L’argent liquide : faim mondiale ou cache-cash ? Un enjeu humain, par Patrick Saint-Sever et Jean-Michel Servet

Billet invité.

Les gouvernants et les lobbies des institutions financières se font pressants. Le cash serait démodé et synonyme de fraude voire de gangstérisme ou de terrorisme. Plus encore, il serait désormais nocif à une bonne et saine politique économique. Étonnante novation que cette proscription d’un élément longtemps pensé comme un instrument essentiel de la souveraineté.

Ce mouvement touche pays développés, émergents ou en développement avec partout l’illusion forte du caractère purement fonctionnel de la monnaie et d’un progrès technique la condamnant à un avenir essentiellement scriptural et électronique. L’illustre le Danemark dont le gouvernement a décidé ce printemps de ne plus émettre de nouvelles pièces et billets et d’interdire les paiements en liquide dans les stations d’essence, les magasins de vêtements ou les restaurants ; en France sont interdits les règlements en cash de plus de 1.000 €. Même logique dans les pays cherchant une forte inclusion par l’usage monétaire du téléphone mobile. Le Pradhan mantri Mantri Jan-Dhan Yojana [Prime Minister‘s People Money Scheme] programme pour l’inclusion bancaire du gouvernement indien en août 2014, n’aurait ainsi d’exceptionnel que son ampleur : 18 millions de comptes immédiatement ouverts en une semaine, plus de 155 millions en neuf mois. Des fondations privées soutiennent ce type d’initiatives comme l’illustre la Better than cash alliance.

Si la France bancarisée à 99 % chasse elle aussi le cash n’est-ce pas parce que cette nouvelle « relique barbare » n’aurait pas disparu ? Effectivement, dans le monde, elle ne recule pas ou plus, même quand la masse monétaire se dilate sous l’effet des politiques « non conventionnelles ». Le cash représente actuellement 1.056 milliards €, soit 10 à 17% des agrégats M3 ou M1 de la zone euro ; aux États-Unis selon la Federal Reserve il pèse 1.300 milliards USD (près de 46% de M1) et au niveau mondial selon la BRI (Red Book 12/2014 pp. 443-44) 8,75% du PIB mondial 2013.

Sur longue période, la BRI nous apprend même que sa part dans le produit mondial est en croissance : de 6% il y a 20 ans elle a connu deux accélérations massives, l’une en 2002-2003 (la part du cash en zone euro a quasiment doublé), la seconde lors de la crise de confiance bancaire généralisée (2009).

Dans les pays émergents et en développement, le fait que ces dizaines de millions de comptes nouveaux sont peu utilisés peut modérer l’enthousiasme. Si le désir de cash demeure intense, cela n’est dû que très partiellement aux règlements illégaux ou dissimulés (transactions défiscalisées, prostitution, drogue, etc.) mais bien davantage à la longue adaptation de l’outil monétaire, sa plasticité en faisant l’outil parfait des informalités des économies. Notamment son adaptation à cette volonté de cloisonnements domestiques pour bien gérer des ressources restreintes : la monnaie n’est pas seulement un outil, ses usages sont soumis à des classifications morales inconscientes qui nécessitent des supports adaptés. Les restreindre c’est amputer la liberté des populations au nom d’une soumission à une rationalité économique pourtant bien chahutée depuis la « crise ». La monnaie a des dimensions imaginaires… et pratiques.

D’ailleurs la floraison des monnaies locales, anecdotiques aux yeux de beaucoup, pourrait prendre dans ce contexte un nouveau sens et une nouvelle utilité au sein de nos sociétés occidentales en difficulté, qui redécouvrent une résilience dans les tréfonds des solidarités de proximité, comme l’a montré l’Argentine il y a quinze ans.

Au-delà des postures (économie parallèle, criminelle, terrorisme, coût de gestion du cash), tant il est vrai qu’en l’absence de la concurrence d’un cash « gratuit » il n’est pas difficile de comprendre que les coûts de tenue de comptes et transferts augmenteront considérablement, sans préjudice de la fraude aux cartes (qui a doublé en dix ans en Suède, pays introducteur en 1661 du billet de banque en Europe et aujourd’hui pays utilisant le plus les nouveaux modes de paiement informatisés).

On peut distinguer deux stratégies pour éliminer le cash.

La première, assez inavouable mais non moins puissante, relève de ce qu’aux États-Unis on appelle la « sécurité nationale ». En ces temps de surveillance généralisée en vue de contrôler tant les sociétés internes que le monde, disposer des rênes des grands mécanismes de tenue de comptes et paiements offre une puissance considérable, sur sa population comme dans les pays tiers. On a ainsi vu la Russie réagir très fortement aux menaces sur son maintien dans le système SWIFT, le réseau interbancaire mondial de transferts des informations financières. La modernité technologique produit une fluidité qui n’est qu’apparente, le réel passant par quelques câbles et un quarteron de pays. Hyper puissance du ‘soft power’ contre ‘hard currency’.

La seconde stratégie relève de la même logique mais dans la sphère technique du contrôle des économies car, depuis 1974 la « science » des technostructures s’est révélée incapable à gérer le domaine. C’est d’ailleurs ce qu’avoue benoîtement sur son cahier du bon élève la Banque centrale du Nigéria (programme « cash-less ») : elle cite la meilleure efficacité de la politique monétaire avec l’outil cybernétique, les technocrates rejoignant donc les modernes Javert qui traquent les traîtres ourdissant jusqu’au sein de la nation.

Souvenons-nous que la crise actuelle des dettes publiques a été générée parce qu’il fallait sauver des banques percluses de créances pourries et ne se faisant plus confiance, afin que le cercle supposé vertueux de leurs crédits relance les économies. Aux G 8 on prétendait même que l’épargne et la capacité économique des BRICS allait sauver finances publiques et activité des pays riches : on comprend qu’il fallait qu’Indiens ou Chinois utilisent aussi en masse des comptes bancaires…

Dans le doute d’aussi improbables solutions miracles, les banques centrales ont les unes après les autres lancé des « politiques non conventionnelles » de création monétaire massive qui n’enclenchent aucune reprise durable à même de consolider a posteriori ces programmes, pas davantage que les déficits publics, ni de relancer croissance et emploi. Mais ils ont l’avantage de produire l’illusion d’une déconnexion durable du souci de financement des déficits, directement monétarisés désormais, ce qui devait même permettre d’imposer aux futurs pensionnés des taux d’intérêts négatifs… La finance moderne pense avoir inventé la bombe à neutrons qui euthanasie le rentier sans tuer l’agent économique, via une dépréciation limitée aux rentes.

D’où une conception « non conventionnelle » là encore : si les canaux de la politique économique et monétaire traditionnellement identifiés ne fonctionnent point, il s’agit alors d’opérer directement, de manière plus intrusive. Plus besoin d’un taux d’épargne à 25% et quand la consommation des ménages représente 62% du produit mondial contre 38% aux ‘investissements’ et ‘dépenses publiques’, il convient de tordre le bras de l’épargnant. Les taux négatifs ne le dissuaderont d’épargner que s’il ne peut se réfugier dans le « piège à liquidités » grâce au cash.

De plus en cas de faillite, depuis le proforma chypriote qui a brisé le tabou de la taxation d’office des dépôts bancaires, est à disposition une manne pour apurer toute situation de bulles provoquées par le « whatever it takes ». Et ceteris paribus en retirant le cash est supprimé le bank run provoquant les faillites bancaires.

Grâce à la cybernétique, la fluidité technocratique cruellement contredite par la viscosité et la complexité du réel et du populaire, la toute puissance étatique et transnationale reprennent le niveau qui sied à la reproduction de la technostructure. Quel débirentier ne rêverait de situations telles que Chypre, la Grèce, l’Islande ou l’Irlande, avec des coupes sombres de la moitié aux neuf dixièmes des dettes ? Pour des États dont les dettes implicites réelles sont plus proches de 400% que de 100% du produit national, cela est tentant.

Nous voici dans une ère de gestion actif/passif des comptes des États, dont le passif est en large partie la créance du peuple, et l’actif par nature celui du peuple. Une équation de résolution fort simple dont aujourd’hui Grecs comme hier Chypriotes ou avant-hier latino Américains se précipitant sur des billets ont bien conscience de l’issue.

Mais la meilleure contre-indication à la suppression des monnaies physiques dans le monde est interne à la posture visant leur élimination. Chaque semaine on constate l’immense fragilité tant à la piraterie qu’à la guerre des réseaux informatiques et l’on frémit à la pensée d’une unique intrusion qui permettrait en quelques dixièmes de secondes de pulvériser le réseau central unifié du lien social qu’est la monnaie du pain quotidien devenue signaux dématérialisés.

 

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