Le Monde / L’Écho, Envisager les choses d’un point de vue commercial uniquement, le mardi 9 juin 2015

Envisager les choses d’un point de vue commercial uniquement 

Un extra-terrestre écrira-t-il un jour, parlant de nous, qu’une espèce s’était retrouvée confrontée à son extinction, qu’elle en fut pleinement consciente mais se découvrit tragiquement mal outillée pour faire face à une telle échéance, ses dirigeants considérant que le défi pharaonique dressé devant elle ne pouvait être relevé qu’en envisageant la question d’un point de vue purement commercial ?

Ajoutera-t-il qu’une telle restriction de l’approche adoptée au point de vue purement commercial scellait notre malheureux destin car elle signifiait que nous nous enferrerions dans l’autodestruction ?

En 1933 déjà, Keynes dénonçait dans National Self-Sufficiency, une allocution prononcée à Dublin, notre incapacité à traiter les problèmes de société fondamentaux auxquels nous sommes confrontés autrement qu’en fonction du « combien cela rapporte » :

« Le XIXe siècle a promu jusqu’à la caricature le critère que l’on appellera pour faire bref, « les résultats financiers », comme test permettant de déterminer si une politique doit être recommandée et entreprise dans le cadre d’une initiative d’ordre privé ou public. Le destin personnel s’est transformé en une parodie du cauchemar d’un comptable. Au lieu d’utiliser leurs ressources techniques et matérielles désormais beaucoup plus vastes pour construire une cité idéale, les hommes du XIXe siècle construisirent des taudis, et ils pensèrent que bâtir des taudis était la chose juste et recommandable, parce que les taudis, à l’aune de l’entreprise privée, « cela rapporte », alors que la cité idéale aurait été selon eux un acte fou d’extravagance, qui aurait, dans le vocabulaire imbécile du monde financier, « hypothéqué l’avenir ». »

La peste de la marchandisation se manifeste dans tous les domaines : éducation, politique médicale, recherche scientifique, rien n’échappe désormais à la logique commerciale de maximisation du profit. Nos dirigeants, alignant leurs comportements sur ceux du monde marchand, n’envisagent d’assurer la survie de notre espèce que dans une perspective purement commerciale : en termes de « droit à polluer » ou de « droit à détruire », chacun de ceux-ci ayant un prix que le marché se fera un plaisir de déterminer. Un dirigeant d’entreprise quittant sa firme exigera lui des millions en compensation du fait qu’il ne cherchera pas à saboter l’activité de celle-ci en travaillant pour la concurrence, comme si la décence ordinaire dont parlait George Orwell ne suffisait pas à définir un cadre à son comportement futur. La malhonnêteté étant la voie du profit, elle est devenue la norme, et un dirigeant d’entreprise exige en conséquence d’être rémunéré pour se conduire honnêtement.

Nos systèmes de valeur ont été évacués et remplacés par une logique pure de profit. Mais celle-ci peut-elle garantir la survie de notre espèce, confrontée à des défis considérables en matière environnementale, ou comme conséquences de la fragilisation croissante de notre système financier en proie aux paris démesurés sur la variation des prix, ou de la disparition de l’emploi devant l’avancée des systèmes informatiques, robots et logiciels ?

La commercialisation de la licence à polluer est l’enfant de Ronald Coase, Prix Nobel d’économie en 1991. Quant à la marchandisation à outrance : la constitution de la famille dans une perspective de maximisation du profit, la traduction de la justice en une question de minimisation des coûts de l’appareil judiciaire, elle est elle bien entendu le bébé de Gary Becker, prix Nobel d’économie l’année suivante.

La responsabilité de l’incapacité qui est devenue la nôtre d’envisager l’avenir de l’espèce autrement que dans une perspective purement commerciale, rendant ainsi la question pratiquement insoluble, incombe donc au moins partiellement au jury du Prix Nobel d’économie, décidément bien léger dans les décisions qu’il prend puisqu’il avait couronné, respectivement en 1974 et 1976, deux supporteurs enthousiastes du dictateur chilien Augusto Pinochet : Friedrich von Hayek et Milton Friedman.

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