La solution du dilemme entre amitié et justice, par Dominique Temple

Billet invité.

La philia née de la réciprocité de bienveillance ne peut être réservée qu’à peu d’amis. Elle exige la totalité de l’investissement de chacun pour le plus petit nombre. Entre amis, l’amitié est un impératif catégorique qui s’affranchit même de la justice, ce pour quoi elle est source d’une difficulté : l’amitié ne défie-t-elle pas la justice lorsqu’elle lie entre elles des individus qui la soumettent au calcul de leurs intérêts ? Une telle contrainte pose un dilemme qui résiste toujours à la réflexion philosophique. Comment peut-on passer de l’amitié du plus petit nombre à une amitié politique qui embrasse le genre humain ?

C’est la réciprocité ternaire qui permet de surmonter cette difficulté : dans la réciprocité dite ternaire (parce qu’il suffit de trois partenaires pour en révéler la structure), chacun n’a en face de lui qu’un donateur d’un côté et de l’autre côté qu’un donataire ; néanmoins l’obligation demeure : il doit tenir tous les donateurs et donataires qui se relaient les uns les autres comme d’autres lui-même – c’est-à-dire à la fois donateur et donataire – pour qu’il puisse être assuré de la structure qui fait de lui le bénéficiaire de la conscience commune. Mais il doit dès lors puiser en lui-même le sentiment d’être responsable de l’humanité, ce que j’appelle l’individuation de l’être. La réciprocité ternaire est la matrice de l’individuation et de la responsabilité.

Dès que dans une structure de réciprocité généralisée le sens de la circulation des biens s’inverse ou se complexifie, le souci d’équilibrer ce que l’on doit à l’un d’un côté et ce que l’on doit à l’autre de l’autre côté transforme le sentiment de responsabilité en sentiment de justice. Dans le marché de réciprocité, le sentiment de justice scelle toutes les prestations entre elles grâce à l’égalité des statuts de production des uns et des autres. Enfin, la réciprocité ainsi généralisée peut devenir symétrique dès lors que la justice ignorant l’imaginaire des uns et des autres cherche l’équilibre objectif des prestations entre les uns et les autres. Le symbole de cette objectivité de la valeur est la monnaie.

On voit paraître entre cette justice objective et l’amitié un dilemme qui effrayait encore dans ses dernières méditations Paul Ricoeur : comment concilier, disait-il, justice et amitié ? Ne pourrait-on imaginer une forme d’amitié généralisée, une amitié politique ? Aristote a précisé que l’équivalence du marché, le prix juste, doit être définie à partir de la situation du plus démuni. Il convenait néanmoins que la générosité des uns pouvait rencontrer la cupidité des autres, ou encore que l’amitié pouvait être abusée par le calcul de celui qui escomptait de son donataire la surenchère du don (l’amitié utile), ce à quoi il remédiait en exigeant que la générosité soit éclairée (à bon escient disait-il). Comment ? Par le partage des moyens de production plutôt que des biens de consommation. Et le dilemme (comment se construit l’amitié politique universelle ?) se résout alors par le partage, la fraternité.

Mais pourquoi la société ne procède-t-elle pas immédiatement à la généralisation du partage, et ne se conçoit-elle pas comme la fraternité universelle ? Aristote observait que l’accumulation des richesses peut avoir deux finalités contradictoires : assurer la redistribution, auquel cas elle est limitée parce que les besoins ne sont pas infinis, ou bien fonder le pouvoir de domination des uns sur les autres, et elle est alors sans limite. Entre l’économie capitaliste et l’économie politique il y a, concluait-il, antinomie.

On peut illustrer cette antinomie par l’impasse où se trouve le pouvoir politique européen face au défaut de paiement de la Grèce. D’un côté la société européenne consent une aide à la Grèce, d’un autre côté les créanciers qui détiennent le pouvoir du système capitaliste conditionnent cette aide à leurs profits. Les Grecs considèrent pervers d’avoir à honorer une dette rendue inique par la rapacité des créanciers et demandent l’annulation partielle de celle-ci mais non sans que ce bénéfice ne soit détourné au profit de leur bourgeoisie nationale ! Le chevauchement d’une attitude libérale au sens politique du terme (au sens aristotélicien donc) et d’une attitude libérale au sens du libéralisme économique crée une zone de turbulence qui repose la question des fondements de l’économie pas seulement pour la Grèce mais pour la société européenne. La régulation des échanges en fonction du principe de réciprocité devrait conduire à la solution proposée par Keynes ; la création d’une monnaie de réciprocité qu’il appelait le bancor, et d’une chambre de compensation internationale chargée de réaliser l’ajustement des monnaies d’échange grâce à un intérêt progressif sur l’accumulation d’un côté et sur l’emprunt de l’autre de chaque pays membre de la communauté[1].

Le droit à la réciprocité est un droit fondamental car il n’y a pas de société qui ne soit construite à partir de ce principe à part la société capitaliste. La réciprocité est incontournable ; c’est par elle que l’homme cesse d’être une bête ou se prétendre un dieu, et qu’il construit son humanité disait le philosophe.

Encore faut-il qu’il fasse prévaloir les structures de production des valeurs éthiques sur le pouvoir de domination des uns sur les autres. Aujourd’hui, étant donnés les moyens qui sont à sa disposition, le pouvoir de domination est devenu un danger pour toute l’humanité. Et quoique la décision de mettre fin à sa menace soit à la portée de tout le monde, le partage qui se dit aussi fraternité est la solution qui engendre cette amitié politique que tout le monde espère mais toujours impossible à cause du profit. Alors pourquoi ne pas mettre une limite à celui-ci ? Et lui préférer le principe du partage, c’est-à-dire la fraternité universelle ?

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[1] Une cour de justice internationale pourrait se prononcer sur le respect du principe de réciprocité sans lequel la société dépend des exigences du plus fort !

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