Le prix des médicaments, par Michel Leis

Billet invité.

Ce vendredi 25 mars 2016, Arte a programmé une fiction inspirée par l’affaire de la thalidomide. Le brevet de ce médicament fut déposé en avril 1954 pour une durée de 20 ans par la firme Chemie Grünenthal. Commercialisé d’abord contre la grippe, il fut ensuite commercialisé sous l’appellation Contergan en Allemagne, Softenon en Belgique et dans d’autres pays du monde comme le Canada, la Grande-Bretagne sous divers noms. L’indication est celle d’un sédatif et d’un antinauséeux, administré principalement aux femmes enceintes. La documentation produite à l’époque par le laboratoire minimise les effets secondaires. La France et les États-Unis, plus exigeants sur les tests cliniques ne délivreront pas d’autorisation de mise sur le marché. Bien leur en prend, les effets secondaires se sont révélés dramatiques, des malformations congénitales se multiplient : plus de 12 000 cas dans le monde. En Belgique, un couple désespéré par la naissance d’un enfant sans bras donne la mort à son enfant, ce qui donnera lieu à un retentissant procès en novembre 1962 à Liège (les parents furent acquittés).

Il existe une suite moins connue à l’affaire de la thalidomide. En réalité, cette molécule a des propriétés antitumorales et augmente l’espérance de vie des malades de manières très significative dans certains cancers hématologiques graves. Une autorisation de mise sur le marché a été délivrée par les autorités européennes en 2008. Bien que le brevet soit tombé dans le domaine public, ce médicament est aujourd’hui fabriqué par quelques grands laboratoires : compte tenu de l’étroitesse du marché, ce produit n’est ni produit, ni commercialisé comme un générique, le prix d’une cure est d’environ 2 800 €, avec quelques variations suivant les pays.

Cet exemple est tout à fait représentatif des politiques de prix pratiqués par l’industrie pharmaceutique pour les maladies dites chroniques (on en souffre – et on y survit – plus de 6 mois). Pour les malades atteints par ce type de cancer, une nouvelle molécule vient de bénéficier d’une autorisation de mise sur le marché, avec de très bons résultats (doublement de l’espérance de vie), le prix en discussion (plus de 8 000 € la cure à renouveler tous les mois) conduit certains pays en retarder l’homologation sur leur marché. Ce cas est loin d’être unique, on peut citer le Solvadi dans le traitement de l’hépatite C qui a fait l’objet d’une polémique en France.

L’argumentaire est bien rodé : l’industrie pharmaceutique serait en crise, les coûts de la recherche sont élevés. Une part importante des molécules n’arrivera jamais sur le marché, les brevets doivent être déposés tôt, le plus souvent avant les essais de phase 1, alors qu’environ 32 % des dépenses sont déjà engagées à ce stade (Wikipédia). Les bénéfices attendus sont trop limités ou les effets secondaires sont parfois plus importants qu’attendu. Les tests qui s’allongent rendent la période de rentabilité des brevets plus courte.

Ces arguments seraient recevables si le taux de rentabilité de l’industrie pharmaceutique dans le monde ne restait l’un des plus élevé de l’industrie, avec près de 20 % de retour sur capitaux propres en 2012 (Forbes). D’après une étude de Global Data publiée en 2014, pour les dix plus grosses entreprises pharmaceutiques mondiales, les dépenses de marketing et de promotion engagées entre 1996 et 2005 représenteraient 2,6 fois les investissements en Recherche & Développement. Rien ne dit que ce niveau n’ait changé aujourd’hui, la tendance dans cette industrie est de faire remonter les dépenses marketing en amont et de les amalgamer en partie aux coûts de développement des nouvelles molécules. Enfin le marché des médicaments sur le plan mondial a doublé entre 2001 et 2012 en $ constant, même si la part des génériques a progressé, il reste encore des marges de manœuvre. D’ailleurs l’exemple de la thalidomide n’est qu’un exemple parmi d’autres. Certains laboratoires investissent de plus en plus dans des accords de coopération pour continuer à traire la vache à lait, des sociétés d’investissements rachètent de quoi produire des médicaments orphelins tombés dans le domaine public et en doublent ou triplent le prix.

Les prix pratiqués par l’industrie pharmaceutique servent avant tout à entretenir ces profits élevés. Elle emploie 176 lobbyistes à Bruxelles et elle a dépensé pas loin de 40 millions d’euros en 2014, un budget en hausse de 700 % par rapport à 2012 (latribune.fr). Ce montant ne compte pas les dépenses engagées dans les différents pays, les financements des colloques médicaux et autres outils d’explication des bénéfices des nouveaux traitements. Cet investissement se déploie dans trois directions : justifier « le storytelling » sur une industrie menacée, obtenir un assouplissement des règles, notamment dans le cadre des négociations du TTIP, et défendre le prix des nouvelles molécules. Dans ce dernier combat, les laboratoires bénéficient du soutien des associations de malades qui veulent avoir (et on les comprend !) ces nouveaux médicaments, synonymes d’une plus longue espérance de vie, voire d’une guérison. Les considérations de prix deviennent ici secondaires, tant que les systèmes publics couvrent les dépenses des malades.

L’industrie pharmaceutique épluche les statistiques, elle sait que dans les pays riches, on meurt avant tout de maladies chroniques parmi lesquelles les maladies cardiovasculaires comptent pour 26,5 % des décès totaux, et les cancers 36,5 % (Angus Deaton – The great escape). Une maladie chronique est une source de revenus pour des mois ou des années compte tenu de la durée des traitements. Les laboratoires rêvent d’une situation à l’américaine où les dépenses engagées pour la santé ne représentent pas loin de 18 % du PIB (contre moins de 12 % en France), même si la manne doit être partagée avec un système d’assurances privé qui veut sa part des profits.

Un appel signé par 110 médecins, dont des figures de la lutte contre le cancer, dénonce cette situation, intenable sur le long terme pour les systèmes de santé publique. Comme souvent l’appât du gain amène l’industrie à scier la branche sur laquelle elle est assise.

Ce choix est intenable sur le long terme. Il est de la responsabilité des hommes politiques de défendre au mieux les intérêts des citoyens face aux intérêts privés. Alors que l’Europe devrait être une force unie en la matière, l’autorisation de mise sur le marché européen est subordonnée à une homologation nationale, il n’y a pas de mise en commun des moyens thérapeutiques, les conditions d’intervention divergent fortement d’un pays à l’autre, les systèmes de mutuelles ne veulent intervenir que dans des limites étroites de leurs nations respectives. Surtout, il n’y a pas de négociation digne de ce nom face aux lobbys des laboratoires, ce n’est pas en allant en ordre dispersé à la bataille que le monde politique pourra faire entendre sa voix dans un domaine aussi crucial que la santé publique. S’il fallait une dernière preuve de ce désinvestissement politique en la matière, des chercheurs associés à l’une des découvertes les plus prometteuses de ces dernières années en matière de thérapie génique, le CRISPR/Cas9, ont fondé une start-up, CRISPR Therapeutics qui a déjà levé plusieurs millions de $, après avoir bénéficié pendant des années des moyens de la recherche publique… dans l’indifférence complète des politiques.

À l’harmonisation sociale, l’Europe et la France ont préféré la défense du libre-échange et de la maximisation des profits, au nom de la bonne santé économique qui devrait profiter à tous les citoyens. Cela fait longtemps que le retour de la prospérité se fait attendre, que l’insécurité sociale engendrée par l’Europe est rejetée par les électeurs. Il est grand temps que le monde politique réinvestisse le domaine de la santé et de manière plus générale, des communs.

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