Un Sioux, par Hubert Chaperon

Billet invité.

En relisant ce matin une nouvelle écrite l’année dernière, je suis si frappé d’y voir les signes de votre influence, que je me dois de vous l’envoyer. Il ne fait aucun doute que vous avez marqué la pensée politique de ce pays, planté des graines et cela influe de façon très visible, mais aussi de façon plus diffuse, dans des recoins insoupçonnés. Ce « Un Sioux » en témoigne. Votre retrait est salutaire, c’est assez paradoxal, mais le mouvement est si vital qu’il donne de la vie, crée un appel d’air, une respiration. Je vous remercie.

Un Sioux

« La chaleur et la lumière du soir d’été c’était encore ce soir là plus que suffisant pour vivre. »

André Dhôtel, « L’azur »

Le hamac nous envoie au firmament. C’est, avant le repos, sa plus grande vertu.

Des mauves, des roses et des turquoises se font et se défont dans un ciel de grande circulation. Croisements et carambolages de nuages rapides animent l’azur par vagues, tour à tour monumentales ou en haillons. Des mastodontes écrasent tout, mais disparaissent aussi bien que les petits discrets qui s’effilochent, ne tiennent pas en place, se font et se défont à chaque seconde.

André se couche après le déjeuner pour regarder ce défilé de nobles gueux, sous les flexibles du saule, alors que le vent un peu frais pour la saison lui fait goûter pleinement les chaudes éclaircies, puis il s’assoupit bercé par les grillons.

On pense trop souvent qu’il pourrait nous arriver malheur à lâcher la rampe, mais c’est faux. L’anxiété fait vite place aux airs vifs de la liberté, on se découvre moins poltron qu’on ne le croyait. On peut cesser ces petites choses que l’on fait pour des raisons que l’on ignore ; parce qu’elles nous enferment. On ne se doute pas que les vastes espaces sont à notre exacte mesure.

Le buisson de myrte envahit l’entrée de la maison, mais son odeur d’encens le sacralise. Inexorablement il use, comme une vache en Inde, de la place qu’on lui laisse et finit par interdire le passage. André n’ouvre plus la porte que pour laisser entrer l’odeur d’encens.

Ici la nature a des droits et elle en profite.

Le saule pleureur, à quelques mètres, grossit chaque année et assombrit la maison. Ses racines font contre le mur de pierre des talus inquiétants. Ses branches cassantes s’appuient sur les lignes électriques et risquent de les briser.

André songe à cette végétation expansive de juin et la compare au caractère humain, lui aussi invasif et prédateur. En laissant faire la nature, il ne faudrait que quelques années pour qu’elle s’accroche à la maison, la masque totalement et l’avale.

C’est ce qu’a fait l’homme, il a recouvert la terre.

Il est en passe de gober le globe, sa demeure.

Ces pensées obsèdent André.

Son pessimisme coexiste avec l’apaisante présence du bois, de la rumeur océane, des lumières du ciel.

L’humanité se prépare à passer à l’âge adulte. Devenir adulte, c’est intégrer un réel à peu près réaliste.

Pour l’homme occidental, c’est comprendre le mensonge dans lequel il s’entretient depuis toujours : la prometteuse destinée de l’élu de la création, celui qui est en CDI avec Dieu en personne. Celui qui confond conscience supérieure et volonté de puissance et fonce à tombeau ouvert dans son frénétique désir de domination et de destruction.

L’âge adulte de l’humanité sera de comprendre, mais trop tard, son infamie.

André a tout quitté, il s’est arrêté pour tenter d’intégrer cette conscience neuve. Il a coupé les liens invisibles des prétendues obligations n’est plus sur les écrans des radars conventionnels. Il a pris le parti de soi-même, s’est retranché sur ses bases, celles de l’enfance. Dans le paysage de son enfance. Son tepee.

Il refuse de donner plus d’explications à ceux qui le questionnent. Le changement a mauvaise presse, il le sait. C’est sa façon de ne pas douter de son choix radical. Les raisons sont logées dans de multiples recoins de sa vie, mais il ne tient pas à en faire l’inventaire. Il se dit que tout le monde peut comprendre ; que chacun doit aussi avoir dans les angles morts de son existence de très bons motifs de se retirer du brouhaha. Ne reste qu’à vivre, et chercher ce qu’il est possible de sauver encore de l’idée ancienne d’un humain en proie au sentiment du sacré, du fragile, du « sur le point de disparaître ».

La conscience d’appartenir à l’espèce qui aura inéluctablement compromis l’avenir, d’avoir définitivement détruit l’idée d’une évolution possible vers un destin spécial et remarquable de l’homme, le laisse stupéfait.

L’histoire est pleine de massacres, mais cette fois ci il faut se rendre à l’évidence, la conjugaison de toutes les destructions dessine un avenir d’apocalypse.

Il vient au milieu de la nature tirer les conséquences de ses conclusions et opère, avec un sentiment d’urgence soudain, un retour sur ce qui vibre le plus subtilement en lui.

L’immobilité, le silence, la solitude lui deviennent indispensables aussi soudainement que vient la marée montante quand le courant s’inverse sur la rivière.

Sa vie est totalement bouleversée.

Comme un Sioux il sait que c’est par l’esprit qu’il sera peut-être possible de retrouver une place dans l’univers.

André s’arrête, s’étend face au ciel, c’est sa seule réponse.

 

Il veille dans le grand séjour de bois où il dort et laisse filer les heures en ne faisant rien ou presque. Il passe à la cuisine pour se nourrir, sort en promenade jusqu’aux coins les plus retirés, lit dans un fauteuil ou dehors à l’ombre dans le hamac. Il écoute les bruits de la campagne par la fenêtre ouverte, le grondement lointain de l’océan, contemple les variations de la lumière sur le lambris doré.

Il devient indifférent à des pensées, des engagements qui l’auraient mis debout et fait discourir interminablement quelques semaines plus tôt.

Il habite un autre lieu de lui-même, pas vraiment étranger, sans en être tout à fait conscient. Cela lui apparaît par éclairs.

Il voit à la façon d’un ethnologue les mythologies passagères de ses contemporains comme autant de chimères antiques. Il se dit : « Ce ne sont pas les raisons qui nous mettent debout qui comptent, mais de se mettre debout. »

Poursuivre le mouvement dansé qui nous a redressé et a fait le prodige de la marche. Notre squelette flottant dans un équilibre si particulier et propre à l’humain. Notre squelette sur deux appuis, avec une tête lourde et une recherche de stabilité constante qui fait d’infimes mouvements d’équilibre, la secrète grâce des corps.

 

André veut entendre les questions sans réponses que l’ennui laisse en suspens dans les creux des journées.

La première et stupéfiante surprise c’est que le silence répond à ses questions, elles se dissolvent comme le sucre dans l’eau.

Un matin dans le tiède soleil, il lit un roman de Dhôtel, quand il est interrompu par un courant de bien-être, en même temps qu’une vive conscience de l’espace autour de lui, de l’oiseau sur la cheminée, de la lumière sur le plancher de la terrasse, de l’air frais sur ses pieds nus et du calme profond qu’il parvient à prolonger en suspendant de quelques secondes chacune de ses expirations. Parce qu’il n’a rien d’autre à faire que d’être dans ce fauteuil d’osier à lire au soleil, il trouve du même coup le moyen d’être là, seulement là. La surprise passée il songe qu’il ne faut se formaliser de rien, au risque de rechercher encore et encore l’intensité de cette présence à soi et il revient au livre et à la simple banalité de son existence.

Un nuage cache le soleil. L’oiseau sur la cheminée se tait.

C’est seul qu’il est venu dans la maison au milieu des bois. Se retrouver seul fait figure de miracle, c’est toujours une bataille gagnée à contre-courant de la vie commune. La solitude recèle des vertus multiples et pétillantes, elle est pour André la condition d’approche des merveilles présentes partout. Elle laisse dans le silence la place à des événements hautement prodigieux.

 

Sur un coin de la table de la cuisine une enveloppe kraft contient des tirages de photos que lui a fait faire son ami Louis. Il aime répéter comme un exercice à voix haute : Mon ami Louis, mon ami Louis, mon ami Louis. Ami Louis auquel il a promis de donner son avis sur une dizaine de clichés. Une première série contient des prises de vue de fruits pourris ou desséchés, l’autre de paysages flous pris d’une voiture sur l’autoroute. Très graphiquement travaillées, les photos de fruits sur fond noir figurent des planètes malades flottant dans l’univers. Les aplats colorés des paysages, striés de traits horizontaux, rendent parfaitement la belle et folle vitesse de la voiture.

La mort est dans chacune de ces images. L’ami Louis a choisi judicieusement celles qu’il sait pouvoir faire résonner avec la situation nouvelle.

André reçoit quelques lettres de ses amis proches. Seulement des lettres. Les nouvelles de l’extérieur ne lui viennent que par ce moyen. Ceux qui l’informent n’entrent pas dans les détails, conscients qu’il en sait assez pour ne pas avoir besoin qu’on lui raconte ce qu’il devine trop bien.

 

Aux alentours de la clairière, tout paraît aller parfaitement. Le feuillage au sommet des chênes est doucement retroussé comme une jupe par une légère brise d’est, comme cela a toujours été. On peut sans barguigner se laisser aller à l’illusion de l’éternelle nature.

Ici il est facile d’oublier la menace et la désillusion.

 

André sait maintenant qu’il n’emporterait rien s’il lui fallait vivre l’exil d’une île déserte ou d’une autre planète. Rien. Seulement cette attention aux choses, au temps, aux infimes événements que les heures distillent. Attention recueillie qu’il a éduquée dans son enfance et sans le savoir pendant ses années de recherches passionnées en laboratoire.

André en est revenu de cette vanité des hommes qui leur fait s’occuper de trop grandes choses et ne jurer que par le progrès.

Les grandes choses sont dans les petites. Les hommes ont assez fait la preuve de la non viabilité de leurs élans métaphysiques pour ne plus prétendre à rien d’autre qu’une vie de Sioux.

André se penche sur les primevères, les arums, la menthe sauvage, sent sur sa peau la chaleur emmagasinée par le mur et entend le bois qui frémit un peu plus loin dans son dos. Sauver l’enfant en soi. Sauver le regard qui boit les visions et les sensations, réactiver les mémoires sensuelles. Sauver ce peu que l’homme a négligé pour croire en sa puissance. André pleure en se promenant. Autant sur la fin des hommes que sur le temps perdu à ne pas aimer ce monde.

Oui, les grandes choses… André comprend dans son ennui qu’il n’a cessé jusqu’à aujourd’hui d’agir en croyant pouvoir atteindre d’improbables promesses de grandeur. Toute sa vie lui a prouvé qu’il n’y avait rien à attendre au delà des conséquences simples de ses actes. Le sentiment de séparation, d’abandon, de perte, rien ne vient jamais le combler. Il sait que si les hommes courent sans cesse pour réaliser des choses aussi extraordinaires que fatales, c’est pour prolonger le sentiment d’être plus grand qu’ils ne sont. C’est cette vanité qu’il tente d’arracher en lui avec sa vie de Sioux.

Il répond à l’ami Louis avec quelques lignes que lui inspirent les photos de planètes desséchées comme des « natures mortes » :

Le temps de la modernité est plein comme un œuf.
Les hommes courent à leur perte à vouloir s’occuper de trop grandes choses.
La sagesse ne s’occupe que d’infimes détails.
L’ennui est préférable.
La vitesse est au temps ce que la pourriture est au fruit.

 

Tous les livres de SF et les productions hollywoodiennes qu’André affectionne ont trouvé leur illustration dans le réel contemporain. Forcément il est un moment où la meilleure science fiction devient réalité.

Le goût immodéré des auteurs et du public pour les récits d’apocalypse aurait dû mettre la puce à l’oreille de l’humanité.

Cette pensée d’un coup a une telle évidence et est si pesante qu’André s’en défend par des métaphores ironiques et champêtres. Il regarde la jaune réalité des primevères, nées de graines de fiction le long du mur de la maison. Pas une fiction qui n’ait finit par donner, à l’instar des graines dans le sol fertile, une plante bien réelle.

Comme des prophéties auto-réalisatrices et invasives, elles ont poussé, toutes et partout.

L’apocalypse des humains est génétiquement programmée dans leur cœur et menace de s’ouvrir comme une fleur au printemps. Le temps de l’espérance est fini.

Dehors la fraîcheur du soir, sur la prairie et ses foins à hauteur d’homme, effiloche une brume hésitante comme une mèche sur un front.

A la lisière du champ les bambous font leurs pousses, eux aussi tentent de tout recouvrir.

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