Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », par Serge Audier (X), Vers un « libéralisme constructeur »

Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », préface de Serge Audier – Penser le « néo-libéralisme », éditions Le bord de l’eau, 2012. Madeleine Théodore nous propose un résumé en plusieurs parties de cette réflexion essentielle. Ouvert aux commentaires.

La nécessité de promouvoir un « libéralisme constructeur » devient un thème lié au discours de Louis Rougier. Il avait voulu, dans les années 1930, dépasser les différentes « mystiques » dans le domaine économique (La Mystique démocratique, ses origines, ses illusions, 1929). « La méthode d’analyse logique s’applique aux doctrines qui, généralement, mélangent deux sortes de propositions: des jugements théoriques et des règles d’action. En ce qui concerne les premiers, il convient d’examiner dans quelle mesure ils sont fondés sur l’expérience et en ce qui concerne les secondes, il faut examiner si les fins qu’elles proposent sont compatibles  et si les moyens qu’elles préconisent sont adaptés à ces fins ». Ainsi, le « laisser-faire, laisser-passer » n’est pas une condition sine qua non de l’économie de marché ». Par ailleurs, les moyens que le socialisme préconise sont mal adaptés aux fins généreuses qu’il poursuit.

Pour Rougier, il exige une « mystique libérale », tout comme il y a une « mystique corporative » ou une « mystique marxiste ».

« Le « libéralisme constructeur » n’aura rien à voir avec le socialisme libéral, qui est une contradiction dans les termes : le socialisme est autoritaire ou il n’est pas, et l’on ne peut défendre les droits de l’homme et du citoyen tout en planifiant l’économie ». Rougier défend la Cité libre, en référence à l’ouvrage de Lippmann, avec une allusion appuyée à l’Antiquité.

Dans sa critique de la « mystique libérale », Rougier rappelle que la science économique démontre que le maximum de satisfaction pour les échangistes est réalisé en régime de libre concurrence. La question laissée dans l’ombre est la suivante, que les théoriciens de l’Economie optimiste ne posent pas : « A un moment donné, pour une société donnée, la distribution du pouvoir d’achat est-elle la plus désirable possible et l’Etat ne doit-il pas intervenir pour la modifier ? ».

La théorie du « laisser-faire, laisser-passer » de l’ Economie optimiste peut être appelée la « première mystique économique en date ». Cette vision ne trouve pas ses sources dans l’observation et l’expérience, mais dans une matrice théologique ou métaphysique. Chez les Physiocrates, elle est sous-tendue par la croyance en un « ordre naturel et essentiel des sociétés humaines », résultat spontané des lois instituées par Dieu et la nature.

Rougier établit, contre le dogmatisme libéral, la portée et les limites de la « science économique ». Celle-ci indique comment l’équilibre s’établit mais elle ne cherche pas à le comprendre, ni à le modifier. Elle ne se soucie pas de savoir si la distribution est la plus juste possible, pour, selon Pareto, l’équilibre sociologique du pays. Il faut réintégrer les problèmes économiques dans l’ensemble des problèmes politiques. L’erreur de l’école optimiste méthodologique est qu’elle se présente comme une théorie sociologique. Il y a un postulat implicite, le primat de l’économique sur le politique, que l’on retrouve, en vue d’autres utilisations, dans le matérialisme historique de Karl Marx. Cette « mystique économique » méconnaît ou sous-estime par ailleurs l’importance du facteur national : les populations restent cloisonnées en nations, et un protectionnisme peut se justifier en ce sens, y compris du point de vue des libéraux. Après tout, c’est Adam Smith lui-même qui jugeait que « la sécurité vaut mieux que la richesse », au point de voir dans l’« Act of Navigation », une des mesures les plus sages qu’ait prises l’Angleterre. De même, un pays peut faire le choix de sauver l’un de ses groupes sociaux menacés, par exemple la paysannerie.

Mais cela ne signifie pas que toute intervention de l’Etat soit recommandable. Les interventionnistes raisonnent à priori en faisant abstraction du contexte global. La tâche des hommes d’Etat est de voir la solidarité des problèmes et de rester indépendants à l’égard des entraînements aveugles de majorités passagères irresponsables qui ne représentent que par une fiction contestable, les intérêts permanents d’une nation.

Une autre erreur de la « mystique libérale » qui obère entièrement sa capacité à préconiser des politiques économiques pertinentes est que son discours est sous-tendu par un partage strict entre deux domaines de l’activité collective : le premier serait soumis à la loi, tandis que le second serait soustrait à toute règlementation juridique. Or, l’erreur est patente : la propriété, l’héritage, les contrats, la monnaie– sont des créations de la loi, n’existent que par un ensemble de droits, de garanties et d’obligations sanctionnées par l’autorité de l’Etat. Cette erreur éclaire l’évolution de plus en plus conservatrice de l’Ecole libérale, alors qu’elle était apparue sous un jour progressiste. L’erreur des libéraux manchestériens fut de prendre l’ordre social régnant à leur époque pour un ordre absolu et éternel, de transformer le régime de la propriété et des contrats de leur temps en un droit imprescriptible et naturel. Ce faisant, ils devinrent conformistes et conservateurs.

L’économie libérale, loin d’être « abstentionniste », suppose un mode juridique, actif et progressiste. Le problème de l’interventionnisme tient à son caractère essentiellement conservateur : il a eu pour effet de résister au progrès de la technique et de l’organisation scientifique, traduisant une défiance extrême envers le machinisme et un rejet de l’inventivité technique. Il a étouffé les brevets d’invention en menaçant d’ostracisme les inventeurs. Il faut assurer plusieurs types d’adaptations économiques et sociales que le vieux libéralisme réalisait mal : celle de la production aux besoins réels rendus solvables, celle de l’épargne enfin protégée aux besoins d’investissement des entreprises conditionnés par la demande, et enfin celle de l’emploi de la main d’oeuvre, progressivement libérée, aux possibilités réelles  de la technique productive et du marché.

Rougier reprend à son compte la distinction de Lippmann : l’Etat socialiste « administre les affaires des hommes », l’Etat libéral « administre la justice entre les hommes qui mènent eux-mêmes leurs propres affaires ».

Quant à la justice sociale, le jeu régulateur des forces économiques conduit à égaliser les conditions, non par nivellement mais grâce au renforcement des classes moyennes. Celles-ci absorbent progressivement la masse des prolétaires et la « classe abusive » des grands capitalistes.

En définitive, le « libéralisme constructeur » reconnaît le caractère bénéfique de l’ingérence juridique de l’Etat, mais dans des buts bien précis. Rougier utilise une métaphore, celle du code de la route : « Le libéralisme manchestérien pourrait se comparer à un régime routier qui laisserait les autos circuler à leur guise sans code de la route : les encombrements, les embarras de la circulation, les accidents seraient innombrables, à moins que les grosses voitures n’exigent que les plus petites cédassent toujours la route, ce qui serait la loi de la jungle. L’Etat socialiste est semblable à un régime de circulation où une autorité centrale fixerait impérativement à chacun quand il doit sortir sa voiture, où il doit se rendre et par quel chemin. L’Etat véritablement libéral est celui où les automobilistes sont libres d’aller où bon leur semble mais en respectant le code de la route ». Pour Rougier, tout se passe comme s’il fallait opter entre les deux modalités de « socialisme autoritaire » : le fascisme et le communisme.

L’enterrement du libéralisme constitue une catastrophe sur tous les plans. Les Etats totalitaires, pour établir une planification rationnelle et généralisée de la production, mettent en place une économie de guerre génératrice d’appauvrissement généralisé. Les producteurs n’ont plus, à la limite, pour seul client que l’Etat. De même, les consommateurs tendent à n’avoir plus pour fournisseur que l’Etat, et c’est encore celui-ci qui devient « le seul patron des travailleurs ».

Il s’agit de prendre conscience du projet démocratique en lui-même quant à son ambiguïté. Si le premier principe, d’essence libérale, est une garantie absolument indispensable de la liberté individuelle et publique, le second principe, démocratique, porterait avec lui les pires menaces. Celles-ci apparaissent chez Jean-Jacques Rousseau, qui aurait vulgarisé le principe majoritaire en y ajoutant le double sophisme du dogme indiscutble de la volonté générale et de son identité avec la volonté particulière d’un chacun, en tant que celle-ci est appelée à se prononcer sur l’intérêt général.

Il faut détruire plusieurs préjugés sur le libéralisme. Le premier consiste à croire que les processus de l’histoire humaine sont irréversibles. Le second réside dans la conviction que l’Etat « ne peut pas détruire la richesse » mais qu’il faut seulement « la distribuer plus équitablement ». La plus grande menace qui pèse sur l’Occident, c’est l’interventionnisme étatique généralisé. Rougier s’appuie sur les sages que sont Bertrand Russell, José Ortega y Gasset, Aldous Huxley, Guglielmo Ferrero. Si les démocraties veulent se sauver, il faut qu’elles optent en faveur du principe de la limitation des droits de l’Etat et le mettent à la base du droit constitutionnel et du droit. L’histoire a déjà démontré que l’Etat n’a acquis respect et force que durant la période où il s’est limité à ses fonctions propres.

Le plaidoyer de Rougier pour un retour au libéralisme s’exprime dans un compte-rendu de trois livres : « Le Socialisme » de von Mises, « La Cité libre » de Lippmann et le sien propre. Ils montrent tous les trois que c’est le choix entre libéralisme et totalitarisme qui est l’alternative pertinente. Rougier souligne d’abord l’apport du livre de von Mises, qui a réfuté sur un plan strictement scientifique les prédictions du marxisme en les réduisant à néant : le socialisme n’est pas réalisable. La notion d’économie politique implique celle de calcul économique : les prix de consommation expriment le taux de désidérabilité finale de chaque produit et de chaque service en concurrence sur le marché. L’ordre libéral règne en vue de satisfaire les consommateurs de la façon la plus appropriée à leurs besoins, il y aurait correspondance étroite entre la démocratie des consommateurs et la démocratie libérale. Du côté constructeur du libéralisme, Rougier valorise Lippmann : la vie économique se déroule dans un cadre juridique préalable, les masses seraient sur le point de détruire le système économique qui a pourtant permis à la population de l’Europe de tripler en un siècle et à celle des Etats-Unis de quadrupler, avec un niveau de vie toujours accru.

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