CHINE : Quel dialogue entre intellectuels d’ici et de là-bas ?, par DD & DH

Billet invité.

Nous sommes quelques-uns à soupçonner que, de Chine, peuvent nous venir des façons différentes (éventuellement secourables, c’est notre espoir) d’aborder le monde d’aujourd’hui et peut-être, sinon des solutions à nos problèmes, du moins un biais par lequel les envisager différemment de manière à tenter de les résoudre autrement. C’est l’intuition que développe Paul Jorion et il est effectivement très réjouissant que son dernier ouvrage soit traduit en chinois car nous pensons que l’écho qu’il ne peut pas manquer de rencontrer là-bas devrait, en bonne logique, avoir des répercussions bénéfiques à toute la planète. Il y a en effet un petit espoir que la Chine, qui accède désormais au rang de grande puissance et peut donc jouer de ce poids pour influer sur le devenir de notre monde, soit en mesure de nous ouvrir une bretelle de sortie pour quitter l’autoroute mortifère de TINA.

On retrouve cet espoir chez Régis Debray ( « Du ciel à la terre » La Chine et l’Occident. Ed Les Arènes 2014) quand, dans le dialogue épistolaire qu’il mène avec Zhao Tingyang, il écrit : « Il serait vraiment dommage, et nous en pâtirions tous, que votre ouverture au monde occidental vous conduise, qu’à Dieu ne plaise, à échanger vos jades et vos onyx contre nos briques industrielles. Et je ne pense pas seulement au consumérisme déboussolé, à la course au fric et à l’égoïsme le plus niais, qui sont notre lot. Je pense à ce qui vous est propre au plan intellectuel, et dont nous avons le plus grand besoin en Occident, la raison corrélative ». Un peu plus loin : « Nos points forts et nos points faibles se complètent assez bien. C’est un grand bienfait que d’être dissemblables, sans quoi nous n’aurions rien à apprendre les uns des autres, ni besoin d’écouter. Disons que pour ce qui a trait aux rapports de l’individu avec l’Etat, vous avez un temps de retard, mais pour les rapports de la terre avec le Ciel, un temps d’avance ».

Cet ouvrage composé d’échanges épistolaires entre Régis Debray et Zhao Tingyang est d’un grand intérêt dans la mesure où il rend manifeste la difficulté qu’ont aujourd’hui un intellectuel français et un intellectuel chinois, qui s’apprécient et s’estiment mutuellement, à dialoguer vraiment ensemble dans une compréhension réciproque. Qui est Zhao Tingyang ? C’est un chercheur de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences sociales de Pékin, auteur de plusieurs ouvrages depuis la parution de son premier opus « Crise de la philosophie » en 1992. Il est de la génération de ces nombreux intellectuels chinois nés entre 55 et 65 qui ont « essuyé les plâtres » de la réouverture des universités chinoises après dix années de fermeture totale. Cette « chance » qui leur était donnée de tourner la page de la Révolution Culturelle pour entamer des études longues, enfin réhabilitées, a décuplé leur appétit de connaissances. Il est sans doute difficile pour nous, les « nantis du savoir », d’imaginer quelle a pu être la frénésie avec laquelle cette génération s’est jetée dans l’étude. Tous ont travaillé comme des dingues, engloutissant tout ce qui passait à leur portée pour rattraper le temps perdu. Mais on sait bien que la boulimie n’est pas vraiment synonyme d’une bonne alimentation ! Une de leurs obsessions était de s’emparer de la pensée occidentale pour enfin la connaître et s’en faire une opinion non imposée du dehors. Mais il existait peu de traductions des ouvrages emblématiques de cette pensée en chinois. Il fallut donc passer par l’anglais. Pourquoi pas ? Le problème n’était pas l’apprentissage de l’anglais, mais la difficulté de trier les ouvrages, d’en connaître la véritable portée, de les « hiérarchiser » en quelque sorte. Ils ont généralement mené leur barque en autodidactes (les profs d’université avaient vidé les latrines pendant la Révo. Cul. et on avait cessé d’en former), dévorant tout ce qui pouvait s’ingurgiter, souvent dans le désordre et hors méthode. Il ne s’agit pas pour nous de faire la fine bouche, bien loin de là car notre admiration est totale ! Il s’agit seulement de souligner la difficulté qui subsiste encore à être à 100% de plain pied dans le dialogue avec des universitaires chinois qui ont pâti d’avoir mis parfois la charrue avant les bœufs et ont été largement tributaires de l’aspect erratique des parutions autorisées ou non et des choix, pas toujours justifiés, de l’accès de certains auteurs contemporains occidentaux à leur traduction en chinois. Nous sommes d’autant moins sévères pour ces intellectuels chinois que nous avons à battre notre coulpe et que nous ne faisons nous-mêmes guère d’efforts pour nous informer de ce qui se pense (en dehors de la « dissidence » qui a toujours la cote en nos contrées et qui est l’arbre qui cache la forêt !) dans la Chine contemporaine. Il reste, pour en revenir à notre « Du ciel à la terre », que l’on ne peut s’empêcher de ressentir un malaise tout au long de la lecture, malaise dû à l’impression tenace qu’on a affaire à un dialogue de sourds. Très passionné, Zhao veut convaincre, avec une fougue primesautière de jeune homme, de la validité de la théorie ou plutôt de l’utopie qu’il promeut, à savoir l’institution d’un système de gouvernance harmonieuse à l’échelle mondiale qu’il appelle « tianxia » (= « le sous le ciel »). Dans ce but, mais aussi, c’est cousu de fil blanc, pour montrer que la philosophie occidentale est son jardin, il gambade comme un lapin dans un dédale de références diverses puisées aux sources de chez nous pour en déverser de pleins seaux à Debray qui, sceptique sur l’avenir du projet et mal à l’aise devant cette « régurgitation », freine poliment des quatre fers, refuse obstinément sa place dans le panthéon des référents et essaie (en vain probablement) d’expliquer en quoi consiste son travail actuel de « médiologue ».
Un « raté » donc, mais souvent les « ratés » sont plus instructifs que les réussites !

Le dialogue va s’améliorer, c’est une certitude et nous devons le mener, il en vaut la peine. Les intellectuels chinois de la nouvelle génération, ceux du XXIe s. ont accès à Internet, ils vont à l’étranger, se documentent dans nos bibliothèques, ont accès aux mêmes sources que nous. L’écart se réduit de jour en jour. Il faut seulement que nous ayons conscience du chemin que la Chine a eu à parcourir à marches forcées et que nous allions à sa rencontre en faisant notre part du boulot sans rechigner.

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