CHINE – Sur les traces du taoïsme (2) : lieux de culte et panthéon, par DH & DD

Billet invité. Second d’une série de trois.

À tous ceux et celles qui y ont pris goût, proposition est faite de poursuivre le voyage en Taoïsme : embarquement immédiat ! Il va nous falloir cette fois aller un peu plus loin dans le détail de cette religion qui comporte des lieux de culte, un panthéon, un clergé, des cérémonies et offices et des pratiques magico-ésotériques. Pour la clarté de l’exposé, nous proposons de suivre pas à pas cet ordre, un peu scolaire et simplificateur, mais offrant quelques chances de ne pas perdre trop de nos randonneurs en chemin !

Les lieux de culte.

Nous en connaissons déjà pour avoir « escaladé » le Taishan ensemble : les plus antiques et originels sont les montagnes. Au-delà des Cinq Pics divinisés, toutes les montagnes sont des lieux sinon officiellement consacrés, à tout le moins « magiques ». Elles sont en effet imbibées en permanence d’une rosée céleste (yin), celle que la fraîcheur de l’aube y dépose et celle qu’y laissent les écharpes de nuage qui le plus souvent les enveloppent. Le « qi » qui anime vigoureusement leur relief (yang) est plus puissant et pur qu’où que ce soit ailleurs et, à ce titre, il a des vertus purificatrices et énergétiques qui circulent non seulement dans l’air qu’on y respire, mais aussi dans les plantes, racines et champignons qu’on y récolte (et qui jouent un rôle très important dans la pharmacopée chinoise). On connaît bien aussi la place primordiale faite aux montagnes dans la peinture de paysage en lavis d’encre qui prédomine très largement à l’époque classique (à partir des Tang et très abondamment sous les Song) : épouser par le truchement du pinceau la majestueuse grandeur de la montagne et être en mesure de mettre le spectateur en communication avec les souffles vitalistes qui l’animent est un exercice tout autant « taoïste » que pictural. La même constatation vaut bien sûr pour la calligraphie. Dans les deux cas, il s’agit de « retourner à la racine » pour capter quelque chose de l’Un primordial authentique (dont tout être porte en lui la « signature »).

Les montagnes comportent généralement dans leurs flancs des grottes et cavernes. Celles-ci disposent en Europe aussi d’une symbolique très riche : depuis la Préhistoire (Lascaux, Chauvet…), elles ont été investies d’un rôle magique qu’on retrouve dans beaucoup de nos contes et les légendes. Tantôt elles sont associées à des passages entre deux mondes (chez Virgile et bien d’autres), tantôt à des trésors cachés à l’abri d’une formule magique (caverne d’Ali Baba, allégories alchimiques de la quête du « lapis », etc.), tantôt à la vision-révélation de mystères (grotte de Montesinos dans « Don Quichotte« ). Dans de nombreuses légendes de chez nous, elles sont liées à d’étranges phénomènes de contraction ou dilatation du temps (thème récurrent : les grottes où des bûcherons, croyant n’avoir été retenus prisonniers qu’une nuit par des lutins, ne reconnaissent plus personne au village parce qu’un siècle a passé), sans parler des grottes lieux privilégiés des apparitions surnaturelles comme celle de Lourdes. En Chine, les grottes ont joui d’une aura assez semblable, mais elles ont été plus explicitement associées, par leur forme et par leur enfouissement dans le ventre de la terre, à autant de matrices (et leurs éventuelles stalactites à autant de « tétons de la Cloche céleste ») propres à enfanter « l’embryon d’immortalité » que les taoïstes aspirent à faire, comme on le ferait d’une graine, littéralement germer et pousser en eux. La grotte yin, où l’on se retire en vase clos, permet de faire retour à l’état premier de la spontanéité de la nature. La vie y est repliée sur elle-même mais elle s’y régénère : imitant le monde naturel dont ils sont de fins observateurs, les taoïstes ont toujours essayé de calquer leur conduite sur ce modèle. Les ont inspirés les animaux hibernants qui, sortant des tanières où ils se sont enclos tout l’hiver, semblent dotés d’un surcroît de vitalité ainsi que les papillons qui ont besoin d’un séjour dans leur étroit et hermétique cocon, pour réaliser leur destin, insoupçonné jusque là, de créatures ailées ! On peut dire qu’une grotte symbolique accompagne le taoïste dans ses pérégrinations : la coloquinte-calebasse avec laquelle il est généralement représenté n’est autre qu’une « grotte en petit« , pour reprendre la formule de Rolf A. Stein. Comme celui-ci le note : « Les grottes qui constituent un monde paradisiaque à part ont l’entrée difficile ; on y entre par une porte étroite. Ce sont des vases clos, au goulot étroit en forme de gourde. (…) La calebasse figure un monde complet, mystérieux, clos en lui-même. » La calebasse de l’iconographie taoïste est censée, on s’en doute, contenir l’élixir d’immortalité.

Il est bien évident que l’aspect « lieu de culte » des montagnes est rendu généralement encore plus explicite par la présence de temples. La religion taoïste (comme le bouddhisme) dispose en effet en Chine de nombreux sanctuaires implantés de très longue date dans des massifs montagneux. Outre le Taishan déjà évoqué et les quatre autres Pics Célestes, outre les monts Qingcheng (Sichuan) déjà signalés aussi, citons les monts Wudang (Wudangshan) au Hubei qui hébergent à leur sommet le plus grand temple/foyer des arts martiaux taoïstes (concurrents de ceux de Shaolin d’obédience bouddhiste), les monts Lao (Laoshan) au Shandong, lieu de culte de la secte de la Perfection Totale et les monts Mao (Maoshan) au Jiangsu, lieu de naissance de la secte de la Grande Pureté. La liste n’est évidemment pas exhaustive… Tous les temples taoïstes (ou assimilés) que l’on trouve dans les villes et les villages sont, en ligne plus ou moins droite, reliés à des montagnes. On l’a vu pour les « Dongyuemiao » qui, partout en Chine, sont rattachés au Pic de l’Est (le Taishan) et en sont pour ainsi dire des émanations, mais cela est vrai des autres temples aussi. La filiation entre un « temple-mère » et un « temple-rejeton » s’effectue selon un essaimage fondé sur le partage des cendres d’encens du brûle-parfum de l’un vers celui de l’autre. Ensemencé par les cendres du temple protecteur, le brûle-parfum du nouveau lieu de culte pourra recevoir ses premiers bâtonnets d’encens tandis qu’un daoshi procèdera à l’ « animation » de ses statues, leur « ouvrant » symboliquement les yeux en les aspergeant avec un pinceau trempé dans le sang d’un coq.

En conclusion de ce premier point à notre ordre du jour, pourrions-nous trouver plus belle et plus explicite illustration du lien constitutif entre le taoïsme et la montagne que cette encre sur soie de Liang Kai (peintre des Song du Sud, actif vers 1200) intitulée « L »immortel » où tout le « qi » que peut restituer un pinceau est mobilisé pour rappeler avec vigueur que l’idéogramme « xian » (immortel) est formé par association de « homme » et de « montagne ».

Le panthéon.

Nous jetons l’ancre sur les rivages d’une contrée extrêmement peuplée, mais aux contours un peu flous et à la végétation touffue, qui va nous obliger à jouer de la machette ! Le panthéon taoïste est multiforme, haut en couleurs et fluctuant selon les époques. Nous ne pourrons faire autrement que nous contenter de ses grandes lignes et de ses personnages les plus emblématiques. Le monde des dieux obéit aux lois d’organisation d’une bureaucratie calquée sur le modèle de l’Empire. Hauts fonctionnaires célestes, les divinités et esprits sont à la tête de ministères d’où ils administrent avec plus ou moins d’équité et de justice les affaires de l’univers. Ils ne sont pas plus infaillibles que leurs homologues humains et les Chinois sont toujours prêts à tabler sur leur propension à se laisser graisser la patte ! En fait, ces dieux « délèguent » beaucoup et ont sous leurs ordres des légions de subalternes et d’acolytes, guerriers, sbires, gratte-papier et autres teneurs de registres que les daoshi ont le pouvoir d’enrôler au bénéfice de qui a recours à leurs services.

Au sommet de la hiérarchie cependant, apparus au VIe s., trônent côte à côte « Les Trois Purs » (« san qing« ) : le Vénérable céleste de l’Origine première, le Vénérable Céleste du Joyau sacré et le Vénérable Céleste du Dao (qui n’est autre que Laozi divinisé siégeant au centre de cette trinité). Comme le bouddhisme (mais aussi, somme toute, le christianisme), le taoïsme affectionne cette distribution ternaire qui est celle de l’équilibre (la forme tripode est une des formes privilégiées des bronzes archaïques). Les Trois Purs ne sont autres que le développement d’une trinité plus ancienne (déjà présente au IIe s. dans le panthéon de la secte des Cinq Boisseaux), »Les Trois Officiels » (« san guan« ) respectivement en charge du Ciel, de la Terre et de l’Eau. À côté, au-dessus ou un peu en-dessous des Trois Purs selon les époques et les textes pris en compte, se situe « L’Auguste de Jade » (Yuhuang Dadi) dont nous avons vu comment, au XIe s., un coup de pouce de l’empereur Song Zhenzong le propulsa à cette place de premier plan. Un très haut rang est également dévolu à la « Reine Mère de l’Occident » (« xi wang mu« ) ainsi nommée parce qu’elle réside dans un palais de jade au sommet du Kunlun (l’axis mundi terrestre de la cosmogonie taoïste). Elle y possède un verger de pêchers donnant tous les 3000 ans des fruits qui confèrent l’immortalité. Elle a une consœur en la personne de « Dou mu », la « Déesse du Boisseau du Nord » (la Grande Ourse), celle qui pivote au fil des saisons autour de l’axis mundi céleste qu’est l’étoile polaire. Les planètes, étoiles et constellations jouent un rôle éminent dans la mythologie taoïste : elles sont presque toujours figurées sur les talismans comme sur les robes de cérémonie des officiants qui ne manquent d’ailleurs jamais de les invoquer au cours des rituels. Chacune d’entre elles a sa ou ses divinités. Trois « Étoiles » sont particulièrement populaires et représentées un peu partout : les « san xing » de la longévité, de la fortune et de la réussite par l’accès au mandarinat. Pour embrasser l’ensemble du panthéon taoïste (mais « taoïste » se confond là avec « chinois »), il suffit de s’imaginer la foule que représentent des divinités qui président à l’ensemble des phénomènes naturels visibles et invisibles (tonnerre, feu, vent, pluie..), à la gestion du royaume des morts (juges et autres intervenants des Enfers) et aux activités des vivants dans l’éventail infini de leur diversité ! L’immortalité étant, comme on l’aura compris, un thème central dans le taoïsme, ceux (et celles) qui y ont accédé ont leur ticket d’entrée dans le panthéon où ils (et elles) jouissent d’une grande popularité. Les plus représentatifs sont connus sous l’appellation de « Huit Immortels » et chacun des huit a sa propre légende et ses propres pouvoirs magiques, mais il ne faut pas imaginer pour autant que l’accès à ce statut n’est pas ouvert à d’autres. Ainsi, dans son roman « Beaux seins, belles fesses« , Mo Yan évoque comment une des sœurs du héros-narrateur se métamorphose en « immortelle-oiseau » et va, pour le reste de ses jours, vivre dans une « pièce de silence » et être honorée par un autel. Mo Yan ajoute : « Dans la courte histoire du canton du Nord-Est de Gaomi, six femmes étaient devenues des immortelles — renarde, hérisson, belette, serpent blanc, blaireau et chauve-souris — à cause d’amours empêchées ou de fiançailles qui avaient mal tourné et elles avaient vécu une existence mystérieuse forçant le respect. » Les immortelles-renardes sont particulièrement présentes dans le corpus des légendes chinoises : les renards (animaux de tanière eux aussi) sont censés jouir de nombreuses vies parce qu’ils possèdent le pouvoir de s’emparer du corps de filles attirantes pour séduire des jeunes gens afin d’absorber leur influx vital. Il est très probable que ces histoires d’immortelles, comme celles de Gaomi évoquées par Mo Yan, sont une forme d’éclairage irrationnel et superstitieux sur les manifestations d’un désordre mental soudain consécutif à un choc émotionnel violent. La folie donnant la main au sacré n’est pas si étrangère à nos propres anciennes croyances !

Ajoutons enfin que le panthéon taoïste s’est très largement et facilement ouvert à des personnages historiques illustres qui y occupent des places de choix dans la mesure où ils sont jugés par les simples gens plus proches et plus accessibles aux prières que les sommités « d’en haut ». « Cette déification fut facilement admise dans le peuple à cause de la nature ouverte du panthéon qui englobait n’importe quel esprit si son efficacité et ses manifestations pouvaient laisser croire qu’il avait été nommé à une charge par la bureaucratie céleste. Ces personnages historiques purent être considérés comme des dieux parce qu’on pensait qu’ils étaient en fait des esprits divins, des puissances célestes qui avaient dû s’incarner à une certaine époque. » (Jacques Pimpaneau). C’est dans cette catégorie que l’on trouve l’omniprésent Guanyu/Guandi, le guerrier au grand cœur au service du royaume de Shu à l’époque des Trois Royaumes devenu pourfendeur de démons pour l’éternité ou le juge Bao Gong qui incarne pour tous la rectitude et la justice. C’est également dans ce fouillis que l’on peut faire l’inventaire de tous les patrons des différentes guildes et corporations (on se souvient que celui des horlogers n’est autre que le jésuite Matteo Ricci) et beaucoup d’entre elles ont plusieurs patrons (toujours l’histoire des œufs dans plusieurs paniers !). Parmi les divinités de ce panthéon fourre-tout pour lequel les lettrés confucéens ne professaient que mépris (officiel ! car beaucoup en honoraient quelques unes en douce !), il en était qui s’imposaient tout de même bon gré mal gré à leur vénération : les dieux de la Littérature et des Examens ! Dans presque toutes les villes s’élevait un temple ou au moins un autel dédié à Wenchang, dieu de la littérature, qui règne sur une constellation de six étoiles à côté du Boisseau du Nord et qui, au ciel, est « assisté du Sourd Céleste et du Muet Céleste, grâce à qui ceux qui savent ne peuvent pas parler et ceux qui parlent ne peuvent comprendre, de façon que les voies du Ciel restent impénétrables. » (Jacques Pimpaneau) À ses côtés, plusieurs étoiles appartenant au Boisseau du Nord étaient plus spécialement chargées de favoriser la réussite aux examens : Wenquxing (patron des examens civils), Wuquxing (patron des examens militaires) et, plus éminent encore, Kui xing qui jouissait de la popularité la plus universelle. Est-il vraiment besoin d’ajouter que nous venons de parler à l’imparfait, mais qu’aujourd’hui encore les effigies de ces personnages, dans toute la Chine, respirent beaucoup d’encens aux mois de mai et juin à l’approche des fins d’années scolaires ?

Pour ne pas abuser de la patience de ceux qui nous ont suivi jusqu’ici, nous proposons de recourir aux vieilles recettes du feuilleton pour un… « la suite au prochain numéro » !

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Ouvrages cités

 » Chine, mythes et dieux« , Jacques Pimpaneau, Éd. Philippe Picquier (1999)

 » Le monde en petit« , Rolf A. Stein, Éd. Flammarion (1987)

 » Beaux seins, belles fesses« , Mo Yan (prix Nobel de littérature) Éd. Points Seuil (2005)

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