Billet invité. P.J. : C’est bien volontiers que je publie ici le reproche que m’adresse Zébu d’avoir signé l’appel Brexit : vingt intellectuels eurocritiques lancent un appel pour un nouveau traité.
Quand on signe le texte d’un appel pour un nouveau traité européen après un Brexit, on est sans doute moins regardant quant à la teneur dudit texte quand on sait la présence parmi ses signataires de personnes proches de votre positionnement. Mais quand on reçoit un appel téléphonique d’une chaîne de télévision financée par l’État russe, qui diffuse en français, deux jours après avoir signé cet appel, on peut commencer à se poser des questions.
Et on commence à relire le dit texte de l’appel.
Suite au Brexit donc, ce texte proclame des priorités génériques, qui en tant que telles, peuvent difficilement être déniées : souveraineté, prospérité et indépendance stratégique, tout en dénonçant l’impasse du néolibéralisme en Europe et salue le vote, démocratique, des britanniques.
Mais dès le départ, les choses se gâtent : « Tout montre que dans la plupart des pays européens, les citoyens n’acceptent plus d’être gouvernés par des instances non élues, fonctionnant en toute opacité. ».
Le texte parle-t-il du Parlement européen, élu au suffrage universel, ou des nations qui sont représentées au Conseil européen à travers leurs représentants, eux aussi élus démocratiquement ? Quelles sont les instances non élues auxquelles ce texte fait référence et qui auraient décidé les britanniques de quitter l’Union, si ce n’est la Commission européenne, laquelle est dépendante politiquement du Conseil européen, ce Conseil des nations européennes ?
De même, « Il faudrait notamment outiller le Conseil européen où vit la légitimité démocratique en le dotant des services capables de préparer et exécuter ses décisions. De même le Parlement européen devrait procéder des Parlements nationaux pour que les compétences déléguées puissent être démocratiquement contrôlées. ». Le conseil européen est-il élu directement par les citoyens européens ? Pas vraiment, à l’inverse du Parlement européen. Curieuse manière donc d’appréhender la légitimité démocratique, si ce n’est que la seule légitimité relève de la nation, et non du suffrage universel direct des citoyens.
En passant, il faut aussi souligner ce renversement des positions qui fait des compétences du Parlement européen une institution non démocratiquement contrôlée, quand c’est bien, à l’évidence, le Conseil européen qui détient le véritable pouvoir dans les institutions européennes, pouvoir par ailleurs non démocratiquement contrôlé, mais que certains signataires (Jean-Pierre Chevènement) n’hésitent pas à vouloir … renforcer. Comprenne qui pourra, si ce n’est que celui qui a le pouvoir (Conseil) et qui n’est pas contrôlé doit avoir encore plus de pouvoir, quand celui qui est démocratiquement élu au suffrage universel (Parlement) doit être issu et contrôlé par des parlements nationaux.
Enfin, l’indépendance stratégique, définie comme une des priorités, est conçue pour le moins d’une manière quelque peu … univoque : « Nous nous rapprocherions ainsi de l’«Europe européenne» du général de Gaulle: il faudra pour cela renouer un dialogue avec la Russie, pays européen indispensable pour l’établissement d’une sécurité dont toutes nos nations ont besoin et définir des politiques ambitieuses et cohérentes de co-développement vis-à-vis de l’Afrique et au Moyen-Orient. ».
En dehors du fait que le co-développement au Moyen-Orient avec une Russie qui intervient militairement pour sauver la mise du régime syrien peut poser question, nous avons là une des clefs de l’origine de la manœuvre, à savoir, sous le prétexte de dénoncer les politiques néolibérales mises en œuvre en Europe, un texte de soutien à un rapprochement de l’Europe avec la Russie et d’une conception pour le moins étriquée de la souveraineté et de la démocratie ne résidant que dans la nation, pourtant fort bien représentée dans les institutions européennes par le Conseil européen.
On se pose dès lors moins la question de savoir pourquoi France RT, chaîne de télévision russe issue du pouvoir poutinien, cherche une interview auprès de l’un des signataires de l’appel en question, à savoir Paul Jorion.
La manœuvre peut paraître grossière et l’on pourrait s’étonner que Paul Jorion s’y soit laissé prendre.
Mais cette manœuvre est habilement menée parce qu’elle part toujours de points communs entre les différents acteurs, à savoir la dénonciation des politiques néolibérales conduites en Europe, pour proposer un nouveau traité européen dont l’objet serait de sortir de l’inertie dans laquelle nos gouvernants l’on fait retomber, pour mieux renforcer la souveraineté populaire.
Plus, et mieux que le texte en lui-même, c’est surtout l’adjonction, ou plutôt, la juxtaposition intelligente de signatures renommées, des économistes hétérodoxes pour la plupart qui se connaissent pour certains d’entre eux (Jacques Sapir, Henri Sterdyniak, Jean-Michel Naulot, Paul Jorion, Gabriel Colletis), à des signatures dont la plupart relèvent du souverainisme : Jean-Pierre Chevènement et des chevènementistes (Marie-Françoise Bechtel, Guillaume Bigot, Alain Dejammet), des journalistes proches de cette mouvance, Michel Onfray (adepte d’un souverainisme de gauche), un Vice-Président de Debout la République (Jean-Pierre Gérard), ou un partisan d’un rapprochement économique avec la Russie (Claude Revel). Ne manquait plus que le magazine en ligne Causeur à travers Paul Thibaud pour fermer la boucle …
Quel serait l’objectif dès lors d’un tel texte ? De démontrer (preuve en est ainsi faite) que des signatures reconnues pour leurs travaux scientifiques et intellectuels, notamment en économie, peuvent partager une même vision de l’Europe, une vision bien évidemment souverainiste et qui passerait par l’axe Europe-Russie.
Le confusionnisme, marque de fabrique de certains acteurs de ce type de vision, permet alors de faire accroire auprès des citoyens que pour contrer le néolibéralisme à l’œuvre en Europe il n’y aurait qu’une seule forme de résistance et une seule solution, le souverainisme, et que la question du ralliement, effectif, des élites intellectuelles de gauche à cette seule option, ne serait plus qu’une question de temps.
Et c’est d’ailleurs dans les colonnes même du Figaro sur internet, le même quotidien qui a fait paraître cet appel et le même journal sur internet qui laisse table ouverte à Jacques Sapir, qui le résume très bien en en-tête de présentation d’un texte du même économiste paru le lendemain du Brexit, par ailleurs membre du Comité éthique de … RT, cette même télévision russe qui interviewa Paul Jorion : « FIGAROVOX/ANALYSE : Jacques Sapir se réjouit de la leçon de démocratie des Britanniques, qui marque le grand retour des nations en Europe et dessine le visage d’une gauche convertie peu à peu au souverainisme. ».
Ce même économiste qui publia un texte quelques jours plus tard où il annonce la fin de l’européisme et dénonce un fédéralisme furtif ainsi que l’euro qui en serait son instrument principal, quelques jours après le vote de britanniques … n’appartenant pas même à la zone euro !
A toutes choses malheur est bon, néanmoins.
Cette expérience permet ainsi de démontrer que si l’on peut évidemment critiquer le néolibéralisme et les failles, béantes, européennes, il reste qu’à la manière d’un Pierre Desproges, que si on peut tout critiquer, on ne peut pas forcément le faire avec n’importe qui, à fortiori si l’objectif d’une telle action n’est que de légitimer un autre type de TINA, le souverainisme, avec la caution d’intellectuels de gauche, notamment économistes, qui plus est pour servir les intérêts de réinformation en France de médias russes issus du pouvoir poutinien.
Il y a là un avertissement, sans frais, pour une gauche qui se laisserait prendre aux sirènes du souverainisme au nom de la lutte contre le néolibéralisme en Europe, quand déjà un Frédéric Lordon, pourtant peu suspect de sympathies pour l’euro et le néolibéralisme, avait taclé sévèrement un Jacques Sapir lorsque celui-ci avait initié le grand mouvement, la grande manœuvre, en proposant une alliance des souverainistes, y compris avec le Front National : « Il faut avoir tout cédé à une idée despotique pour que quelqu’un comme Jacques Sapir, qui connaît bien l’histoire, ait à ce point perdu tout sens de l’histoire. ».
C’est souvent par l’absence de clarté, par la confusion, effectivement, qu’advinrent au pouvoir ceux qui parlaient la bouche pleine de nation et de peuple, pour ne jamais le leur rendre.
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