LE TEMPS QU’IL FAIT LE 17 JUIN 2016 – Retranscription

Retranscription de Le temps qu’il fait le 17 juin 2016. Merci à Olivier Brouwer !

Bonjour, nous sommes le vendredi 17 juin 2016. Et aujourd’hui, je ne vais vous parler que d’un seul sujet, qui est la lutte des classes, et je vais l’illustrer de deux manières différentes : la Loi travail, et l’affaire Kerviel.

Vous le savez sans doute, dans le Manifeste communiste rédigé par Friedrich Engels et Karl Marx, publié en 1848, au début du premier chapitre, il y a une phrase qui dit : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes ». Et c’est une très bonne grille d’interprétation. Moi, personnellement, je ne suis pas marxiste, je crois avoir lu Marx, au fil des années, consciencieusement. J’ai une autre grille d’interprétation, mais là, il y a quelque chose d’exact, et non seulement d’exact, mais au point que Marx lui-même aurait dû étendre le champ d’utilisation de cette explication par ce facteur de la lutte des classes. Je m’en suis expliqué, je le critique vertement sur le fait qu’il a exclu deux domaines de cette interprétation : il a exclu le domaine de la formation des prix, et il a exclu le domaine de la formation du niveau des salaires. Pourquoi ? Comme je l’ai dit – vous pouvez trouver ça dans mon livre qui s’appelle Le capitalisme à l’agonie – il y a une longue explication de ma part pourquoi ma position diffère, pourquoi j’ai une position plus radicale que Marx à ce sujet.

Je suis rapidement accusé, souvent, quand je dis que j’ai une position plus à gauche, plus radicale, que Marx sur un point particulier, de la part de gens qui considèrent que Marx, c’est le nec plus ultra en matière de radicalité, le nec plus ultra en matière de pensée à gauche. Ce n’est pas le cas : Marx aurait dû expliquer les prix en termes de lutte des classes. Pourquoi est-ce qu’il ne l’a pas fait ? Parce qu’il considérait qu’il y avait des prix qui étaient constitués dans ce qu’il appelait : « d’autres modes de production », et que par conséquent, il fallait une explication plus générale, en termes de valeur, et malheureusement, beaucoup de marxistes s’égarent encore dans ces questions de valeurs. Je l’explique dans mon bouquin Le prix qui a paru récemment en Livre de Poche : la valeur, c’est un leurre. Ça part d’une mauvaise traduction d’Aristote. Ça introduit des choses comme la « valeur d’usage », la « valeur d’échange » : tout ça c’est de la distraction, tout ça c’est du chiffon rouge pour attirer l’attention autre part. Les prix se forment en fonction de rapports de forces.

Pourquoi est-ce que Marx n’a pas voulu parler de lutte des classes dans le cas de la formation des salaires ? Eh bien, parce qu’il considère que le salaire ne décollera jamais du niveau du salaire de subsistance, c’est-à-dire la simple survie de l’individu qui travaille, et que par conséquent, il n’y aura que des vibrations autour de ça, en plus et en moins. Il l’explique très bien. On l’a vu, ce n’est pas vrai : il y a moyen de faire monter les salaires par rapport à un niveau de subsistance : ce qu’il faut faire jouer, c’est le rapport de force. Pourquoi est-ce que Marx a voulu faire ça ? Il était peut-être de bonne foi, mais il était aussi peut-être de mauvaise foi : parce qu’il voulait que son message soit révolutionnaire, que son message soit qu’il n’y ait moyen que par la révolution de faire changer le niveau des salaires. Ça n’a pas été le cas. Le fait que maintenant les salaires baissent parce que le rapport de force en faveur des travailleurs est modifié à leur désavantage n’est pas une preuve supplémentaire que Marx aurait raison : non, le salaire peut bouger, le salaire s’explique lui aussi selon le rapport de force : c’est la lutte des classes qui explique le niveau des salaires.

Alors, deux illustrations. On pose la question, en ce moment, sur la Loi travail. On dit : « Est-ce que c’est quelque chose, une injonction qui nous vient de Bruxelles ou est-ce que c’est une invention française ? » Eh bien, il y a un très bon article historique, fait par Cédric Mas, que vous pouvez retrouver sur le blog. La Loi travail, en France, elle est en gestation depuis dix ou quinze ans. Elle s’est faite petit à petit. Ce qui nous est proposé aujourd’hui, ce n’est finalement que la partie finale, c’est le couronnement d’un édifice qui a été construit petit à petit.

La question qu’il faut se poser, c’est : « Pourquoi est-ce que ça n’a pas été vu avant ? » Pourquoi est-ce qu’on n’a pas vu que c’était en train de se faire sur une période de quinze ans ou de dix ans ? Eh bien, là aussi, là aussi, c’est le rapport de force ! C’est parce que tout à coup il y a une prise de conscience – voilà, c’est une notion qu’on trouve aussi chez Marx, et on la trouve déjà chez son maître, Hegel : Marx n’a pas seulement que des économistes comme maîtres ! Il y a une prise de conscience, voilà. Ce n’est pas que ce n’est pas là, mais tout à coup, on commence à le lire. Et qu’est-ce qui permet de le lire ? C’est qu’il y a, effectivement, il y a un rapport de force qui est en train de changer.

Il y a surtout, surtout, deux mouvements. Il y a un mouvement qui vient de la base, mais – il faut aussi le souligner – dans une perspective « Nuit du 4 août », toujours, il faut toujours penser à ça, il y a aussi les hésitations que je souligne, sur lesquelles j’appelle l’attention, les hésitations, les vacillements, les querelles au sommet. Au sommet, c’est en train de se briser, il faut le savoir ! Il faut que ces deux mouvements, celui qui vient du sommet et celui qui vient de la base, il faut qu’ils se rencontrent. L’un n’obtiendra rien tout seul : il faut que les deux se rencontrent. Bottom up, comme disent les Anglais, du bas vers le haut, et top down, du haut vers le bas, et comme toujours, pour une société humaine, pour que ça puisse marcher, pour qu’il y ait un accord entre les sentiments et les structures, il faut que ça vienne à la fois d’en haut et d’en bas, et c’est en train de se faire sur la Loi travail : on se rend compte de ce qui s’est passé depuis dix ou quinze ans, et maintenant, les choses sont mises sur la table.

Alors il faut souligner que la lutte des classes – et c’est là aussi monsieur Warren Buffet qui nous le fait remarquer – la lutte des classes, c’est toujours le sommet qui la déclare, c’est jamais les gens d’en bas : ils sont plus durs à la détente, ils sont le nez dans le guidon pour des raisons évidentes, parce qu’il faut faire rentrer un peu d’argent et on n’a pas tellement le temps de réfléchir à des choses d’ordre théorique. La guerre civile numérique, je l’ai souligné aussi quand elle a débuté et qu’on a voulu me faire appeler ce livre : « L’insurrection numérique ». Non, ce n’est pas une insurrection qui est venue d’en bas, c’est une attaque qui est venue d’en haut, qui est venue d’un effort conjoint du gouvernement américain et de la Chambre de Commerce américaine. Si vous n’avez pas lu ça à l’époque, c’est sorti en 2011, ça s’appelle : La guerre civile numérique. C’est un petit ouvrage que j’ai fait à l’époque, où j’expliquais ça. Le parallèle entre la lutte des classes et la guerre civile numérique est tout à fait évident : ce sont les riches qui en veulent toujours davantage et qui oppriment les autres.

Alors, même histoire, même histoire dans l’affaire Kerviel. Si vous regardez un petit peu les journaux, ces jours-ci, vous verrez qu’on ne fait que répéter des choses qui ont déjà été dites à partir de 2008 quand l’affaire a éclaté. On ne dit que la même chose, mais ça commence à être entendu. Regardez par exemple le travail de la journaliste du Monde, elle ne fait qu’entendre exactement, exactement la même chose qu’elle entend depuis 2008, et c’est simplement son interprétation de ce qu’elle entend [qui a changé]. Elle ouvre les oreilles, tout à coup elle entend ce qui est dit, et tout à coup, elle le répète, et tout à coup, elle dit : mais oui, ça paraît évident ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Eh bien, c’est le monde autour d’elle – et le monde à l’intérieur d’elle peut-être aussi – ce monde qui commence à frapper un peu du poing sur la table, en disant : « Maintenant, ça suffit ! [P.J. J’ai dit ceci dans la matinée, je ne pouvais pas deviner que l’avocat général dans l’affaire Kerviel irait dans le même sens dans l’après-midi]

Cette Loi travail, cette manière d’interpréter l’affaire Kerviel d’une certaine manière, maintenant c’est terminé ! » Et tout ça, tout ça, c’est une bonne chose. Est-ce que ça va assez vite, c’est une autre question, mais c’est en train de se faire.

Voilà, deux petites illustrations de la lutte des classes à l’œuvre, la lutte des classes qui est un facteur plus important dans l’histoire, pas que Marx et Engels ne l’ont dit ! Ils l’ont bien dit : toute l’histoire de la société humaine, c’est une histoire de lutte des classes. On pourrait remonter chez les Romains, les Grecs et tout ça, c’est toujours pareil ! Vous pouvez regarder l’interprétation de Pierre Clastres sur les sociétés amérindiennes, c’est déjà la même chose. Seulement, il faut étendre cette interprétation de la lutte des classes à deux endroits [où] Marx ne l’a pas fait : à la formation des salaires – et ça, ça a un rapport important avec la Loi travail – et à la formation des prix. Si on ne comprend pas la formation des prix en termes de rapports de forces, si on cherche de la valeur quelque part pour expliquer comment un prix se constitue, on n’arrivera jamais. Si ! On l’a fait pendant dix mille ans, et ça nous a mis sur des voies de garage.

Voilà, une petite réflexion pour un vendredi.

Alors, j’avais commencé la vidéo autrement, vous allez voir ça, vous allez trouver ça. J’ai commencé à parler de la lutte des classes et j’ai déraillé immédiatement : je n’ai pas pu m’empêcher de parler de Jo Cox. Je l’ai fait, et vous verrez ça comme la première partie de la vidéo du vendredi. C’est important de le dire aussi, malheureusement.

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