Qui croit encore aux plus-values de barbarie financière contre la démocratie ?, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité

La « fragilité bancaire intacte et inavouable » inopérable par « le couteau émoussé de la BCE » annonce la restructuration du système monétaire international intrinsèquement anticipée par le marché financier global. François Leclerc rappelle le phénomène profond de fragmentation nationale de la zone euro par les dettes publiques. Il signale la fragilité bancaire par rapport aux États et la mutation que cette fragilité impose au système de la monnaie unique. La destructuration de l’euro est manifestée dans l’accumulation massive de titres de dette publique selon la distribution nationale des actifs bancaires en lieu et place d’une vraie politique de communauté.

Depuis le krach des subprimes, la finalité de l’émission monétaire des banques centrales n’est plus la liquidité de l’économie réelle mais la liquidité des calculs financiers des banques. Comme les banques ne peuvent plus faire faillite sous peine d’une perte massive des dépôts de l’économie réelle, les banques centrales émettent la liquidité monétaire qui évite aux banques une vente massive de leurs actifs à leur prix réel. Le krach des subprimes de 2007-2008 a révélé que le système financier mondial gère à l’actif des banques un portefeuille dont le prix réel est très inférieur au prix effectivement comptabilisé au passif au nom des déposants.

Pour ne pas appliquer les lois universelles sur les faillites qui interdisent d’emprunter quand on ne peut pas prouver un capital réel positif, les banques centrales prêtent aux banques commerciales hors de la Loi. Les banquiers centraux se forcent à croire que les fonds propres nominaux des banques suffisent à couvrir toutes les pertes possibles contenues dans les actifs nominaux. Or les marchés financiers eux-mêmes négocient les titres détenus par les banques à des prix réels très en deçà des prix nominaux. Ainsi en est-il des titres de dette publique dans la zone euro.

Pour limiter leurs propres risques et prêter aux banques privées les moins insolvables, les banques centrales exigent de se faire remettre du « collatéral » en garantie des prêts en monnaie centrale qu’elles consentent. Normalement le prix réel des titres déposés comme collatéral devrait être supérieur ou égal au montant des crédits de monnaie de la banque centrale. Telle est la condition pour qu’une banque centrale ne fasse pas faillite si les étrangers demandent à retirer leurs dépôts d’une zone monétaire.

En cas de gel de la liquidité internationale comme constaté à l’occasion de la faillite de Lehman Brothers, une banque centrale conserve la confiance des banques qui y déposent leurs liquidités si elle peut montrer qu’elle dispose en titres d’au moins la contrepartie réelle du montant des dépôts centraux. L’effondrement général de tout le système financier mondial a été évité en septembre 2008 parce que les grandes banques centrales se sont accordées réciproquement des découverts illimités pour faire face à toute fuite des capitaux d’une zone monétaire à l’autre.

La mise en faillite de Lehman a révélé que le prix réel connaissable du portefeuille mondial de titres financiers était vraisemblablement inférieur au montant nominal des dépôts interbancaires. C’est la raison pratique empirique pour laquelle les États ont collectivement et immédiatement engagé des relances économiques par la dépense publique : pour émettre sous forme de dette publique le collatéral manquant dans le bilan des banques centrales.

Les découverts sans provision entre banques internationales ont été progressivement contre-garantis par les émissions nouvelles de titres publics. Les titres de dette publique ont été achetés par les banques privées pour être déposés dans les banques centrales. La liquidité obtenue par les banques privées a été intégralement réinvestie dans le rachat de titres financiers décotés afin de faire remonter leur prix nominal. Des plus-values artificielles sont venus compenser les pertes de la spéculation antérieure. Bien évidemment l’économie réelle n’a tiré des « relances » aucun surcroît d’activité alors que la fiscalité s’est alourdie afin de crédibiliser le prix réel des nouvelles dettes publiques.

Dans la zone euro, le renflouement nominal des banques par les dettes publiques s’est opéré par l’intermédiaire du bilan de la BCE. Contrairement aux autres banques centrales dont le capital et les risques sont couverts par un seul pays et par le flottement international de la parité de change, la BCE s’est retrouvée à prêter à plusieurs souverainetés différemment exposées aux pertes du système bancaire mondial. Les titres publics reçu en collatéral n’étaient pas tous décotés au même degré sur le marché des dettes publiques par rapport à leur prix nominal de comptabilisation à la BCE.

Mais beaucoup plus grave pour la cohésion politique de la zone euro, la BCE s’est retrouvée à porter un risque de change implicite non mesuré et non gérable entre le sud et le nord de la zone euro. Schématiquement, l’épargne déposée dans les banques allemandes s’adosse en proportion croissante à des crédits de la BCE aux banques et aux finances publiques de l’Europe du sud. Cette exposition de la BCE à l’Europe du sud n’est d’aucun bénéfice pour l’économie réelle qui s’est effondrée plus vite au sud qu’au nord. La désintégration du système monétaire international s’accomplit dans la zone euro au détriment des déposants en monnaie qui sont eux majoritairement d’Europe du nord.

Entre zones monétaires distinctes, l’imputation à venir des pertes bancaires systémiques aux différentes catégories de déposants est anticipée par les taux de change. Par exemple, selon que la faillite du dollar sera plutôt imputée sur les déposants étatsuniens ou sur les déposants chinois créanciers étrangers des États-Unis, le dollar s’évalue ou se dévalue sur le marché des changes. Les comptes bancaires s’équilibrent mécaniquement entre les primes de crédit et les primes de change.

Mais à l’intérieur de la zone euro, il incombera aux gouvernements de décider d’une taxation des dépôts et du capital réel ainsi que de la modulation des taxes selon la nature des actifs et le statut des déposants propriétaires. Il incombera encore aux gouvernements nationaux de la zone euro de décider des transferts fiscaux d’une souveraineté à l’autre pour économiser des pertes plutôt aux contribuables, plutôt aux entreprises ou plutôt aux déposants.

La recapitalisation nécessaire de la BCE lors de la prochaine glaciation inéluctable de la liquidité internationale ne pourra pas éviter une mise à plat politique du prix réel de tous les actifs de la zone euro, de toutes les créances en euro détenues sur ces actifs et de la répartition légale des pertes entre les déposants réels et nominaux de chaque nationalité. Les gouvernements nationaux qui ont actuellement le pouvoir de négociation et de décision ne pourront pas se dispenser d’arbitrer entre le chacun pour soi ou la solidarité nationale inter-étatique européenne.

Actuellement pour atténuer les tensions internationales au sein-même du conseil de la BCE, chaque banque centrale nationale membre du conseil contre-garantit les dépôts de collatéral des banques privées qu’elle juge de son ressort de supervision. Par exemple en France, pour chaque euro de crédit ou d’investissement réalisé nominalement dans l’économie nationale, une banque en euro achète les titres de dette publique française qui donne droit aux allocations correspondantes de liquidité en euro. L’exposition anarchique de la BCE à des risques nationaux explicitement divergents n’est ainsi pas officiellement débattue dans la politique monétaire commune.

Comme le prix réel du collatéral adossé à la masse monétaire commune dépend des équilibres politiques nationaux entre la fiscalité, l’investissement, la dépense publique et privée et la balance commerciale, la BCE reste dans l’impossibilité de défendre la crédibilité financière de son bilan comptable à l’intérieur-même de sa zone monétaire. Il n’existe aucun pouvoir politique crédible face à la BCE pour négocier le ré-ajustement des dettes en euro à la solvabilité réelle des économies nationales et pour répartir le prix des efforts financiers entre les contributeurs réels à la croissance économique commune.

Les pouvoirs politiques nationaux objectivement insolvables et l’inexistence d’un organe étatique commun disposant d’une fiscalité propre en assurance de la coordination politique communautaire conduit à une dissolution de l’État de droit et des consensus sociaux qui le fondent. Les droits du travail ne sont plus applicables ce qui provoque la décroissance de l’offre comme de la demande réelles, donc la déconnexion absolue entre monétisation des dettes et production économique réelle.

L’euro de la BCE est en train de faire faillite par disparition de son soubassement politique. A ce jeu de l’anarchie libertarienne et du capitalisme sauvage, les épargnants allemands seront les premiers perdants. Les frontières financières vont nécessairement se reconstituer dans la zone euro afin de restaurer des bases fiscales nationales et un recouvrement national des impôts. Sans frontières financières, les déficits publics et les dettes publiques ne pourront plus être régulés alors que le tissu économique se désagrège dans les États de la zone euro qui doivent dévaluer leurs prix et leurs revenus par rapport à l’Allemagne.

Pour que la zone euro n’éclate pas et que les épargnants allemands financent la croissance européenne plutôt que leur propre spoliation par des banques et des classes politiques nationales incontrôlables, les citoyens d’Europe n’ont pas d’autre possibilité que de poser les fondations d’un État monétaire confédéral. Le gouvernement confédéral de la politique monétaire de l’euro devient face à la BCE le douanier européen du capital et des dettes publiques nationales.

Dans l’ordre de l’économie financière, l’État confédéral de la zone euro est l’assureur politique du collatéral de la BCE. Il prélève la fiscalité sur tous les mouvements de capitaux entrant et sortant de la zone euro selon l’application effective par les entreprises intérieures et extérieures du droit du travail, du droit de l’environnement et selon la consommation de biens communs publics. L’État confédéral a pour fonction de superviser le marché monétaire intérieur et donc le prélèvement de la TVA sur tous les règlements monétaires selon le statut des vendeurs et des acheteurs et selon la nature des transactions.

Seul un gouvernement financier confédéral contrôlé par un parlement confédéral et relayé par une justice financière publique indépendante de marché peut assurer la solvabilité publique et l’équité fiscale dans et entre les États nationaux. Le capitalisme libertarien non régulable par le droit des personnes et des peuples s’est effondré en septembre 2008. Tout délai supplémentaire acheté en fausse monnaie par les spéculateurs politiques et financiers dans la restauration d’un État de droit européen est un crime contre la démocratie et le vivre ensemble.

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