Trends-Tendances – Et si le prix n’était pas un signal mais l’expression d’un rapport de force ? le 22 mars 2018

Et si le prix n’était pas un signal mais l’expression d’un rapport de force ?

La théorie économique dominante, ou mainstream, suppose qu’il existe pour les prix un niveau « objectif » assurant l’« efficience allocative » optimale, autrement dit permettant la satisfaction maximale de l’ensemble des consommateurs.

Pour que les prix aillent se situer au niveau de leur objectivité, il faut que règne sur leur marché spécifique une « concurrence pure et parfaite » assurant une symétrie entre vendeurs et acheteurs quant à leur accès à l’information sur le produit ou le service offert (comme si l’acheteur pouvait jamais en savoir autant sur eux que le vendeur, mais passons). Alors, les prix à l’offre (« ask ») et à la demande (« bid ») – qui sont autant de « signaux » envoyés par le marché – se rencontreront à leur niveau optimal. Découle de ceci, comme son corollaire, la nécessité pour les États de mettre en place les conditions de cette concurrence pure et parfaite, d’entretenir celle-ci, et de s’abstenir de toute autre intervention – qui ne pourrait être qu’une interférence nocive – comme par exemple de favoriser telle ou telle catégorie d’acheteur ou de vendeur, ou en fixant les prix en fonction de telle ou telle considération relative au maintien de l’harmonie dans l’édifice social.

Mais qu’en serait-il si cette représentation du prix objectif n’était qu’un fantasme, et qu’un autre modèle de la formation des prix rendait bien mieux compte de la réalité économique ? Et quel meilleur candidat pour cet autre modèle que celui qu’avait offert en son temps Aristote ° ? Le philosophe grec affirmait que les prix (et tout aussi bien les taux financiers) se déterminaient en fonction du rapport de force entre vendeur et acheteur (ou, le cas échéant, entre prêteur et emprunteur), de telle sorte que le montant de la transaction assure que l’ordre sociétal, stratifié, se maintienne tel quel, et qu’une fois la transaction intervenue, le riche demeure aussi riche qu’il l’était, et la pauvre aussi pauvre qu’avant. Le fameux rapport entre l’offre et la demande ne constituerait alors que l’un des éléments constitutifs de ce rapport de force, comme l’entendait déjà Adam Smith (1723 – 1790), pour qui ce rapport n’avait pour seul pouvoir que de faire osciller le prix autour de son niveau naturel, constitué de la somme des coûts selon l’économiste écossais.

Si tel devait être le cas, il n’existerait aucun devoir pour quiconque d’assurer coûte que coûte une quelconque « objectivité » des prix, et les interventions de l’État sur les marchés seraient parfaitement légitimes, visant par exemple à modifier délibérément un rapport de force devenu trop inégal entre vendeur et acheteur ou entre prêteur et emprunteur, pour rétablir un équilibre sociétal là où une concentration excessive de la richesse grippe le système économique, les fortunes en excès ne trouvant plus à s’investir dans l’économie, faute de demande suffisante d’une population dont le pouvoir d’achat s’est anémié, ces fortunes tournant à vide allant alors alimenter une spéculation source de bulles financières, facteurs elles-mêmes de risque systémique uniquement.

On aura reconnu, bien entendu, dans ce bref exposé des implications de l’antique modèle aristotélicien de la formation des prix, le portrait d’une approche familière bien qu’aujourd’hui injustement négligée, et ceci à notre propre péril si l’on pense à la nécessité pour nos dirigeants de minimiser chez nous le ressentiment global des citoyens, j’ai nommé bien entendu, le keynésianisme *.

Ne serait-il pas impératif de revenir, toutes affaires cessantes, à cette manière d’envisager les questions économiques et financières alors que le climat se détériore et qu’ultralibéralisme et populisme, en alternance désormais de gouvernement et d’opposition en Europe, se complaisent à jeter de l’huile sur le feu, s’alimentant réciproquement dans un affrontement mortifère car destructeur à la fois du tissu sociétal et des principes démocratiques qui nous sont chers ?

° Paul Jorion, Le prix, 2010

* Paul Jorion, Penser tout haut l’économie avec Keynes, 2015

Partager :

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. Les universités américaines en révolte contre Israel : Harvard , Yale , Columbia , …. https://www.lopinion.fr/international/le-naufrage-antisemite-des-grandes-facs-americaines Chaque jour, l’université américaine…

  2. Le scandale de l’imbu chefailon qui nie les frappes russes sur la Syrie https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/offensive-jihadiste-en-irak/video-melenchon-felicite-poutine-pource-que-fait-la-russie-en-syrie_1324879.html

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote bancor BCE Bourse Brexit capitalisme centrale nucléaire de Fukushima ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta