De Trump à Sanders : Les processus de ruissellement et captation symbolique, par Timiota

Billet invité.

L’élection surprise de Trump fait voir le rôle de l’affect pour l’électeur désorienté, le laissé-pour-compte, le « péquenot » (hillbilly). Ses saillies trop manifestes (ses goûts de milliardaire arriviste, sa vantardise du « pussy grabbing ») n’ont pas interféré bien fort avec cet affect : les réinterprétations par l’individu désorienté ont pu par exemple adhérer à l’explication de la vantardise pour cette dernière saillie comme celle d’un « boy talk » d’adolescent attardé .

Je tente ci-dessous de saisir une dynamique des grands mouvements de « progrès »/désorientation, passant des seuils critiques (c’est proche de Stiegler mais un peu différent, il s’attarde surtout à voir dans la désorientation en cours une désorientation supérieure aux autres, une « Disruption »).

Dans l’esprit de mon explication écono-territoriale des Trente Glorieuses de mai 2015, je tente donc une théorie « noo-machinique » dans l’histoire des oscillations d’affect de l’homo occidentalis au moins. (« noo » = esprit/intellect, l’âme noétique).

En gros le fond est assez simple et recoupe partiellement la tentative de Dardot et Laval d’ancrer les Communs dans la « praxis », la pratique : tant que les outils et leurs pratiques se lient à une finalité de la société, et que de l’autre côté du spectre, le seigneur ou féodal du lieu n’abuse pas des « macro-outils » permis par l’organisation politico-sociale du moment politiques (guerre, taxes, projets éléphantesques à la Pierre le Grand ou Louis XIV, pas de grosse ligue de marchands comme ceux de la Hanse pour freiner), en gros, ça peut aller dans les limites matérielles (modulo par exemple les aléas climatiques, dont ceux anthropiques, la déforestation au XVIIIe siècle quand même en France assèche le climat et les nappes en parallèle, ou le Dust Bowl aux USA).

Puis, dans les stades de la technique qui font changer les outils d’échelle sur la chaine d’organisation, il y a des cycles de « dénoétisation », des cycles qui ont une phase descendante (le poison du « pharmakon » chez Stiegler : par exemple les sophistes au temps de l’agora, les libellistes qui rendent urticant le monde éditorial du XVIIe siècle, les trolls qui rendent urticant le raisin du web, vendangé comme on peut). Et ce sont des phases de dénoétisation qu’il coûte cher de remonter (Stiegler jargonne là-dessus en parlant de « double redoublement » et d’« épokhé »).

Le cycle le mieux connu pour nous est celui de l’industrialisation, clos par les deux Guerres Mondiales. Et à l’issue d’icelles, ici en France, la Sécurité Sociale issue des syndicats qui réorganisent lourdement les tenants et aboutissants de la société pour toute une génération (mais, il est vrai, dans un cadre démographique et énergétique qui ne pourra se perpétuer).

Plutôt que la spécificité technique de tel ou tel stade (ainsi la spécificité du « Digital » qui est si souvent mise en avant), je me demande si le critère de l’évolution sur la chaine d’organisation — de l’individu aux collectifs — ne serait pas le bon filon pour cette vision générale (je pense à Proudhon et l’érection par 200 hommes de l’obélisque de Louqsor à la place de la Concorde, qu’il utilise dans les analyses qu’il mène pour sa version du socialisme comme étant le stade 2 ou 3, Et disons  la coopération à 2 ou 5 ou 10  dans la ferme étant le stade 1 ou 2. Le stade 0 ou 1 étant disons pré-agriculture) .

Aujourd’hui, comme l’a assez bien situé Richard Sennett dans ses analyses du monde du travail américain des années 1990-2000 (« La culture du nouveau capitalisme« , ici, à ne pas confondre avec le Boltanski et Chiapello, « Le nouvel esprit du capitalisme » ici), la grosse et profonde (ré-)organisation permise par le monde digital a fait passer un ou deux stades dans les 50 ans passés (d’IBM à Apple à Twitter/Uber/…). D’où un nouveau stade de dénoétisation, qui forme un électorat, électorat que Trump a su cueillir.

Là encore, il faut voir en même temps, puisqu’il s’agit d’un mouvement d’organisation, la désorientation du bas, et les réorientations du haut, qui sont elles aussi « systémiques », et n’ont rien d’un complot : si Trump a fait une bonne campagne, ce n’est pas en « super crypto Bourdieu » analysant les faiblesses de ses pauvres compatriotes et cherchant sciemment à les exploiter par un calcul et des ajustements fins de tout un discours. C’est plutôt parce qu’en haut de la pyramide d’organisation, il y a un mécanisme  métabolique de captation de « tout ce qui bouge », symétrique de la désorientation :  de quoi faire un « trickle up » qui ne devient pas un trickle down.

Ici, Trump a défini intuitivement, dans sa boite à outils somme toute rustique (mais pour les connaisseurs de la biologie, quoi de plus rustique qu’un virus de la grippe qui code pour ses 7 protéines différentes seulement, celles pour entrer des cellules, en sortir, et y favoriser sa reproduction), Trump a défini, donc, les « antennes » qui lui ont permis de communiquer avec les affects en déshérence des gens dénoétisés par les changements d’organisation (et pas besoin que ce soit le digital en soi qui soit la raison de ce changement, le digital est « juste » ce qui permet la réorganisation du moment).

Ce qui veut dire aussi qu’il n’y aura pas de grande déception dans son électorat. Le « trickle-up » peut continuer, indépendamment du fait que Trump se présente comme anti-establishment ou pas, c’est dans sa « capacité métabolique ».

Le changement de rapport de force, lui, changerait la donne, et au fond l’espoir de cette élection est dans l’autre captation qu’on a vu naitre : celle de l’imaginaire du collectif autour des arguments de Bernie Sanders. Elle a été symbolique d’abord, mais sera peut-être prochainement tout à fait en prise sur l’économie.

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