préférence pour la liquidité

Il est intéressant maintenant de noter que Keynes a offert involontairement sa propre réfutation de l’hypothèse d’une fixation du taux d’intérêt par la préférence pour la liquidité, et nulle part ailleurs que dans cette même Théorie générale où cette hypothèse fut mentionnée par lui pour la première fois. Voyons en effet comment peut s’accomplir l’« euthanasie du rentier », la méthode préconisée par Keynes pour réaliser une transition douce vers le socialisme, telle qu’il la décrit au chapitre 24 de La théorie générale, intitulée « La philosophie sociale à laquelle la théorie générale pourrait conduire » :

Or bien que cet état-de-choses soit passablement compatible avec une certaine dose d’individualisme, il impliquerait néanmoins l’euthanasie du rentier et, en conséquence, l’euthanasie du pouvoir oppressif cumulatif du capitaliste d’exploiter la valeur-rareté du capital. De nos jours, l’intérêt ne vient pas récompenser un authentique sacrifice, pas plus d’ailleurs que la rente foncière. Le détenteur du capital obtient un intérêt parce que le capital est rare, de la même manière que le propriétaire foncier obtient une rente parce que la terre est rare. Mais alors qu’il existe parfois des raisons intrinsèques à la rareté de la terre, il n’y a aucune raison intrinsèque à la rareté du capital […] C’est pour cette raison que la dimension « rentière » du capitalisme m’apparaît comme une phase transitoire qui disparaîtra d’elle-même une fois sa tâche accomplie (Keynes 1936 : 375-376).

« Le détenteur du capital obtient un intérêt parce que le capital est rare », écrit Keynes. Si le capital devait cesser d’être rare, s’il devenait abondant, les intérêts cesseraient d’être collectés, ce qui signifierait l’euthanasie du rentier, et il faut imaginer que Keynes imaginait une fonction monotone où plus le capital serait abondant, plus faible serait la nécessité de verser des intérêts. Ceci suppose, on l’aura compris, que le taux d’intérêt s’établisse en fonction de l’abondance ou de la rareté intrinsèque du capital plutôt que par l’effet d’une représentation mentale chez le prêteur éventuel, ou du « capitaliste » comme il l’appelle ici, relative à sa préférence pour la liquidité.

Mais n’évoquons-nous pas ici le taux d’intérêt spécifiquement comme quelque chose dont le niveau est fixé « par des considérations d’ordre physique et technique en conjonction avec la demande anticipée », soit exactement la définition du concept d’« efficacité marginale du capital » mentionné par Keynes dans son article de 1937 intitulé « Alternative theories of the rate of interest », où il rejetait précisément l’idée que cette efficacité marginale du capital pourrait constituer l’étalon du taux d’intérêt. Autrement dit, le mécanisme invoqué par Keynes pour opérer l’« euthanasie du rentier » ne confond-il pas taux d’intérêt et efficacité marginale du capital, alors que Keynes écartait celle-ci comme un déterminant possible du niveau du taux d’intérêt en raison du fait qu’elle « mena[it] avec une grande régularité à ce qui paraissait un raisonnement circulaire » ?

Ces observations de Keynes sur l’euthanasie du rentier et sur les moyens de la mettre en pratique ne permettent-elles pas en réalité de boucler la boucle ? N’avons-nous pas été ramenés à la logique du mode de production qu’est le métayage, que j’avais présenté initialement comme le « patron » qui nous permettrait de comprendre ce que sont les intérêts, mode de production où la rareté du capital sous la forme de terre agricole est l’un des facteurs qui déterminera le rapport de force présidant à la relation entre le prêteur : le propriétaire terrien, et l’emprunteur : le métayer ? Une concurrence sévère entre propriétaires terriens signifiera qu’ils devront se satisfaire d’une part plus faible de la richesse nouvellement créée que si c’était au contraire entre les candidats métayers qu’existait une concurrence sévère.

Peut-on cependant imaginer, comme semble le supposer Keynes, que le montant de cette part puisse tomber à zéro si le capital est disponible en abondance ?

Lorsque deux parties au moins rassemblent les avances nécessaires pour mener à bien une activité productive, le fait qu’une nouvelle richesse a été créée, bénéficiant des aubaines dispensées par la nature dont l’homme tire profit, justifie pleinement que ces parties prenantes soient chacune récompensée par une part de cette nouvelle richesse.

De la même manière, s’il se fait que ce sont des avances en argent qui ont été consenties pour permettre une activité productive, et qu’un surplus est véritablement apparu, rien ne peut justifier que ces avances ne soient pas rémunérées en part de surplus. En l’absence d’un risque de crédit, qui justifierait lui qu’une prime de risque soit comprise à l’intérieur du coupon, le taux d’intérêt ne tombera pas à zéro : il ne pourrait tomber à zéro que si la production échouait et qu’aucun surplus ne se dégage, qu’aucune nouvelle richesse n’ait été créée.

Dans une activité productive où une nouvelle richesse a effectivement été créée, c’est-à-dire est d’un montant supérieur aux avances qui avaient été consenties et où une part de celles-ci était en capital, celui-ci se verra rémunéré par des intérêts, dont le taux peut être considéré comme le rendement. Ce taux d’intérêt, en tant qu’il est positif du fait qu’il constitue une part de surplus, récompense des avances qui ont été faites en capital. Il ne disparaîtra que si aucun versement d’intérêts n’a lieu, ce qui ne pourrait se produire, dans ce cas de figure, que si aucune avance n’a été consentie en capital, par exemple parce que le producteur a pu avancer lui-même les sommes qu’il fallait rassembler. Dans le cas contraire, le taux d’intérêt entérinera le fait que du capital a été avancé et qu’il en constitue le revenu.

Revenons maintenant à ce que dit Keynes de l’euthanasie du rentier, il n’est donc pas vrai que comme il le prétend, le taux d’intérêt s’évanouira si le capital devient abondant, pour se réduire à sa composante prime de risque uniquement (et le coût du talent et de la supervision, ajoute-t-il ; Keynes 1936 : 375) : aussi longtemps que du capital est nécessaire, il peut être rémunéré en termes de part de la nouvelle richesse créée, pour autant que celle-ci existe, au prorata des sommes avancées, même si cette part peut effectivement être minime si le capital est abondant.

La manière dont Keynes envisage les choses suppose implicitement que les intérêts sont un gain sans cause : une richesse perçue sans être pour autant une part d’une nouvelle richesse créée, autrement dit, une taxe sur une richesse déjà existante, un simple déplacement de l’un vers l’autre, de sommes déjà en circulation. Le paradoxe de cette représentation, implicite au raisonnement de Keynes, c’est que seul un pur rapport de force entre les parties en présence pourrait expliquer une telle taxe, un tel transfert de richesses préexistantes. Or comme nous avons déjà eu l’occasion de le noter, le rapport de force entre les parties en présence est totalement absent chez Keynes de la discussion du taux d’intérêt : ce ne sont pas seulement les faits d’ordre historique et sociologique qui sont entièrement absents de ses explications, comme l’avait déjà noté Skidelsky, mais c’est la dimension du politique dans sa totalité.

On aura noté au passage l’utilisation qui a été faite tout au long de la discussion du mot « capital », employé selon son usage commun, mais ne renvoyant pas comme on l’imagine d’habitude à de simples « ressources » mais à de ressources d’un type bien particulier : celles qui manquent là où elles sont nécessaires. C’est là en effet la définition que j’ai proposée du capital dans Le capitalisme à l’agonie, quand j’ai tenu à distinguer le capitalisme à proprement parler de notions voisines comme économie de marché ou libéralisme : « Le capital est une ressource […] qui manque à l’endroit où elles est nécessaire pour permettre un processus économique de production, de distribution ou de consommation »  (Jorion 2011 : 30).

Aucune justification ne peut être trouvée au contraire au versement d’intérêts lorsque le prêt n’a pas été consenti pour permettre une activité productive au cours de laquelle une nouvelle richesse sera créée et c’est cela qu’avait capturé la notion médiévale d’usure. Cette absence de caractère productif est propre en particulier au  crédit à la consommation et à la portion de la dette souveraine dont la finalité est seulement d’assurer des frais de fonctionnement de la machine d’État.

Ce à quoi nous aboutissons, c’est à la conclusion que le mécanisme qui sous-tend l’« euthanasie du rentier » de Keynes implique que le taux d’intérêt s’identifie au rendement marginal du capital.

(à suivre…)

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Jorion, Paul, Le capitalisme à l’agonie, Paris : Fayard 2011

Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : Macmillan 1936

Keynes, John Maynard, « Alternative Theories of the Rate of Interest », June 1937b in Collected Works XIV, Cambridge : Cambridge University Press, 201-15

 

 

 

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