Billet invité.
« Le glissement vers une complexité croissante, initialement opéré pour atténuer les tensions ou profiter d’un aubaine, est au départ une stratégie rationnelle et productive qui génère un rendement marginal favorable. Cependant, comme toujours, les tensions continuelles, les épreuves non anticipées et le prix élevé de l’intégration socio-politique se combinent pour faire baisser ce rendement marginal. Alors que celui-ci décline, la complexité, en tant que stratégie, génère des bénéfices comparativement plus faibles à des coûts de plus en plus élevés. Une société qui ne peut enrayer cette tendance, comme au moyen de l’acquisition d’un subside d’énergie, devient vulnérable aux poussées de tensions qu’elle ne put affronter car elle est devenue trop faible ou trop appauvrie, ainsi qu’au déclin du soutien de sa population. Si cette tendance se poursuit alors qu’une poussée de tension insurmontable est de plus en plus probable avec le temps, l’effondrement devient une question de probabilité mathématique. Avant qu’une épreuve survienne, il peut se produire une période de stagnation économique, de déclin politique et de recul territorial. »[1].
Quand Joseph A. Tainter écrit ces lignes en 1988, il ne pense pas forcément aux sociétés actuelles auxquelles il appartient (occidentale et nord-américaine) et il dresse surtout un inventaire de 3 cas (Empire Romain d’Occident, Mayas Classiques des Basses-Terres et société Chacoane du Sud-Est nord-américain) d’effondrement de sociétés antiques, qu’il entreprend d’analyser comme cas d’étude à l’appui de sa théorie : l’effondrement est essentiellement dû à une perte de rentabilité marginale[2] du fait de la complexité croissante que toute société organisée génère en se développant.
Et pourtant, ce qu’il décrit là résonne étrangement à nos oreilles d’Européens de 2015, tant la dernière phrase semble décrire la situation de l’Union Européenne : « Si cette tendance se poursuit alors qu’une poussée de tension insurmontable est de plus en plus probable avec le temps, l’effondrement devient une question de probabilité mathématique. Avant qu’une épreuve survienne, il peut se produire une période de stagnation économique, de déclin politique et de recul territorial. ».
Car à l’aune de la ‘crise’ actuelle que vit l’Europe et plus largement le monde actuellement, on pourrait se demander si l’aspect ‘crise’ ne serait pas qu’une des facettes d’un effondrement en cours en train d’affleurer.
Si les Américains, dès le développement de la crise en 2008, ont pu déverser des tombereaux de liquidités dans le seau percé par les subprimes par trillions de dollars[3], il fallut attendre donc le 22 janvier 2015 avant que la BCE ne se décide à faire la même chose que la Fed mais aussi la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon et même à un certain niveau la Banque de Chine : à un niveau très inférieur et presque 6 ans plus tard, au prix d’une crise sociale, économique et politique importante. Néanmoins, si l’action américaine, massive et immédiate, conjuguée au rôle prépondérant du dollar dont les USA bénéficient, a permis d’éteindre l’incendie (ce qui est loin d’être le cas pour le Royaume-Uni ou pire encore, pour le Japon), ce fut aussi au prix d’une plus grande fragilité de la société, sans avoir résolu qui plus est la question de la complexité croissante et surtout des inégalités croissantes.
Le problème reste donc entier et les solutions désespérément absentes.
Or, pour Tainter, « Pour les sociétés humaines, le meilleur moyen d’obtenir une croissance socio-économique continue et d’éviter ou de circonvenir (ou au moins de financer) les baisses de la productivité marginale est d’obtenir un nouveau subside énergétique lorsqu’il devient visible que la productivité marginale commence à chuter. Parmi les sociétés modernes, cela a été accompli en exploitant les réserves de combustibles fossiles et l’atome. »[4]. Ce moyen, comme il le décrit, devient néanmoins de plus en plus restreint, du moins avec un rendement marginal qui ne chute pas (augmentation des coût de production pour un baril de pétrole), sauf à espérer en des techniques d’accès à de nouvelles ressources, comme le pétrole et le gaz de schiste, dont on a vu récemment que la complexité du monde actuel rend plus accessible le coût du pétrole non issu du fractionnement du schiste, du fait de l’action des pays du golfe producteurs de pétrole pour contrer le développement d’une telle possibilité ! Et quant à l’atome, on a vu avec Fukushima (et avant, avec Tchernobyl) qu’un développement de l’énergie atomique a un prix, celui d’un ‘permafrost humain’ territorial en cas d’accident, sans oublier évidemment l’arme atomique, première arme à pouvoir rayer l’espèce humaine de la surface de la terre, ni les déchets radioactifs dont on reporte à ‘demain’ la gestion, dans l’espoir sans cesse renouvelé que ‘la science y pourvoira’. Il y aurait bien la fusion, mais celle-ci semble, du moins à court terme, hors de portée …
Autre moyen évoqué par l’auteur, l’expansion territoriale, c’est-à-dire la conquête de nouveaux territoires pour une société complexe, est devenu quasiment impossible depuis la fin de l’expansion coloniale et la fin tout court de la colonisation, système par ailleurs où le rendement marginal devenait aussi après la première guerre mondiale déficitaire (après avoir été pendant longtemps bénéficiaire), alors même que les ‘métropoles’ demandaient des investissements faramineux du fait des ravages de la guerre 14-18. L’arme atomique est venue dès 1945 clôturer ce moyen pour une bonne partie du monde et le droit international a fini par garantir le respect des frontières par les États, même si ‘à la marge’ ces frontières sont parfois sujettes à cet ‘expansion territoriale’ (Palestine-Israël, Géorgie-Russie, Ukraine-Russie, …) ou à l’effondrement des États (Irak, Libye, …).
Ce monde étant limité, nulle autre expansion donc ne fut entreprise sinon hors de ce monde, mais la conquête spatiale finit elle aussi par s’épuiser, par absence de rendements marginaux suffisants pour pouvoir continuer à investir des sommes qui commençaient en outre à manquer sur terre.
Enfin, autre limite, l’exploitation sans fin de la planète et de ses ressources commença à produire des effets négatifs croissants sur les sociétés humaines.
En reprenant l’exemple européen contemporain, on s’aperçoit qu’avec la chute du mur de Berlin, la ‘société européenne’ a réalisé cette expansion territoriale de manière non violente pour compenser la complexité croissante de ses transformations jusqu’aux limites des zones d’influence de l’espace russe, mais au prix d’une réunification allemande, d’un accroissement de la complexité politique, qu’était censé compenser la monnaie unique l’euro et l’intégration croissante des économies dans l’espace économique de l’Union Européenne.
Cette expansion européenne a connu cependant coup sur coup 3 limites : Tchernobyl et la fin de l’énergie atomique conçue comme inépuisable et incontournable, la crise financière et de l’euro et la fin de l’intégration économico-politique à partir de 2008, la crise ukrainienne et la fin de l’expansion géopolitique de l’Europe en 2014.
À cela, et alors que l’Europe connut pendant les décennies d’après seconde guerre mondiale une relative égalité au sein de ses sociétés du fait de l’instauration d’institutions de régulation sociales, il est nécessaire d’ajouter l’accroissement des inégalités qui fut le moteur d’une « tension insurmontable » qui accéléra le processus d’effondrement en cours.
Dans ce contexte, l’intervention récente de la BCE n’est qu’une tentative palliative de l’impossibilité factuelle de pousser plus avant cette expansion européenne, y compris et surtout par une plus grande intégration au travers d’une fédéralisation plus poussée, que ce soit au niveau des institutions politiques ou des politiques monétaires. Qui plus est, cette intervention ne peut faire face aux tensions (bientôt insurmontables) que produisent les politiques d’austérité menées par les institutions européennes, le FMI et les différents gouvernements européens qui produisent de l’instabilité dans des sociétés déjà déstabilisées par leur incapacité à perpétuer leur nature profonde, à savoir croître. En l’absence d’une telle croissance, les ressources se raréfiant, il devient dès lors de plus en plus difficile d’injecter les moyens nécessaires pour maintenir à flot les sociétés européennes, sauf à devoir ponctionner les richesses où elles se trouvent, ce que les gouvernants se sont tous refusés à faire en Europe.
Mais, dans un registre différent, on pourrait tout aussi bien parler de la tension supplémentaire que la société française vient de subir avec les attentats récents, qui viennent fragiliser cette même société déjà fragile par la crise et qui le sera encore plus avec les politiques d’austérité qui feront bientôt sentir leurs effets dès cette année par le ‘choc de l’offre’, pendant des politiques d’austérité et de réduction de l’investissement public. Très concrètement, on pourrait ainsi prendre comme exemple les mesures dont la Ministre de l’Education avait été chargée de prendre ‘en toute urgence’ pour faire face à cette agression définie comme déréliction interne, symptôme d’un ‘malaise’, pour le moins.
A la vue de ces mesures, on ne peut s’empêcher de penser que le rendement marginal pour la société française ne pourra pas s’améliorer tant que l’on continuera à agiter ainsi les totems de la laïcité qui n’en peut mais, pour la raison toute simple que les moyens manquent pour ce faire[5], mais aussi parce que la laïcité n’est que le mode particulier de contractualisation civile de la société française avec elle-même : comment pourrait-elle remédier à l’explosion des inégalités par le renforcement, y compris par la répression, d’un chant incantatoire sur la fraternité ?
Là aussi, les invocations de ‘Dieux antiques’[6] par des prêtres féroces, les mêmes d’ailleurs qui régissent la religion néo-libérale, devrait faire réfléchir …
Tous ces signes (et non ces ‘cygnes’) laissent à penser que le processus d’effondrement, engagé en Europe (et au Japon), stoppé pour l’instant aux Etats-Unis (mais pour combien de temps) se révèle de plus en plus en lieu et place de ce que l’on dénommait encore il y a peu ‘la crise’, sous-entendu qu’une crise a toujours une fin et qu’il suffirait de faire un peu d’efforts pour en voir le bout.
L’intervention, en lieu et place du politique, voire même de la société, de la BCE nous indique bien à quel degré nous en sommes rendus aujourd’hui pour ne plus qualifier nos temps actuels de temps ‘en crise’, mais bien de temps d’effondrement.
De cette représentation bien pessimiste, n’y aurait-il rien donc à faire que ce qu’ont pu faire alors les Romains, du moins les plus riches d’entre eux : s’adonner aux plaisirs de la vie en attendant la fin ?
N’y a-t-il donc pas de solutions alternatives, hors d’investir plus encore (à quels coûts, politiques, sociaux et économiques ?) pour approfondir l’intégration, notamment par la fédéralisation en Europe ?
Ne resterait-il in fine qu’une décroissance comme possibilité, laquelle ne résoudrait cependant pas la question des inégalités, ou d’une ‘partition’ avec les ‘retours à la nation’ comme solution pour réduire le degré de complexité et tirer les marrons du feu en cours, sans rien résoudre là encore des limites évoquées plus haut ?
De fait, il y a bien une opportunité et celle-ci se présente à nous, Européens, non pas de ‘stabiliser’ le volapük complexe comme l’ont fait les Américains, mais bien d’en ‘sortir’.
Car ce que nous n’avons pas encore évoqué de l’ouvrage de Tainter, c’est que les sociétés s’effondrent parce qu’elles continuent à investir à système constant, lequel créé de la complexité, rendant ces investissements de plus en plus réduits, pour finir par devenir négatifs : il nous faudrait donc transformer nos sociétés dans un sens visant à réduire la complexité qui produit l’effondrement, tout en sauvegardant la complexité sociale qui fait notre véritable richesse.
Dans ce sens, l’alternative est en cours d’arriver au pouvoir, avec Syriza en Grèce, et peut-être Podemos en Espagne à la fin de l’année.
Il faut donc espérer que leur arrivée au pouvoir permettra en premier lieu de combattre les politiques d’austérité, qui produisent les tensions « insurmontables » dont parle Tainter, pour ensuite s’attaquer aux véritables causes de l’effondrement, à savoir les inégalités.
Mais encore faudrait-il que ces alternatives soient soutenues en Europe, par les Européens, à la fois pour montrer et respecter un devoir de fraternité et de solidarité avec nos concitoyens européens qui ont choisi de sortir de ce cadre, mais aussi pour montrer à nos gouvernants que nous les soutenons dans la négociation qui ne tardera pas à s’engager au lendemain de leurs victoires électorales effective ou potentielle, signifiant par là-même que nous attendrons notre tour le moment venu.
Car le moment va aussi venir en France. Des élections, certes locales mais ô combien importante pour le PS, auront lieu en mars puis en décembre.
À cela, il convient d’ajouter que les effets qui ne manqueront pas d’être délétères des politiques du ‘choc de l’offre’ ne tarderont pas non plus à se faire jour, et qu’en début 2016, il sera lors patent pour tous, y compris nos autistes au pouvoir, que l’échec n’est plus évitable mais bien présent.
A ce moment là, parce que nous aurons été mobilisés dans la solidarité européenne, parce que la réalité et la vérité feront corps, à ce moment là alors, on pourra penser à travailler pour faire en sorte que nous puissions écrire dans quelques années que nous avions bien vécu une ‘crise’, et non un effondrement.
[1] p. 149, in « L’effondrement des sociétés complexes », Joseph A. Tainter, Ed. Le Retour aux sources, 2013.
[2] ‘rentabilité marginale’ : le surplus d’investissements (efforts, coûts, etc.) nécessaire pour générer une croissance [(A1-A)/(B1-B) ; B étant ‘l’investissement’ et A le ‘résultat’ ; A l’état précédent et A1 l’état suivant]. Pour Tainter, les différentes causalités évoquées dans les multiples cas d’effondrement analysés, comme la diminution des ressources, l’apparition de nouvelles ressources, des catastrophes, des réponses insuffisantes ou inadéquates aux situations, des envahisseurs, une mauvaise gestion, un dysfonctionnement social ou mêmes des causes économiques ne suffisent pas à donner un sens générique à tous les cas d’effondrement qui ont pu se dérouler dans l’Histoire mondiale. A ses yeux, les causes économiques sont les causes les moins mauvaises parmi celles évoquées. La question des inégalités croissantes n’apparaît pas dans son ouvrage, écrit dans une société et à une période où les sociétés occidentales restent encore malgré les ‘reaganomics’ épargnées par l’explosion des inégalités que l’on connaît actuellement.
[3] Rien que pour le TARP, programme gouvernemental, ce sont 700 milliards de dollars qui furent mobilisés et 7 700 milliards de dollars en garanties de la FED.
[4] Ibid., p.145.
[5] Et pour cause : les politiques d’austérité, même pour ces totems, ne seront pas remises en cause, ce qui devrait en faire réfléchir plus d’un quant à la véritable motivation de ceux qui nous gouvernent de faire face à la ‘menace’ sur des sujets qu’ils qualifient eux-mêmes d’essentiels …
[6] A voir comment on parle aujourd’hui de la loi de 1905 et de ses ‘mânes‘, on se dit que nos gouvernants et notre société ressemble étrangement à la société romaine antique.
Que le prisme choisi soit celui de la colère ou un autre, vous trouverez toujours et partout la même idée…