Penser quelque chose plutôt que rien. À propos de Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty (Le Seuil 2013), par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité.

Dans Le capital au XXIe siècle, Piketty a fait un beau travail mais dans le strict cadre du nihilisme de la pensée économique officielle. Sa vision du capital est nominaliste, statistique et par conséquent causalement statique. Elle permet une certaine description des phénomènes actuellement à l’œuvre et les compare à un idéal, lequel permet de constater l’instabilité intrinsèque du capitalisme financier libéral. La recommandation de Piketty de mettre en œuvre une vraie fiscalité sur le capital est d’un absolu bon sens. La concentration du capital détruit le potentiel de croissance ; il faut donc opérer une réallocation par un autre mécanisme que celui du marché « libre et non faussé », pour que les attentes de rendement des investisseurs ne soient plus simplement virtuelles et que la solvabilité des banques et des États aient une quelconque plausibilité.

Le nominalisme économiste consiste à ne pas penser l’existence d’une réalité qui ne soit pas exactement conforme à la théorie. Il en résulte quatre phénomènes invisibles qui sont pourtant la réalité du capital. La première réalité du capital rendue invisible par le nominalisme est le capitaliste lui-même. Derrière un rendement quantitatif le plus élevé possible, il est impossible de voir et d’analyser les processus cognitifs par quoi le propriétaire du capital choisit la réalité qu’il transforme pour faire croire à l’augmentation du prix du capital investi. Si le capital n’a pas de sujet objectivement défini et identifié, il est impossible de qualifier la quantité, donc de dire ce qu’il y a réellement derrière un titre de prix. Sur les marchés financiers d’aujourd’hui on voit bien des prix qui montent pour certains et des prix qui baissent pour d’autres : mais quels sont les facteurs de production valorisés ou dévalorisés ? Qui accroît ou perd son pouvoir de décision et pour faire quoi ?

La deuxième réalité invisible du capital nominaliste est l’effet du temps. Le capital est un véhicule de transformation du temps en réalité : le rendement pour le capitaliste, le remboursement des emprunts financiers pour les prêteurs, la livraison de biens et services réels à des clients par les entrepreneurs et enfin le versement de rémunérations aux vendeurs du travail qui transforment la matérialité du capital. Si le capital n’a pas de sujet, alors le temps n’opère aucune transformation dans la réalité qui soit l’objet voulu par l’intention formée du capitaliste, par l’intention formée de l’épargnant, par l’intention formée de l’entrepreneur et par l’intention formée du travailleur-consommateur. Le capital de la théorie économique nominaliste est une mesure quantitative rétrospective d’un certain effet du temps. Mais personne ne peut dire ce qui a réellement changé, dans quel sens, pour quels acteurs identifiés et selon quels rôles.

Penser le capital dans le travail

La troisième réalité occultée par le théoricisme libéral est la fonction du travail nécessaire à la réalité du capital. S’il n’existe pas de sujet du capital dans le temps, alors les rapports de force qui déterminent la variation des prix n’ont pas de moteur. Si l’on pose que le travail est le moteur du capital, alors on découvre logiquement que la capitalisation du travail dans le temps réel obéit à quatre lignes de causalité. La première ligne très concrète est la volonté des individus à poser des intentions de vie dans la durée par l’être ensemble. La première cause d’existence d’un capital est que quelqu’un se dispose à acheter quelque chose à quelqu’un d’autre qui s’engage à produire. Le travail de détermination d’une intention dans la réalité s’adosse au travail de transformation de la réalité conformément à l’intention exprimée. Pour que le rapport de force primaire soit formé entre l’acheteur et le vendeur de travail, il faut capitaliser trois autres rapports de force : un rapport de crédit, un rapport de bien et un rapport de finalité générale.

Le rapport de force du crédit est des plus basiques : l’acheteur doit mesurer ce que son vendeur est capable de lui livrer à l’échéance désirée et le vendeur doit savoir ce qu’il est capable de transformer dans le délai imparti. Le travail du vendeur est de mesurer l’autre par lui-même. Il doit mesurer la confiance qu’il peut investir dans l’acheteur et dans la société qui garantit la dette de l’acheteur par l’application des lois. Le travailleur quoiqu’il vende, mesure ce qui lui est dû par le prix de son propre travail. Le travail de quelqu’un est engendré dans son désir à capitaliser ce qu’il veut acquérir. Le rapport de bien découle du rapport de crédit. Si l’on vend un bien qu’on fabrique pour en acheter un autre qu’on ne fabrique pas, il faut un minimum de consensus sur la réalité possible des biens. S’il n’existe pas une loi commune de définition des biens entre le travailleur et son client, le motif du travail de capitalisation cesse ; le moteur du capital s’éteint.

Le rapport de finalité générale réalise l’équilibre de chaque individu avec lui-même par l’équilibre de la société politique avec elle-même. Le capital d’équilibre politique d’une société est l’intérêt que chaque individu citoyen trouve à travailler pour gagner le prix de son effort. Le capital primitif est la personne-même du citoyen qui permet le travail du sujet, le travail de réalisation de la réalité subjective, et le travail d’objectivation des biens satisfaisants aux sujets. Sans la solidarité des citoyens par une même société politique, il n’y a pas de délibération des lois qui fassent une économie réelle des biens fabriqués, échangés et capitalisés entre les travailleurs. La finalité générale de toute économie est de mettre l’objet au service du sujet. L’économie détachée de son contexte politique de délibération des rapports de force acceptés par les citoyens n’est rien d’autre qu’une mécanique de virtualité théorique.

Penser l’économie de justice

La quatrième réalité anéantie par le puritanisme libéral, virtualiste est celle de l’État de droit. S’il n’est pas de sujets individualisables de la réalité dans le temps, si personne ne veut vraiment ce qu’il dit désirer dans des titres de capital, alors l’économie capitaliste est un pur essentialisme ou un pur existentialisme. Tout y est figé dans l’éternité ou alors s’il est des changements possibles, ils ne sont mesurables que par une minorité d’initiés qui possèdent leur existence. Depuis le krach des subprimes, il n’est plus possible de considérer ce qui est par ce qui existe ni la variabilité des existences par la temporalité de l’être. L’État de droit est broyé entre une virtualité financière qui ne trouve plus de réalité palpable et une économie réelle qui ne mesure plus ce qu’elle produit ou peut produire pour ses sujets. Le capitalisme financier poursuit une finalité en lui-même qui consiste simplement à se placer au dessus de la loi commune pour dicter sa propre comptabilité du réel où la réalité n’est plus imposée ni taxée par l’intérêt général.

Piketty rend compte de la désintégration de l’État de droit par le constat d’un taux de rentabilité financière durablement supérieur au taux de croissance réelle (r>g) de la masse des prix. Pour qu’une telle contradiction logique puisse exister dans l’ordre de l’être, il faut un anéantissement de la réalité par le détournement privé du capital public. Le capital public est l’État de droit par quoi les lois d’appropriation du réel sont délibérées entre les sujets de la réalité en transformation. Pour que la minorité puisse capitaliser à titre privé très au-delà de ce qu’elle produit réellement, il faut tout simplement faire abolir les lois qui protègent la personne au travail et organiser la fuite du capital financier hors du périmètre de souveraineté des États de droit. Le droit n’est plus indexé par la délibération politique du sujet de l’économie. Le droit n’est plus qu’une mécanique financière d’anéantissement du travail réduit à un coût, au profit du capital épuré de tout travail, donc de toute réalité subjectivable.

Comme la racine du mot l’indique clairement, le capital est une règle de subjectivation économique de la réalité. La part du réel qui est nommée « capital » est ce qui dans la réalité permet de produire la réalité par la transformation du travail. Le travail est une information de la matière par les finalités humaines. Le capital mesure l’accumulation d’information au fil du temps. Si le capital croît c’est que le travail crée davantage de réalité informée qu’il n’en consomme dans le psychisme incarné des corps humains physiques. L’économie est une pseudo-science de fausse finance si elle ne s’incarne pas dans des corps solidaires par un État politique de compensation de la réalité dans des finalités humaines incarnées. La compensation est subjectivation des réalités économiques par les finalités humaines individualisées dans un bien commun négociable.

Penser l’économie de la loi politique

Par la globalisation financière nominaliste, le XXIème siècle met en œuvre une compensation purement matérialiste qui confond la loi avec le texte. La bonne foi n’est pas requise à l’interprétation économique du texte dans la réalité. Le capital peut être simulé en dehors de la responsabilité du capitaliste à servir l’intérêt général qui le rend riche. Le prix de l’intérêt général ne peut pas exister, ne peut pas être réglé par le propriétaire qui en bénéficie, et ne peut plus acheter le travail nécessaire à sa réalisation effective. La taxation mondialement coordonnée du capital est donc bien une nécessité systémique à la poursuite d’une quelconque accumulation de capital. Sans la réintégration de l’État de droit dans la genèse des lois économiques, le levier du capital privé par le capital public d’infrastructures sociales, politiques et culturelles continuera de fonctionner contre la réalité.

Restaurer l’économie dans la loi politique, c’est penser la monnaie comme un capital qui soit le critère et la mesure d’un bien commun subjectif, délibérable et transformable dans la réalité de chaque citoyen n’importe où. L’informatisation des représentations de la réalité par les nombres permet de modéliser toutes les décisions économiques qui relient la livraison effective d’un bien dans le temps à l’ensemble des sujets individuels et collectifs qui en produisent les objets intermédiaires et finaux. Un objet final de bien est la chose échangée à un moment déterminé entre vendeur et acheteur contre paiement monétaire du prix. De la modélisation dynamique subjectivée de la décision économique, il ressort que toute société constituée sur une loi commune entre tous ses membres est génératrice d’une masse monétaire proportionnelle aux échanges à effectuer pour réaliser les objectifs délibérés par ladite société.

Quelles que soient ses finalités, si une société est représentée par une monnaie qui engage tous ses membres dans les prix qu’elle promet sur des livrables définis dans une même légalité, alors chaque membre peut qualifier et mesurer le travail qu’il doit fournir pour que tous les objets vendus soient effectivement livrés à leur acheteur au prix convenu en compensation. En théorie financière mathématisée, on dira que le prix liquide d’un bien quelconque à une échéance quelconque dans ladite société, est la dérivée quatrième de la fonction d’agrégation de tous les prix à régler à l’échéance de livraison intermédiaire des objets nécessaires à la livraison finale. Autrement dit, dans une société identifiée par tous ses membres inscrits dans une chambre de compensation, n’importe quel objet proposé dont le prix est compensé par le prix de toutes les tâches de travail engagées dans sa production, est livrable avec certitude à n’importe quelle échéance contre son prix positif non nul actualisé en monnaie de la société.

Penser la réalité économique par la compensation

La compensation des prix sur quatre natures de capital au lieu des trois natures actuellement retenues dans le système financier nominaliste assure la réalité. Dès lors que la réalité est garantie par une société politiquement constituée en État sur la loi commune de ses membres nommément identifiés et physiquement reconnus, tout créancier est sûr de la possibilité d’une contrepartie à son pouvoir d’achat nominal. La quatrième nature de capital est la monnaie ; elle s’ajoute aux trois natures réelles implicites que sont le travail, le crédit et le capital physique. Mais la monnaie qui fait capital, en rupture avec le système actuel, doit être univoquement différentiable par une territorialisation politique. La territorialisation de la monnaie par des frontières politiques est la condition nécessaire à la responsabilité politique des prix réels par la loi commune.

Une compensation du capital en quatre dimensions engage en plus de l’acheteur, du vendeur et de l’entreprise privée, le gouvernement de l’État de droit. L’État de droit est financièrement assureur en dernier ressort de tout prix de la réalité légale commune. Il assure l’application de la loi par toutes les parties individuelles et collectives d’un paiement de bien contre sa monnaie. Le prix liquide est alors la prime d’assurance du bien en travail de réalisation des droits humains par des biens objectifs. Un paiement en capital monétaire a nécessairement quatre catégories de bénéficiaire : le travailleur, l’entrepreneur, le capitaliste privé assureur de la réalité physique et le capitaliste socialiste étatique public assureur de la réalité juridique. La fiscalité qui finance l’État de droit est indissociable du service public de justice réalisé par un paiement en monnaie compensée.

Paul Jorion ajoute des distinctions fondamentales à l’analyse de Piketty. Sans décomposition analytique du rendement du capital, net du prix nominal encaissé sur le consommateur, il est impossible de rémunérer justement et le travail du prêteur, et le travail de l’entrepreneur et le travail des agents de la puissance publique. Pour appliquer la recommandation de Piketty d’une taxation systémique du capital, il faut impérativement une loi logique universellement acceptable de calcul économique. Pour que la marge sur le prix de revient soit suffisante pour assurer toutes les natures de travail nécessaires à l’existence réelle des biens économiques, il faut que la monnaie de calcul du prix soit gagée par une société politique unique, solidaire, délimitée et intégralement responsable de sa réalité face à ses contreparties étrangères. Ainsi la fiscalité à l’intérieur d’un règlement monétaire est assimilable à une prime de change payée par une société commerciale, qui livre la réalité, à une société politique, qui livre la justice matérialisée dans l’unité de compte monétaire.

Rétablir l’économie dans la réalité pensée

La chambre de compensation internationale proposée par Keynes en 1944 répond tout à fait aux besoins actuels d’assurance économique du crédit, du capital et de la justice des nations. La mise en œuvre publique d’une telle chambre adossée sur un fichier mondial des contreparties commerciales, financières et étatiques produirait mécaniquement un équilibre rationnel mondial des prix par la variation marchande des parités de change. Les dividendes versés aux prêteurs et aux entrepreneurs privés seraient réglés en monnaies publiques d’États adossés à des gouvernements financièrement responsables. Les primes de change ne seraient plus captées par des intérêts bancaires privés exemptés de la loi mais versées au capital public des banques de marché ; lesquelles seraient des agents du pouvoir politique judiciaire responsables de la comptabilité du capital accumulé par du vrai travail de justice.

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