CHINE – Retour de Chine. Arlequins, par DD & DH

Billet invité.

Ultime salve d’impressions « Retour de Chine ». Si nous l’avons intitulée « Arlequins », c’est en référence au nom donné autrefois au contenu disparate de ces boîtes en carton dans lesquelles les restaurateurs vendaient à l’heure de la fermeture et à petit prix les reliefs des plats qui restaient au fond de leurs casseroles. C’était toujours un peu trop recuit, avec l’épuisement des sauces les goûts s’étaient évaporés et, sans la magie du dressage, les merveilles inscrites en belle anglaise au menu n’étaient plus qu’un frichti informe qui graissait le fond de la boîte. Telle est pourtant la proposition que nous osons formuler pour ce dernier épisode de notre compte rendu de voyage : racler la marmite et accommoder les restes !

Un des charmes permanents de ce voyage nous aura été offert par la végétation : en octobre, la Chine fête le chrysanthème qui est le pendant automnal de la pivoine printanière. Il est non seulement associé aux joutes poétiques qui étaient le passe-temps préféré des lettrés, mais aussi à la fête du double 9 (le 9 du 9ème mois lunaire) et à la notion de longue durée : il est en effet homophone de « 9 » et de « longtemps », les trois mots se prononçant « jiu« . Tous les parcs et jardins rivalisent donc pour le mettre en valeur : les spécimens les plus échevelés concourent dans les expositions pendant que des dizaines de milliers de plus humbles sont requis pour composer des parterres-tableaux immenses. Un audacieux mélange de couleurs et de thèmes leur donne ce côté kitsch qu’affectionnent les foules chinoises qui se pressent en famille pour les commenter et les photographier. Non moins admirés, photographiés et objets de toutes les dévotions sont les ginkgos qui pendant quelques semaines, tout au plus, seront des arbres de lumière entièrement habillés d’or. La Chine continue à scander le rythme de la vitalité à l’œuvre dans la nature par ces sortes de rendez-vous incontournables. « Rendre visite aux fleurs » fait partie des rituels saisonniers. Dernières fleurs avant les froidures, les chrysanthèmes n’en sont que plus précieux, comme le seront, leur tour venu, les premières corolles des prunus après la Fête du Printemps. 

Nous avons déjà eu l’occasion de parler, dans ce blog, de l’amour et du respect des Chinois pour les arbres. Davantage encore que lors d’autres séjours, ce moment passé au Shandong en octobre nous a offert de nombreuses occasions de « rencontre », en particulier dans l’enceinte de temples, avec des arbres vénérables chargés de siècles et de dévotion populaire. Dans cette partie du Shandong, la vénération envers les très vieux arbres est particulièrement vivace. Un culte leur est parfois rendu avec prières, encens et offrandes exactement sur le modèle de celui des divinités. Ce n’est guère étonnant puisqu’il s’agit d’une région de très vieille culture, enracinée de longue date. On n’est pas pour rien dans la principauté qui s’enorgueillit d’avoir vu naître Confucius et, plus tard, Mencius : cela diffuse tout naturellement le culte de l’antique ! Or, en Chine, ce sont les arbres, beaucoup plus que les constructions humaines (très fragiles et vulnérables, comme nous l’avons déjà évoqué), qui sont les seuls authentiques témoins des temps très longs. Leur extraordinaire longévité les situe dans un ordre supérieur à celui des mortels. On enrubanne certains de galon rouge pour marquer leur prestige et le mystérieux pouvoir qu’on leur reconnaît et dont on espère des bienfaits, mais même les sans-grades non décorés sont respectés : on ne les coupe pas pour construire un nouveau mur ou un escalier quand on réaménage un site de temple, on construit les marches autour ! (voir photo). Le pouvoir symbolique de ces très vieux arbres (ce sont le plus souvent des cyprès ou des acacias) qui s’arc-boutent à la vie malgré des racines déchaussées et des troncs éviscérés est très puissant : les gens leur témoignent le même attachement respectueux qu’aux ancêtres auxquels ils les assimilent plus ou moins.

                

Ne cachons pas, puisque nous voilà à l’heure du bilan, qu’une pointe d’inquiétude assez égoïste nous a parfois effleurés au fil de notre circuit. Jamais jusqu’alors nous n’avions ressenti à ce point combien notre pensée (française) se meut dans des espaces ridiculement petits : la Chine qui s’enrichit passe à une échelle qui est celle… de sa population ! Pendant plus de trente ans, nous avons voyagé en Chine sans en prendre vraiment la mesure : les Chinois, ignorant tout de l’idée même de tourisme faute de congés et d’argent à vouer au loisir, ne croisaient pour ainsi dire jamais (ou en fort petit nombre) nos chemins de touristes ! Bien sûr, nous nous réjouissons de l’évolution qui amène un assez grand nombre de Chinois à jouir de ce dont nous jouissons nous-mêmes, mais les masses humaines dont il s’agit tout d’un coup (même s’il n’y a encore qu’une minorité qui y accède pour le moment !) sont perturbantes. Nous avons déjà pris l’exemple des hôtels grands comme des gares, eh bien ajoutons-y celui des gares précisément : à Pékin, la Gare de l’Ouest, longue en façade d’1 km, nous paraissait déjà démesurée. Nous n’avions rien vu : celle du Sud, qu’on vient de finir d’aménager, a la taille d’une ville sur plusieurs étages ! Hors de tous nos gabarits ! Flippante ! Pourtant nul doute que l’on y sera bientôt à l’étroit si le PCC mène à bien d’ici 2030 son ambition d’emmener une nouvelle couche de population vers la moyenne prospérité ! Le choix de cette démesure est sans doute impératif quand il s’agit de prévoir logements, voirie et transports à la taille du pays, nous la trouvons plus contestable quand elle sévit dans d’autres domaines comme ceux qui prétendent à l’esthétique : nous vous avons déjà fait rencontrer un Confucius de 72m, voici, émulation oblige, les deux Bouddhas géants du même acabit que Jinan vient de s’offrir. Sacrés Chinois ! Leur addiction au Guinness Book n’a pas de limites !

Effet secondaire des « Années Fric » ? Très probablement. Tout est allé tellement vite dans ce domaine. Si nous nous accordons quelques minutes pour revenir au fameux 19ème Congrès de ce mois d’octobre, nous aimerions nous attarder sur un détail qui n’en est peut-être pas tout à fait un : Xi Jinping a utilisé l’expression « nouvelle ère » pour continuer à construire le « socialisme aux caractéristiques chinoises ». Autrement dit, il a ouvert les portes du futur à la manière des empereurs des Tang et des Song. Le recours au « changement d’ère » (nian hao) au cours d’un même règne était alors une pratique usuelle : tourner une page un peu raturée, revivifier le mandat céleste par des dénominations propitiatoires, préparer en douceur le tournant d’une réforme en la parant d’un nom de bon augure, tels étaient à ces époques les objectifs ainsi visés. Certains empereurs des Song, au XIème s, ont procédé jusqu’à 9 « nian hao » ! Si l’on considère que Xi Jinping a, plus ou moins consciemment, ravivé cette coutume, cela jette un nouvel éclairage sur le « règne » du PCC depuis 1949. Un éclairage qui gommerait considérablement l’apport de la pensée occidentale qu’est le marxisme pour ramener la Chine dans son droit fil asiatique et impérial. Peut-être est-ce une petite bouffée délirante et sans doute allons-nous trop loin, mais ne pourrait-on pas lire les 68 ans écoulés sous l’appellation « Parti Communiste Chinois au pouvoir » comme étant la mise en place d’une « dynastie » (en se souvenant que pratiquement toutes ont duré plusieurs siècles !) et « l’ère » annoncée par Xi Jinping comme la troisième de cette page d’histoire ? Une telle lecture ne fournit-elle pas une vision, certes schématique, mais claire de l’évolution de la Chine depuis le milieu du XXème s.? La première ère, celle de Mao, est celle de la « remise debout » d’une Chine exsangue et affamée qui a perdu tout droit à la parole sur l’échiquier mondial. La mise en oeuvre d’un tel programme suppose un changement à 180° et un remède de cheval : ce sera, avec les excès que cela comporte, « Lutte des classes et politique au poste de commandement » (mot d’ordre : être résolument davantage rouge qu’expert) ! La deuxième ère est celle de Deng. Soucieuse d’amorcer un tournant, elle met la lutte des classes sous le boisseau. Promouvant l’audace d’être riche, elle place « l’économique au poste de commandement » (mot d’ordre : être facultativement rouge et résolument expert) et récolte une partie de ses fruits dès l’entrée de la Chine à l’OMC (2001). La troisième, celle de Xi, moissonne tout ce qui a été semé sous les deux premières avec la volonté très déterminée d’utiliser la fierté nationale et l’aspiration au bien-être matériel comme leviers pour mener la Chine vers l’accomplissement de son but primordial : voir sonner l’heure de retrouver, grâce aux « nouvelles routes de la soie » et à la « ceinture » qu’elle bouclera autour du globe, la première place qu’elle occupait légitimement, au titre de nation industrieuse et hautement civilisée, dans le concert commercial des nations à la fin du XVIIIème s (soit juste avant les diverses avanies des Occidentaux à son égard).

Notre hypothèse a dû germer en contemplant cet étal de marchand de souvenirs à Qufu. Et si la Chine n’avait jamais changé ? En 4000 ans d’histoire, n’y aurait-il pas eu que… de minimes « accidents de parcours » ne l’empêchant que très fugacement de perséverer dans son être ? Si cette hypothèse a quelque fondement, il se peut que le monde ait à y gagner. En tout cas, à l’heure qu’il est, rien ne laisse présager qu’il ait à y perdre…

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