Des lunettes que nous Occidentaux avons chaussées pour regarder la Chine contemporaine et qui nous empêchent de la voir, par DD & DH

Billet invité.

Dans un contexte de « guerre froide » et de grande peur du « rouge », nous avons bâti de toutes pièces à notre usage un épouvantail d’Extrême-Orient : la Chine communiste !

Admettons que nous avions quelques excuses : Mao se réclamait à cor et à cri d’un marxisme-léninisme pur et dur et l’amitié (donc le « bloc ») sino-soviétique a bel et bien existé de 49 à 61.

Mais cela nous a fait chausser des lunettes déformantes qui nous ont assez largement caché la réalité chinoise et ont pour longtemps faussé notre approche de ce pays. Nous nous obstinons en effet, à peu près tous, à parler encore et toujours de la Chine d’un point de vue unique (ce qui est déjà très réducteur) et particulièrement peu pertinent (c’est-à-dire peu adéquat à l’objet considéré) qui est celui de l’idéologie.

Parenthèse : l’inadaptation des outils de mesure appliqués à la Chine remonte loin puisqu’elle est contemporaine de la 1ère rencontre entre la Chine et le monde occidental. A l’époque des Lumières et de la Querelle des Rites, quand la Chine ne sert pas purement et simplement de prétexte à vider des querelles de rivalité entre ordres religieux, elle est enrôlée au service de combats idéologiques purement européens, comme le fit Voltaire, par exemple en faveur du souverain « éclairé » et contre le pouvoir de l’Eglise et les privilèges de naissance. Le XIXe siècle ne marque une « accalmie » de cette « rage idéologique » que dans la mesure où va y prévaloir une approche purement mercantile et colonialiste (le Chinois de l’époque, vu au prisme du racisme ordinaire, est « enfantin », « crédule », « fourbe », voire « cruel ». Quant à la Chine, elle est « étrange », mais elle offre des profits considérables et fournit à profusion des « curios » pour décorer les salons dans le genre exotique en vogue.) Fin de parenthèse.

Au XXe, siècle idéologique s’il en fut, l’idéologie redevient la pierre de touche censée permettre de parler de la Chine. Certes, on trouvera dans cette histoire récente des faits « objectivement idéologiques » pour justifier cet a priori : la création du PCC en 1921, l’influence dans un premier temps de la IVème Internationale malgré un prolétariat balbutiant, la guerre civile (sur fond de guerre sino-japonaise) dont la part « idéologique » a été amplifiée par simplification du schéma Guomindang vs PCC, l’alignement de Pékin sur Moscou au début de la RPC. Mais dès 1971 la Chine se rapproche des USA sans changer d’ »idéologie » et nous, Occidentaux, nous ne nous disons pas qu’il serait peut-être temps de corriger les verres de nos « lunettes à regarder la Chine » !

Nous nous sommes laissés enliser dans l’ornière du « tout idéologique » contre tout bon sens et surtout par inexcusable paresse. Car nous n’ignorons pas, bien sûr, la formidable durée de la civilisation chinoise : 4 millénaires. Nous ne l’ignorons pas, mais nous laissons cette donnée en arrière-plan, comme uns sorte de fond de tableau désactivé et révolu. La plupart des gens qui aujourd’hui parlent de la Chine n’embrassent guère plus que 7 décennies : trente ans de « socialisme socialiste » et quarante ans de « socialisme de marché » et ne se réfèrent qu’à une grille de lecture spécifiquement occidentale. On est évidemment en Absurdie !

A y regarder de près, l’idéologie (au sens que nous lui donnons) est un levier somme toute assez inopérant car il n’offre pas beaucoup de prise sur la réalité chinoise. En effet, les fondements de la pensée chinoise que sont « la permanence du changement », « l’adaptation adéquate au moment », l’idéal homéostatique de » l’harmonie », « la priorité du pragmatisme », « la plasticité des voies à emprunter » sont autant de freins à l’implantation d’une idéologie.

On nous objectera que la Chine ancienne s’est dotée d’une « idéologie » vers l’an 1000 en érigeant le confucianisme en « pensée officielle d’État ». C’est vrai : le corpus confucéen des Quatre Grands Livres, ajouté aux Cinq Classiques, a servi jusqu’à l’orée du XXe siècle d’unique programme des concours d’accès au mandarinat. Mais ce corpus (tout « desséchant » intellectuellement qu’il ait pu être) était plus un guide de conduite qu’une doctrine et fonctionnait comme un manuel de conformité au grand « métier à tisser » du couple Ciel-Terre. Du reste, il a traversé le millénaire sans qu’ait jamais surgi face à lui une pensée « libératrice » alternative (une pensée contestatrice, protestataire n’aurait pu naître que dans un milieu « intellectuel » au sens que nous avons donné au mot à partir de l’Affaire Dreyfus. Or les « lettrés » à la chinoise sont précisément ceux qui ont été nourris et formatés par le confucianisme et en deviennent les rouages par le fonctionnariat en vigueur).

On nous objectera peut-être aussi que les 10 années de Révolution Culturelle ont représenté un paroxysme idéologique sans précédent ni équivalent dans le monde. C’est vrai aussi : l’un des principaux mots d’ordre était même « Mettre l’idéologie au poste de commandement ! ». Or la Révolution culturelle a été dans les faits une gigantesque poussée de fièvre, une éruption volcanique qui a entraîné chaos, excès, délires et pires abominations… On peut y voir l’illustration de ce que donne précisément l’idéologie quand elle est administrée brutalement à l’ensemble d’un corps social ne disposant d’aucun relais d’ordre intellectuel (au sens occidental), c’est à dire de l’ordre de l’analyse et/ou de la rationalité (absence du Logos !) et qu’elle se met à tourner sur elle-même comme une toupie folle, engendrant les pires désastres et alliant le cocasse, l’absurde et l’infinie cruauté, hélas, sans rime ni raison ! La terrible crise passée, la Chine pansa les terribles plaies qu’elle avait laissées avec une capacité de résilience qui nous étonna, mais, au final, on constatait aussi que l’idéologie avait glissé sur elle comme l’eau sur les plumes d’un canard !

La Chine imperméable à l’idéologie, quelle qu’elle soit ? L’hypothèse est d’autant moins absurde qu’elle peut être mise en relation avec d’autres constantes de la Chine :

— l’absence du lien de causalité comme présupposé à l’activité de penser

— l’absence du principe de non-contradiction

— l’absence de distinction grammaticale nom/verbe/adjectif

— l’absence du verbe « être » et de la notion afférente d’ « ontologie »

— l’absence de conjugaison et de marques de temps

— la préférence systématique donnée dans la langue à des façons non abstraites d’exprimer l’abstraction

L’expression chinoise, « si xiang » utilisée pour exprimer l’ « idéologie » se compose de deux sinogrammes tous deux formés avec le radical « cœur » (lequel est aussi en Chine le siège de la pensée en même temps que celui des affects). Nous y sommes de toutes façons assez loin du champ politique…

Pour en revenir à nos « lunettes idéologiques », peut-être serait-il temps de les enlever purement et simplement. Déchiffrer la Chine avec « idéologie » comme sésame, ne reviendrait-il pas peu ou prou à faire ce que dit le proverbe : « Vouloir emprunter un peigne à une bonzerie » ?

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