L’explication du prix par le rapport de force (VII) Les opérations des banques centrales sur les taux longs

(I) Quand plusieurs mécanismes se greffent les uns sur les autres
(II) Keynes et le double mécanisme de détermination du prix
(III) L’intervention du temps dans la détermination du prix
(IV) Le « prix » d’un emprunt ou d’une obligation (première partie)
(V) Le « prix » d’un emprunt ou d’une obligation (deuxième partie)
(VI) En quoi mon approche du prix diffère de celle des économistes

Quand j’écrivais dans Le « prix » d’un emprunt ou d’une obligation (deuxième partie) que « la part ‘universelle’ du taux d’intérêt de l’emprunt [qu’est] le rendement marginal du capital, […] reste influençable par le rapport de force instantané entre ceux qui cherchent à acheter et ceux qui cherchent à revendre un tel emprunt sur son marché secondaire », il existe de cela d’excellents exemples sur le marché de la dette souveraine.

La banque centrale d’une nation cherchera ainsi à faire baisser les taux de sa propre dette souveraine en achetant en quantité sur le marché secondaire des emprunts de la maturité dont elle cherche à obtenir une baisse du taux. En allant se placer au rang des acheteurs pour des volumes importants, elle amplifie la concurrence entre eux, ce qui conduit chacun de ceux-ci à brider ses prétentions en termes de coupon (taux d’intérêt) pour améliorer ses chances d’acquérir l’obligation visée dans la quantité souhaitée.

Les achats massifs de dette souveraine d’un pays par un autre ont bien entendu le même effet. Je relatais ainsi dans La crise du capitalisme américain, l’ouvrage paru en janvier 2007 où j’annonçais l’imminence de la crise des subprimes que

La principale […] raison pour [laquelle] les taux américains à long terme ne grimpèrent pas entre 2001 et 2006 […] réside dans le fait que certaines nations achètent des obligations américaines en quantités astronomiques, et ceci bien que leur rendement ne soit pas très élevé, neutralisant du coup la tendance normale sinon des taux à contrebalancer une dépréciation du montant de l’obligation par un taux plus élevé de son coupon. Les nations qui détiennent ces portefeuilles géants de bons du Trésor américain sont le Japon, la Chine, Taïwan et la Corée. […] Au lieu d’échanger ces réserves contre leur monnaie nationale, le yen et le yuan, ce qui ne manquerait pas de faire choir la valeur de la devise américaine, ces deux nations préfèrent les utiliser pour acheter des bons du Trésor américain et des Mortgage-Backed Securities [titres adossés à des prêts hypothécaires], autrement dit elles préfèrent financer la dette budgétaire du gouvernement fédéral (2007 : 232).

Et en mai 2008,  alors que la crise battait son plein, j’écrivais dans L’implosion, dans la section intitulée « Des taux remarquablement bas » :

Le taux des prêts hypothécaire américain le plus courant, le trente ans à taux fixe, est aligné sur celui des bons du Trésor à dix ans, celui parmi les taux qui est resté depuis une dizaine d’années à un niveau artificiellement bas en raison des achats massifs de bons du Trésor par la Chine, le Japon, Taïwan et la Corée, conscients qu’il s’agissait là d’un subside offert au consommateur américain et s’efforçant par ce moyen, de doper leurs exportations. Le mécanisme de cette baisse des taux était simple : comme il existait une vive concurrence entre acheteurs potentiels de bons du Trésor, le gouvernement américain pouvait réduire le coupon de l’obligation et toujours trouver preneur. En mai 2007, le vice-Premier ministre chinois, Mme Wu, alors en visite aux États-Unis, insistait sur cet aspect jugé positif : ‘La Chine exporte vers l’Amérique tandis que ses investissements en titres obligataires américains aident les États-Unis à maîtriser leur inflation et leurs taux d’intérêt, encourageant ainsi chez eux une croissance accélérée et la création d’emplois’ (2008 : 26-27).

Il a été reproché à Alan Greenspan, gouverneur de 1987 à 2006 de la Federal Reserve, la banque centrale des États-Unis, d’avoir maintenu les taux d’intérêt américains à court terme à un niveau trop bas et durant une période trop longue, favorisant ainsi la bulle immobilière qui devait éclater en 2007. L’accusation est sans fondement du fait que la majorité des prêts hypothécaires de type classique aux États-Unis avaient alors leur taux aligné, comme je le mentionnais dans le passage que je viens de citer, sur le taux américain à 10 ans, dont le niveau – nous venons de le voir – était déterminé de fait par les achats massifs des principaux acquéreurs de dette américaine : Chine, Japon, Taïwan et Corée. Quant aux prêts subprime, la plupart étaient du type 2/28 ARM (Adjustable-rate mortgage) dont le taux d’intérêt était sans doute aligné sur un taux court : le LIBOR 6 mois, mais la très grande majorité de ces emprunts étaient refinancés avant que ne soit atteinte la limite des deux ans initiaux durant lesquels l’emprunteur bénéficiait d’un taux bonifié ; le sigle 2/28 signifiait en effet 2 ans de taux bonifié suivis de 28 ans de taux variable aligné sur le LIBOR 6 mois. J’ai pu vérifier personnellement à cette époque, dans le cadre de mon emploi dans la firme qui était alors le principal émetteur de titres subprime : Countrywide Financial, que seule une portion minime des souscripteurs subprime se retrouvaient piégés à devoir s’acquitter, au-delà de la période initiale de deux ans, le versement des intérêts au taux variable déterminé par le marché des capitaux. La raison en était simple : la presse populaire, la radio et la télévision, avaient à cœur d’alerter les emprunteurs subprime,et les encourageaient à refinancer leur prêt immobilier avant que n’arrive à son terme la période initiale de deux ans durant laquelle le taux d’intérêt bonifié était d’application.

Un mouvement dans le même sens, de baisse des taux à long terme en raison d’une demande massive pour les obligations de ces maturités, avait repris en 2014 : le Wall Street Journal en date du 16 juillet expliquait que :

Le gouvernement chinois a accru ses achats de bons du Trésor américains cette année au rythme le plus élevé depuis que les chiffres commencèrent d’être enregistrés il y a plus de trente ans […] Ces achats expliquent la forte hausse inattendue des bons du Trésor cette année. Le taux des notes du Trésor américaines à 10 ans est tombé de 3% à la fin 2013 à 2,54% aujourd’hui. […] Les achats de [la Chine] ont un effet salutaire sur les deux bords du Pacifique. En sus d’affaiblir le yuan, ils maintiennent à un bas niveau les taux d’intérêt américains, facilitant l’accès au logement et créant de manière générale un climat financier favorable pour l’économie américaine (Zeng 2014).

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Jorion, Paul, La crise du capitalisme américain, Paris : La Découverte, 2007 ; Le Croquant 2009

Jorion, Paul, L’implosion. La finance contre l’économie. Ce que révèle et annonce la « crise des subprimes », Paris : Fayard 2008

Zeng, Min, « China Plays a Big Role as U.S. Treasury Yields Fall. Record Chinese Purchases of Treasurys Help Explain U.S. Bond Rally », Wall Street Journal, le 16 juillet 2014

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