Max Weber : Confucianisme et taoïsme V. Sous l’empereur : un corps de lettrés

En Chine, l’écrit a toujours primé sur le dit : le texte écrit faisait référence bien davantage que la parole. La plaidoirie était absente, il n’y eut pas l’équivalent d’une Scolastique médiévale s’efforçant de clarifier les concepts tout en respectant les principes de textes sacrés. Le pouvoir de l’empereur s’est exercé de haut en bas par le moyen d’une administration constituée d’un corps de lettrés recrutés par un système sévère d’examens. Un lettré pouvait par son charisme gagner une autonomie, comme ce fut le cas de Confucius.

Confucianisme et taoïsme (1915 ; Gallimard 2000) par Max Weber
Résumé du livre par Madeleine Théodore

V. Le corps des lettrés.

En Chine, depuis le 8e siècle, le rang social a été déterminé par la qualification aux fonctions essentielles bien davantage que par les possessions. Ce pays a fait de la formation littéraire le critère de l’estime sociale de la manière la plus exclusive qui fût – ce qui signifiait seulement à l’origine une connaissance de l’écriture – de progrès dans la voie de l’administration rationnelle ainsi que de toute intellectualité et elle a constitué l’expression décisive de la culture chinoise dans son unité.

Les lettrés représentent la classe dominante. Ils étaient majoritairement des descendants des familles féodales dont la position sociale reposait sur la connaissance de l’écriture et de la littérature. Déjà à cette époque la strate des lettrés ne constituait pas un corps héréditaire ni exclusif. Les écrits anciens passaient pour des objets magiques, l’activité destinée à influencer les esprits était entre les mains des représentants de la communauté. On exerçait une influence sur le destin et d’abord de la récolte par des moyens rationnels, la régulation de l’eau par exemple, et c’est pourquoi un fonctionnement bien ordonné de l’administration a constitué de tout temps le moyen fondamental pour influencer également le monde des esprits. La justesse de l’ordre interne de l’administration et la justesse charismatique de la conduite de la vie du prince – au plan social comme au plan politique – relevaient de la seule compétence de l’expert lettré de la tradition ancienne. Ils ont été dés le départ des adversaires du féodalisme et des partisans d’une organisation de l’État comme institution officielle. À cette époque, les différentes cours étaient en concurrence pour s’attacher leurs services, certains d’entre eux restaient libres de toute fonction par principe. Confucius et Lao-Tse ont été des fonctionnaires avant de vivre déchargés de toute fonction, comme maîtres et comme écrivains. Avec la pacification de l’État, la concurrence entre les lettrés s’accrut pour obtenir des charges, le développement d’une doctrine orthodoxe fut le confucianisme, le charisme céda le pas à la tradition.

Confucius établit une révision pragmatique et systématique des faits du point de vue de la convenance, valorisant la prudence dans un État pacifié. Le corps militaire était méprisé. La qualification et le rang se déterminaient en fonction du nombre d’examens réussis. Ainsi le rang d’un dieu de la cité dépendait du rang obtenu par son mandarin. Le système d’examens a réussi l’objectif d’exclure tout regroupement en une noblesse de service de caractère féodal car toute personne attestant une qualification après une formation pouvait prétendre à entrer dans le corps des candidats aux prébendes.

Les deux objectifs de l’éducation étaient d’une part l’éveil d’un charisme et de l’autre la dispensation d’une instruction spécialisée. Pour le premier, il était question de l’éveiller car il n’est pas possible de l’inculquer. En ce qui concerne l’autre, il s’agissait de dresser les élèves pour qu’ils acquièrent une aptitude pratique à des tâches administratives. Un troisième objectif était d’éduquer un « homme de culture », comparable à l’humaniste de l’Occident.

L’élément décisif de cette formation était dans son caractère purement laïque et son attachement à la norme fixe des classiques, dans un cadre purement livresque et littéraire. En Occident, le profil chevaleresque de l’homme de qualité a été valorisé aussi bien que celui du lettré. On voit même dans l’Antiquité que Socrate est reconnu aussi bien pour son courage que pour le discours qu’il tient. Ce n’était pas le cas en Chine.

La formation chinoise supérieure intégrait aussi l’art de la danse et des arts martiaux. Elle présentait deux caractéristiques : elle était purement littéraire et scripturaire. La production littéraire s’adressait à la fois à l’œil et à l’oreille. C’est ainsi que le langage poétique en usage était considéré comme foncièrement subalterne par rapport à l’écrit. La parole restait une affaire qui concernait la populace, ce qui contraste absolument avec l’hellénisme : le chinois n’a pas accès à la puissance du logos, de la définition et du raisonnement. Par un autre aspect, cette formation purement écrite détachait la pensée du geste. L’élève apprenait seulement à calligraphier deux mille idéogrammes puis à les comprendre. Ensuite il abordait le style ainsi que sa disposition d’esprit propre.
Le calcul était absent de cette formation, même si l’idée de nombres positionnés était développée au 6ème siècle avant Jésus-Christ.
En Occident la culture était dépendante d’écrits sacrés ou culturels : seules les écoles philosophiques grecques ont développé une formation purement laïque, comme en Chine. La culture chinoise n’a donné naissance à aucune scolastique car elle n’a pas développé une logique spécialisée. La philosophie chinoise était non didactique, liée à l’écrit et orientée uniquement en fonction de problèmes pratiques et des intérêts du corps de la bureaucratie patrimoniale. Dans le domaine de la justice, on ne pratiquait pas la plaidoirie, la convenance rejetait la discussion de problèmes spéculatifs ultimes.

Les représentations populaires associaient pourtant aux examens des lettrés un sens magico-charismatique. Le candidat, même après sa réussite était sous le contrôle de l’école toute sa vie. Le lettré jouissait de privilèges propres : l’exemption des corvées, des peines corporelles et l’attribution de prébendes. Les charges liées à la formation et aux périodes d’inactivité incombaient aux familles.

La sincérité et la loyauté étaient les vertus cardinales. Il était bien vu de s’agenouiller devant les supérieurs mais déshonorant si cette attitude était en rapport avec une bien-aimée. Le seul objectif de l’éducation était l’épanouissement de la substance yang dans l’âme humaine, car l’homme chez qui elle a pris complètement le dessus sur les puissances démoniaques détient le pouvoir sur les esprits. Ceux-ci récompensent la bonté au sens de la vertu éthique-sociale. La bonté tempérée par la beauté classique constituait le but du perfectionnement de soi.

Le journal officiel publiait un compte-rendu ininterrompu de l’activité de l’Empereur devant le Ciel et devant ses sujets. Les rapports et documents constituaient une soupape de sécurité puissante et efficace face à la pression de l’opinion publique sur l’administration des fonctionnaires.

Il n’existait pas de mode de formation autre que la formation classique, seulement une différence dans les niveaux. Le pourcentage des candidats qui échouaient aux examens était extraordinairement élevé et malgré cela le nombre des élus dépassait celui des prébendes disponibles. Pour obtenir celles-ci, ils concouraient en faisant appel à des protections personnelles, en les achetant ou encore en empruntant : la vente des prébendes constituait un moyen pour l’État d’acquérir du capital et elle remplaçait très souvent la qualification par les examens.

L’influence des lettrés sur la population en termes de prestige demeura inébranlable jusqu’à ce qu’elle ait été minée par des membres modernes de la strate cultivée ayant reçu une formation occidentale. Les lettrés eurent aussi une influence au niveau économique, ils vainquirent leurs adversaires successifs : les grandes familles de l’époque féodale, les capitalistes acquéreurs de charges, la visée rationaliste de l’administration de constituer un corps de fonctionnaires spécialisé. Un seul adversaire majeur subsista : le sultanisme et l’administration des eunuques qui le soutenait. Sur la durée, les lettrés furent victorieux.

Selon les confucéens, la confiance que les eunuques accordaient à la magie était la source de tous les maux. Selon eux, l’empereur ne pouvait gouverner constitutionnellement qu’en recourant à des fonctionnaires qui étaient des lettrés diplômés ; il ne pouvait gouverner « classiquement » que grâce à des fonctionnaires représentants d’un confucianisme orthodoxe. Nous verrons quel était le contenu matériel de l’éthique orthodoxe.

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