Billet invité.
Fréquenter la presse financière conduit à y rencontrer une interrogation récurrente : « où cela va-t-il craquer la prochaine fois ? ». Rendant inutile tout alarmisme superflu, ces publications s’en chargent d’elles-mêmes, scrutant sans relâche l’activité financière afin d’y déceler des dysfonctionnements annonciateurs. La semaine dernière, l’Autorité bancaire européenne (EBA) a apporté de l’eau à leur moulin en annonçant dans son dernier rapport annuel que « les risques du système financier n’ont pas changé sur le fond et se sont renforcés. »
Il est généralement admis que c’est du shadow banking non régulé que proviendra le danger, le risque s’étant déplacé depuis que les fonds propres et le coussin de liquidité des banques ont été renforcés par les régulateurs. Mais, bien que la chasse au risque soit en permanence ouverte, et que les tentatives de le cerner ne manquent pas, celui-ci reste intact. Aujourd’hui, les fonds d’investissement sont identifiés comme étant le point faible du système financier, demain un autre péril sera détecté.
D’autres inquiétudes – elles ne manquent pas – percent déjà à propos des chambres de compensation des produits dérivés standard. Leur utilisation a été rendue obligatoire afin de contenir le risque, mais celui-ci a été par la même occasion dangereusement concentré en leur sein. Certes, des appels de marge imposent de fournir du collatéral en garantie à toute transaction, mais le calcul de leur montant repose sur des modèles d’évaluation du risque propriétaires. Et il a fallu tout le poids des régulateurs britanniques pour obtenir qu’ils soient rendus publics, dans l’intention de les homogénéiser, ce qui ne leur donnera pas nécessairement plus de pertinence.
Plus globalement, comment ne pas relever une contradiction entre la nécessité hautement proclamée de réguler le secteur du shadow banking – sans savoir comment s’y prendre – et celle d’en attendre une contribution à la relance, comme c’est le cas en Europe ? Dans les faits, cette attente prend le pas sur une volonté politique de régulation qui s’est au fil des ans considérablement émoussée. L’heure du « marché unique des capitaux » du nouveau commissaire britannique a sonné, comme en témoignent les limites de la directive sur les fonds monétaires – un autre point faible – qui a été adoptée par les eurodéputés.
Résultant de phénomènes souterrains dont seules des manifestations sont apparentes, les risques de volatilité et de liquidité sont soulignés. À propos du dernier des deux, il a été souligné le mois dernier par Jamie Dimon, le patron de JP Morgan, dans son rapport aux investisseurs, que les banques ne peuvent plus jouer leur rôle de teneur de marché et amortir ainsi son choc, reportant de facto sur les banques centrales – encore elles – la responsabilité d’aller au charbon pour les remplacer.
Peu de temps auparavant, l’aplatissement de la courbe des taux faisait problème, le différentiel des taux des titres à courte et longue maturité allant progressivement étrangler les compagnies d’assurance. Ou bien encore, le doigt était pointé sur les valorisations abusives enregistrées sur les marchés boursiers, conduisant les analystes à se demander si une bulle était ou non déjà constituée, et accessoirement à s’interroger sur les moyens de trancher le débat avec comme seule réponse disponible, mais insatisfaisante, qu’il faut attendre qu’elle éclate pour le savoir ! Bref, le magasin des risques est bien approvisionné et les instruments de sa mesure sont défaillants quand ils existent.
Mais les banques, présentées comme guéries, sont-elles finalement si solides que cela ? Pour répondre, nul besoin d’épingler les Landesbanken allemandes (les banques des Länder), très malades et à la recherche d’un nouveau modèle, ou les banques italiennes pour lesquelles une bad bank est toujours en gestation et se fait attendre. C’est du sort des mégabanques qu’il faut en priorité traiter. Lorsque l’on décortique les arcanes de leur régulation et les manières de la contourner, les filouteries ne manquent pas. Les évaluations complaisantes du risque des actifs (le RWA) – sur la base desquels leurs nouveaux ratios réglementaires sont calculés – sont à tel point sujettes à caution que les régulateurs tendent dorénavant à privilégier l’effet de levier brut, qui n’en dépend pas. Mais c’est pour découvrir que ce dernier ratio peut être aussi manipulé avec des écritures comptables qui permettent de réduire la taille de l’actif et de diminuer d’autant les besoins en fonds propres. Et ce n’est pas fini : l’utilisation judicieuse de certains contrats d’options permet encore de trafiquer cet effet levier et de fausser son appréciation.
Comme le fait remarquer Satyajit Das, un ancien banquier spécialiste des produits dérivés qui connait son affaire : « les initiatives complexes destinées à réduire le risque bancaire ont peut-être amélioré la capacité des institutions financières à résister au stress financier en théorie, mais pas en pratique », avant de conclure que « le potentiel d’un événement majeur de liquidité découlant de problèmes bancaires en raison de l’insuffisance des capacités à assumer les pertes est sous-estimé. » Somme toute, régulé ou non, aucun secteur n’est préservé.
Les analystes voudraient bien ne pas être pris la prochaine fois par surprise, mais la partie est rude. Laissé à lui-même, le monde financier est devenu gigantesque et opaque, d’un grand degré de complexité et d’interdépendance de ses composantes. Il en résulte un nouveau risque de contagion – l’appellation « systémique » fait fureur – devant lequel les régulateurs sont impuissants. Ils ne se résolvent pas à admettre qu’il n’y a pas d’autre issue que de déconstruire ce monde au lieu de chercher à le règlementer, en vain.
@Chabian Eriger un très grand mât avec un drapeau breton.