Retranscription de Deux grands classiques du complotisme ou conspirationnisme. Merci à Éric Muller et Olivier Brouwer.
Bonjour, nous sommes le vendredi 31 août 2018. Et aujourd’hui, le thème de ma causerie : Deux grands classiques du conspirationnisme ou complotisme.
Voilà. Le premier, je vais vous le dire tout de suite, parce que c’est de ça que je vais parler, mais le second, je vais le laisser apparaître en conclusion, mais vous le reconnaîtrez à ce moment-là.
Alors, le premier, c’est : « Les sondages d’opinions se trompent toujours. » Voilà. Vous allez voir, c’est assez systématique, il y a des gens qui répètent ça – j’allais dire, qui expliquent ça. Non, il ne peuvent pas l’expliquer parce que ce n’est manifestement pas vrai, mais ça se répète. Et le plus remarquable, c’est que même à la suite de grandes victoires dans les sondages d’opinions, la légende se reconstitue peu de temps après – voilà, elle se remet en marche – que même dans ce cas-là, eh bien, en fait, les sondages s’étaient trompés.
Pourquoi est-ce que les gens tiennent tant à cette opinion qui est manifestement fausse ? Eh bien, les anthropologues ont étudié ça, ils appellent ça des « dogmes », et il y a en particulier un livre, un grand classique de l’anthropologie britannique mais [aussi] de l’anthropologie en général, qui s’appelait Witchcraft, Oracles and Magic Among the Azande : La sorcellerie, les oracles et la magie parmi les Azandé, les Azandé étant une population du Congo. Et donc, l’anthropologue avait étudié… Comment les Azandé peuvent-ils continuer à croire à leur magie, à leur sorcellerie, alors qu’une fois sur deux, ça ne marche pas ? Eh bien, c’est comme la plupart des religions, c’est comme la plupart des mythes : ils sont démentis par les faits, mais ce sont des dogmes. Ils sont immunisés, en fait, contre la preuve par les faits – c’est comme la pensée de M. Trump, qui appelle les faits, d’ailleurs, fake news, fausses nouvelles. Mais voilà : l’histoire qu’il se raconte, c’est vrai.
Alors pourquoi, pourquoi cette histoire de sondages d’opinions qui seraient faux ? Je crois que ça a à voir avec cette idée que les sondages d’opinion sont du côté des « z’élites », et que, donc, on essaye de cacher aux gens la vérité. Et, voilà : comme c’est un truc qui est truqué, il se trompe parce qu’ils se trompe dans son évaluation de ce que le peuple veut vraiment.
Vous verrez répéter, dans le cas de M. Trump en particulier, que les sondages avaient donnée Mme Hillary Clinton gagnante, et que c’est une preuve de plus du fait que les instituts de sondage se trompent. Si vous regardez mon blog – et moi j’ai regardé ces papiers, les billets que j’ai faits dans la période qui a précédé les élections présidentielles aux États-Unis, je fais des commentaires pratiquement au jour le jour sur le fait que non, qu’on est dans la marge d’erreur et qu’il est pratiquement impossible, à la veille du scrutin, de dire qui l’emportera des deux. C’est ce qui apparaissait et ce qui était tout à fait vrai, en plus. La difficulté, je la soulignais aussi, à l’époque, c’est que comme les deux candidats avaient dans le public une opinion majoritairement négative – pratiquement la même, d’ailleurs : c’était 59 % ou 60 % d’opinions négatives – il était particulièrement difficile de dire qui viendrait voter, parce que, on le sait bien, c’est plus facile d’aller voter quand on est enthousiaste pour un candidat que quand on va simplement en traînant la patte parce qu’on veut empêcher l’autre de passer, celui qu’on aime un tout petit peu moins encore que celui qu’on n’aime pas beaucoup. Voilà.
Et donc, dans ce cas-là en particulier, les instituts de sondage ne s’étaient pas trompés. Certains donnaient d’ailleurs Trump gagnant mais, comme je vous dis, dans la marge d’erreur. Pourquoi une marge d’erreur ? Eh bien, bien entendu, parce qu’on fait un sondage d’opinions à partir d’un échantillon. Alors, cet échantillon, souvent il est stratifié, c’est à dire qu’on tient compte du nombre d’hommes et de femmes dans une société, du nombre de gens qui appartiennent à des classes qui représentent des opinions qui iront peut-être dans un sens en raison de particularités, par exemple des groupes religieux, des groupes ethniques etc., des classes d’âge, bien entendu, et on essaye de faire apparaître, à partir du fait qu’on a interrogé 1000 personnes, ce que la population dans son ensemble pourrait penser. Ça repose sur de bonnes méthodes mathématiques, voilà, ce sont des mathématiques sérieuses qui font appel à la probabilité, à la statistique en tant que science mathématique, etc. Ce sont de bonnes techniques. On apprend ça aux gens qui veulent le faire, on leur apprend à le faire sérieusement, ce n’est pas du tout du hocus pocus, ce n’est pas du tout de la magie, c’est sérieux et en général, ça donne de très très bons résultats.
Alors, je ne vais pas en dire plus là-dessus. Je vous montrerai tout à l’heure – parce que là, je ne vais pas m’amuser à essayer de vous montrer les graphiques, comme ça, en les passant devant mon visage – je vais vous montrer quelques chiffres qu’on a pour les élections de midterms aux États-Unis. Ce sont des élections, donc, partielles. Par exemple, pour le Sénat, c’est seulement un peu moins d’un tiers des sénateurs qui vont être renouvelés [Non, c’est un tiers : 33 sur 100]. Pour le Congrès, si j’ai bon souvenir, pour le Parlement, je crois que c’est à peu près la moitié, quand même [Non, la totalité des 435 sièges].
Et qu’est-ce que ces sondages nous disent ? Ils nous disent qu’il y aura sans doute un raz-de-marée, un raz-de-marée démocrate du côté du Congrès, et donc les Démocrates vont regagner la majorité (ils ne l’ont pas en ce moment), et du côté du Sénat, parce que ça se joue sur un petit nombre de sièges, trente-[trois], seulement, parce qu’il y a beaucoup de gerrymandering.
Alors voilà, le gerrymandering, c’est un mot américain qui renvoie au fait que les vainqueurs, dans des élections, ont la possibilité, au niveau des États, de redécouper les circonscriptions électorales, et donc d’essayer de s’avantager, après leur victoire, en essayant de mettre tous les gens qui voteraient contre eux, de les déplacer… de faire des découpages pour qu’ils soient moins représentés, et ainsi de suite. Entre les élections, il y a des querelles à l’infini sur ces découpages. Il y a encore eu des titres il y a quelques jours, je ne vais pas vous dire sur quel État parce que je ne sais plus si c’est en Virginie ou en Caroline [c’est en Caroline du Nord], mais sur les discussions qui ont lieu sur le fait qu’on a des découpages particulièrement audacieux faits par les vainqueurs, a posteriori.
Au Sénat, c’est très difficile à dire, si les Démocrates l’emporteront ou non. D’un point de vue général, un glissement s’est fait entre l’élection présidentielle fin 2016, un glissement qui est évalué à 6,8 %. C’est-à-dire que de manière générale, dans des États où M. Trump l’a emporté par moins de 6,8 %, on risque de retrouver des majorités Démocrates. Alors, est-ce que ça veut dire que les Républicains et les Démocrates ont changé d’avis ? Eh bien non ! Vous allez voir – en particulier je vous montrerai ce graphique – il y a les indépendants, aux États-Unis, qui représentent à peu près [12] % de l’électorat, et ce sont en général eux qui représentent ce qu’on appelle un swing vote, c’est-à-dire un vote susceptible de se déplacer dans les élections. Et ce qui est remarquable sur ce graphique que vous verrez, c’est que les indépendants s’apprêtent à voter de manière quasi-identique aux Démocrates. C’est-à-dire que parmi eux, parmi les hésitants qui en général représentent une opinion à mi-chemin entre Démocrates et Républicains (et c’est pour ça, d’ailleurs, en général, qu’ils sont indépendants !), on retrouve une opinion intermédiaire, et là, non : ils ont glissé pratiquement unanimement du côté de l’opinion qui est celle des gens qui se disent Démocrates, et c’est ce qui expliquera sans doute cette marée bleue (parce que, de manière classique, le Parti démocrate a la couleur bleue et le Parti républicain la couleur rouge, ce qui ne correspond pas à la division classique où le rouge représenterait la gauche : dans ce cas-ci, c’est plutôt le contraire).
Voilà. Alors, c’est ce qu’on nous annonce. Du coup, évidemment, beaucoup d’articles qui nous disent : qu’est-ce qu’il va se passer pour M. Trump si il y a véritablement, comme le disent les sondages à 70 jours des élections, si il y a véritablement un raz-de-marée de gens qui sont opposés à lui ?
Une autre légende qui circule, en ce moment, c’est que l’opinion en faveur de M. Trump aurait été en hausse. Ça a été dit à différentes époques, qu’il y aurait de plus en plus de gens qui seraient en faveur de M. Trump. Et là, je vous montrerai aussi un graphique qui montre la période depuis son élection – peut-être même encore un peu avant – et [jusqu’à] maintenant, et c’est pratiquement statique. Je vous l’ai dit plusieurs fois : les gens qui aimaient Trump, ce sont les mêmes. Ils n’ont pas bougé, mais leurs rangs n’ont pas grossi. De même pour ceux qui le détestent, c’est pareil, ça n’a pas bougé beaucoup.
Deux courbes étonnement stables, ce qui m’a fait dire, quand je parlais de ça au fil des mois, que ça correspond, plus qu’à des opinions politiques, à des types de personnalités. Il y a des gens qui aiment quelqu’un comme M. Trump, qui représentent aux États-Unis, donc, de l’ordre de 40% de la population, et des gens qui détestent ce genre de personnage et qui représentent à peu près 60% de la population. C’est stable depuis le début et voilà, ce chiffre qui apparaissait déjà dans les sondages : 60% des Américains qui n’aiment pas du tout M. Trump et, je vous le répète, qui n’aiment pas du tout Mme Hillary Clinton non plus.
Et c’était ça le fait remarquable de cette élection-ci par rapport à d’autres, c’est que [se présentaient] deux candidats que les gens dans leur majorité n’aiment pas du tout.
Voilà, ça, c’est le premier thème que je voulais évoquer. Alors le deuxième, je vous ai dit, je ne vous donne pas la conclusion tout de suite mais je vais y arriver petit à petit, parce que j’ai réfléchi. Et j’ai réfléchi à la chose suivante, qui m’a été inspirée par le fait que j’ai regardé – non, ce n’est pas « regardé » – j’ai écouté hier le podcast de l’enregistrement de l’émission que j’ai faite à France Culture. C’était mardi, il y a quelques jours, à l’occasion de l’anniversaire, bientôt, de la chute de la firme Lehman Brothers, dont l’opinion publique considère qu’elle est le déclencheur du grand écroulement de septembre 2008.
Alors je sais qu’il y a toujours des gens qui m’envoient un petit mot ou qui font un commentaire sur le blog, en suggérant que s’écouter soi-même ou se regarder soi-même dans une vidéo, c’est un exercice de type narcissique. Et là, j’ai déjà, oh, souvent répondu à ça, mais comme la dernière fois, c’était il y a longtemps, je vais peut-être le répéter. Non, quand on est conférencier ou conférencière, quand on donne des leçons et qu’on le fait sans notes, au moment où on a parlé, au moment où on arrête de parler, on ne sait plus exactement ce qu’on a dit. Alors, on peut appeler ça de manière très simple en disant que c’est parce que parler, ça demande une certaine concentration si on le fait sans notes, et que c’est pour ça qu’on ne sait pas exactement, après, ce qu’on a dit.
Mais cette explication en termes de concentration, ce n’est pas ça. Oh bon, c’est un bon raccourci, mais ce n’est pas ça qui se passe, parce que ça implique encore cette idée, que nous aurions une « volonté », et que notre volonté nous ferait dire – au moment où nous disons des choses – nous ferait dire les choses que nous disons. Or il s’agit d’un processus beaucoup plus automatique, beaucoup plus « pavlovien », comme on dit. Une fois qu’on est lancé, eh bien, on est… voilà, on parle. On parle, et puis ça conduit parfois à des réflexions comme ce monsieur que j’ai cité – c’était après une émission, si j’ai bon souvenir c’était au Sénat, au Sénat en France – et qui m’avait dit : « Est-ce que vous êtes comme moi, que vous êtes toujours effaré d’entendre, après, ce que vous avez dit ? » J’avais dit : « Heureusement, monsieur, non, ce n’est pas mon cas ! Je me reconnais dans ce que je m’entends dire après. » Mais c’était la preuve que lui aussi, et là il montrait bien le décalage, puisque manifestement il me disait : « J’aurais voulu dire des choses entièrement différentes », et puis qu’il s’entendait dire le contraire de ce qu’il avait voulu dire.
Mais bon, donc, du coup, si on n’a pas simplement lu des notes et si on veut savoir ce qu’on a dit et ce qu’on n’a pas dit – parce que les gens vous demandent : « Pourquoi vous n’avez pas parlé de ça ? », et puis vous dites : « Oui mais je pensais en avoir parlé » – et puis vous vous ré-écoutez en vous disant : « Non, voilà, c’est quelque chose qui a dû me passer par la tête avant l’émission, que je devrais dire ça, et puis je ne l’ai pas fait » et ainsi de suite. Voilà.
Et parfois il arrive aussi qu’on vous enregistre (parce que ce n’est pas du direct), et puis qu’on découpe, et puis que ça ne se retrouve pas là. Et donc, il n’est pas mauvais non plus de voir qu’est-ce qu’on a gardé dans ce cas-là, qu’est-ce qu’on a [enlevé]. Quand c’est du direct.
Et donc, tout ça pour dire que je me suis écouté, hier soir, ce podcast. Et là, un certain nombre de remarques. La première, c’est celle-ci : c’est que quand vous faites une émission comme ça (et surtout quand vous êtes seul pendant 50 minutes) on essaie un peu de voir avec vous – les producteurs de l’émission – ce que vous allez dire. On vérifie que vous n’allez pas sortir entièrement des clous qui ont été dessinés sur le sol.
Et là, dans la discussion que j’avais eu avec un jeune homme – ce n’est pas avec la dame qui m’a interviewé, qui s’appelle Tiphaine de Rocquigny, c’est l’un des jeunes hommes qui préparent l’émission – et il me dit « Eh bien, on est d’accord que la crise des subprimes c’est ceci ou ça, etc. » et quand il a terminé, je dis : « Excusez-moi, mais cette explication-là, je ne l’ai encore jamais entendue. Par curiosité, vous pourriez me dire d’où elle sort ? » Et c’était vrai, ça c’était quelque chose de tout à fait inédit.
Et il me dit : « Eh bien, c’est ce qu’on apprend dans les facultés d’économie ? En tout cas, c’est là que moi je l’ai appris. » Alors, voilà, donc ça attirait déjà mon attention sur quelque chose de remarquable, parce que quand même, dans les années 2008, 2009, 2010, moi j’ai quand même entendu pas mal de gens qui donnaient l’explication de la crise des subprimes qui ressemblait à ce que j’avais pu expliquer. Il y avait peu de gens qui expliquaient exactement comment ça s’était passé et ce qui s’était passé exactement, et on répétait donc ce que j’avais dit.
Et puis, là, ça nous ramène bien entendu à notre sorcellerie, oracles et magie chez les Azande ! Quand il y a des dogmes, les dogmes reviennent ! Comme le dogme des instituts de sondage qui se trompent systématiquement, des explications de la crise des subprimes selon la « science » économique – science que je mets toujours bien entre guillemets – reviennent à la surface. Et on les apprend dans les universités, et on réinvente une histoire qui est en accord avec le dogme, et qui n’est pas, malheureusement, celle que j’expliquais à l’époque.
Donc, en soi, ce n’est déjà pas mauvais comme me fasse revenir dix ans plus tard pour répéter… Alors il y a des gens qui me disent aussi : « Oui, mais c’est dommage qu’on s’intéresse uniquement à ce que vous aviez dit à l’époque, etc. ». Oui oui. C’est vrai, il faut lire aussi les livres que j’écris en ce moment, où il y a des choses qui sont peut-être plus importantes encore, mais, voilà, ce n’est pas mauvais que les gens aient une piqûre de rappel.
Et alors, dans l’émission, il y a des extraits, vous avez entendu. Alors, je ne vais pas parler de l’extrait qui est, Les Parisiennes qui chantaient : « L’argent ne fait pas le bonheur », parce que ça, bien entendu, c’est tout à fait vrai. Mais dans l’ensemble des extraits que j’ai entendus, il y avait des extraits de la bande sonore – très mal doublée d’ailleurs – du film « The Big Short ». Qu’est-ce qu’il y avait encore ? Il y avait Bernard Maris. Et il y avait la discussion entre M. Waxman et M. Greenspan dans la commission qui avait lieu – c’était quelques jours plus tard, si j’ai bon souvenir c’était à la fin du mois de septembre [Non, c’était à la fin du mois d’octobre : le 23], une dizaine de jours après l’écroulement [une quarantaine] – où on demandait à M. Greenspan, qui venait de quitter la Réserve Fédérale, qui était à la tête de la banque centrale américaine, qu’est-ce qui s’était passé, pourquoi ça n’a pas marché ?
Alors, son explication à lui, bien entendu, elle est mauvaise – j’ai expliqué pourquoi – mais ça, on le savait déjà à l’époque que ce n’était pas la bonne explication, quand il avait dit : « J’ai cru à la main invisible, et la main invisible n’a pas marché. » Eh bien oui, bien entendu. C’est pour ça qu’il ne faut pas croire à la main invisible qui coïnciderait avec l’intérêt général.
Il y a eu un extrait du « Big Short ». Alors là, bon, en gros ce n’était pas mal, ce qui a été dit. C’est dans un film, hein, c’est dans un film. Bon, on ne peut pas arrêter comme ça un film d’Hollywood, on ne peut pas [l’]arrêter en donnant une explication très complète de subtilités sur la crise des subprime. Ce n’est pas mauvais. Il y avait quelques erreurs, quelques raccourcis, mais enfin bon, c’est tout à fait excusable dans ce cas-là.
Et puis, il y avait aussi le regretté Bernard Maris. Alors, il y a une question qui s’est posée l’autre jour. Alors, vous allez voir, ce n’est pas un coq-à-l’âne du tout. C’est à propos de M. McCain, la mort de M. McCain – grand héros de la guerre au Vietnam, Américain -, est-ce qu’on peut dire du mal de M. McCain juste après sa mort ?
Et, il y a un article très intéressant dans un journal américain qui a, qui est remonté à, d’où vient cette idée ? D’où vient cette idée qu’on ne peut pas dire du mal des gens après leur mort ? Eh bien, la plus évidente, c’est qu’ils ne sont plus là pour se défendre. La deuxième, c’est que, si vous vouliez les critiquer, pourquoi vous ne l’avez pas fait quand… [rires] quand ils étaient là plutôt qu’attendre qu’ils n’y soient pas. Mais ça remonte, voilà, ça vient d’un philosophe romain, voilà, c’est… je n’ai pas retenu le nom parce que ce n’est pas le plus connu, mais voilà.
Et donc, la difficulté, la difficulté pour quelqu’un comme M. Bernard Maris – je vais employer un mot, je vais employer un mot, vous allez voir : je vais employer un mot qu’on n’emploie pas souvent, pas chez nous – M. Bernard Maris et MM. Wolinski, Cabu, une dame dont j’ai oublié malheureusement le nom [Elsa Cayat] – une psychanalyste – [et Stéphane « Charb » Charbonnier, Bernard Verlhac, Philippe Honoré, Michel Renaud, Frédéric Boisseau et Mustapha Ourrad] sont des martyrs. Ce sont des martyrs dans notre civilisation, dans notre culture [les policiers Ahmed Merabet et Franck Brinsolar, sont eux morts au devoir].
Ils sont morts pour – ils ont été assassinés – pour leurs idées. On n’emploie pas beaucoup ce mot « martyr », chez nous. On l’a peut-être utilisé beaucoup à une époque, on ne l’utilise plus maintenant…
Je m’interromps parce que, voilà, parfois il y a des choses, hum… Là ce n’est pas prévu, mais voilà : mon père utilisait le mot « martyrs »… pour des copains à lui qui sont morts, souvent dans des conditions affreuses. Des copains de la Résistance. Hum… heu, il employait le mot « martyr ». Mais, hum, je crois qu’on ne devrait pas hésiter à le faire quand ça s’impose.
Alors, heu, voilà, pour dire que [sourire], pour dire que… je n’ai pas une tendance naturelle à vouloir critiquer ce que dit M. Bernard Maris. Ceci dit, il faut bien dire que dans le cadre de l’extrait, voilà, dans l’extrait [qui a été choisi] de ce qu’il a dit, je ne l’ai pas dit tout de suite, mais enfin je suis revenu un petit peu après quand j’ai eu l’occasion de pouvoir en parler, heu… ce qu’il disait n’était pas tout à fait exact, et surtout il y avait une énorme contradiction, parce qu’il disait : « La crise des subprimes, c’est très simple finalement. C’est une pyramide. C’est une, voilà, un schème de Ponzi – comme on dit en américain. C’est une cavalerie. Et c’est ça l’explication. »
Alors, il y a deux choses qui sont contradictoires. La première, c’est qu’à l’époque, dans les années 2008-2009, il y a quand même eu une petite friction entre M. Maris et moi, parce que c’était quelqu’un qui répétait, quand on l’interviewait, qui disait toujours : « Cette crise, en fait, elle était imprévisible ! » Bon. Et il savait que, quand on nous invitait en même temps – ce qui est arrivé quelquefois -, on m’invitait moi, essentiellement, parce que j’étais une des personnes qui avaient prévu cette crise – mais pas comme ça, pas sur un mode prophétique mais en écrivant un livre de 250 pages qui expliquait ce qui allait se passer -, et lui disait : « Non, c’était inexplicable ! »
Et puis, dans cet extrait-là, il donne une explication finalement tellement simple que des milliers de personnes auraient pu le prévoir [rires], en disant : « C’est une pyramide et donc ça va s’écrouler. » Donc, donc, dans ce cas-là aussi, bon, explication partielle – pas vraiment correcte, mais pas entièrement fausse non plus – avec la difficulté que je viens de signaler, au point que… il y a eu un petit incident, vous l’avez vu – au point qu’au moment où il a eu lieu, j’hésitais même à arrêter l’enregistrement, me disant : « Je vais le refaire et je serai préparé à ma réaction affective, émotionnelle et je pourrai passer outre. » Mais je continue [hésitation et rires]… parce qu’évidemment, l’émotion revient quand on l’évoque : c’est comme ça que ça marche !
Je continue. Dans les explications qu’on me demande, on me dit, à un moment donné : « Mais il faut expliquer, bien entendu, la titrisation », puisque ce sont les titres subprimes qui ont conduit à la catastrophe. Et là, me vient une explication qui est l’explication qui ne m’était jamais venue auparavant, et c’est pour ça que je vais vous en parler, et c’est pour ça – vous allez comprendre – que ça se situe dans le cadre d’un exposé, d’une petite allocution qui s’appelle : Deux grandes thèses du conspirationnisme. C’est que, quand on me demande : « Ça sert à quoi la titrisation ? », je commence l’explication et j’ai raison de le faire : « La titrisation, c’est une méthode qu’on a inventé parce que les banques ne peuvent pas créer de l’argent à partir de rien, parce que les banques commerciales – au contraire de la banque centrale – ne peuvent pas créer de l’argent ex nihilo. »
Alors, l’exemple que je vais donner, c’est très facile à comprendre : une banque prête 100.000 € à 10 personnes, et elle avait un million en réserve pour pouvoir le faire. Une fois qu’elle a prêté à 10, eh bien, elle ne peut plus rien prêter. Elle doit attendre les 10 ans, les 30 ans qui sont signés dans le contrat, et que l’argent revienne. Alors, est-ce qu’elle ferme boutique ? Est-ce qu’elle arrête d’être une banque prêteuse puisque ses fonds sont gelés ? Non. Ce qu’elle va essayer de faire pour continuer son activité, elle va essayer de revendre la dette, c’est-à-dire que quelqu’un d’autre lui paye l’argent qu’elle a prêté, et que cette autre personne essaiera de récupérer l’argent qui aura été prêté, de recevoir les intérêts, etc.
Est-ce que la banque y gagne quelque chose ? Oui : Elle va revendre avec un petit bénéfice ; elle va peut-être continuer à garder les droits – ça arrive souvent – de collecter elle-même les intérêts, et dans ces intérêts, il y aura une partie pour couvrir ses frais, et peut-être encore une petite marge de profit. Et donc, pour ce qui est de continuer son activité, il faut qu’elle se débarrasse des dettes qu’elle a déjà acquises, qu’elle s’en débarrasse sur d’autres, pour continuer son activité.
Et on a trouvé, dans ce cas-là – dans le cas historique des banques, justement, qui faisaient du prêt immobilier – elles revendaient ces prêts un par un. Et puis on a trouvé que c’était beaucoup plus facile d’en faire de grandes collections, d’en mettre 3.000, 6.000, dans un grand sac, de lui donner la taille d’une obligation d’État, et puis de revendre ça comme un équivalent d’une obligation d’État, avec des intérêts qui seront payés et puis un remboursement à la fin.
Et donc, l’explication de la titrisation : c’est une méthode qui a été inventée parce que les banques commerciales ne peuvent pas créer de l’argent à partir de rien.
Dans l’exemple que j’ai donné, la banque qui avait un million en réserve et qui a accordé 10 prêts de 100.000 €, si elle voulait continuer, eh bien, elle inventerait l’argent nécessaire. Elle prêterait encore 100.000 et elle mettrait… vous connaissez la formule : « par un simple jeu d’écriture », elle écrirait 100.000 de plus dans une colonne, et ça suffirait pour avoir créé l’argent ! Confusion totale, j’y ai souvent attiré l’attention sur une opération comptable, qui est une description de quelque chose qui s’est passé dans le monde réel : une opération comptable n’est pas « performative », comme on dit, elle ne crée pas la chose dont elle parle : elle la constate purement et simplement.
Et donc, voilà. Voilà mon deuxième mythe complotiste / conspirationniste – que les banques commerciales créent de l’argent. Pourquoi est ce que c’est complotiste et conspirationniste ? Parce qu’on vous dit toujours : « C’est un secret qu’on nous cache, que les banques créent de l’argent à partir de rien ! ». Ce n’est pas vraiment un secret puisque [Joseph] Schumpeter [1883 – 1950] en a parlé longuement dans un livre de référence sur l’histoire de la pensée économique [Histoire de l’analyse économique – 1954] – et lui, il est un des inventeurs de ce mythe. Comment se fait-il que quelque chose que tout le monde vous raconte est considéré comme un grand secret ? Eh bien, voilà : c’est uniquement possible dans le cadre conspirationniste : « C’est une chose que les « z’élites » nous cachent et que nous, le peuple, avons pu faire apparaître en surface ! ». C’est pour ça que tout le monde en parle mais que c’est quand même un grand secret. Sinon, il y a quand même un petit peu de contradiction entre un grand secret et quelque chose dont tout le monde parle et vous dit que c’est la vérité, et que c’est comme ça que ça marche ». Et parfois même sur une plage au crépuscule, on vous dit – si vous êtes quelqu’un qui va voir le film Demain – on vous révèle ce grand secret conspirationniste et complotiste, et répété, même, par des gens qui travaillent dans des banques centrales – c’est rare, mais enfin, ça arrive quand même aussi ! Ça a été le cas dans un rapport qui a été publié sur le site de la Banque d’Angleterre : on vous répète cette cornichonnerie.
Voilà. Mes deux thèmes conspirationnistes / complotistes : « Les instituts de sondage se trompent toujours ! », « Les banques créent l’argent dont elles ont besoin ! ». Non, Messieurs-Dames ! Si elles pouvaient le faire, on n’aurait jamais inventé la titrisation, qui est une manière de donner de la liquidité – c’est-à-dire de permettre des échanges faciles et rapides – au marché du prêt immobilier. Et ça marche tant que les gens paient leurs traites, tant qu’ils remboursent leurs emprunts, tant qu’ils paient les intérêts. Quand ce n’est pas le cas, comme en 2006-2007-2008, évidemment, ça n’est plus l’équivalent du tout de l’argent liquide.
Ah, à propos, tiens ! Ça, je n’avais pas pensé à le dire, mais je vais le dire. Cette idée de dette, de l’argent-dette, vous savez qu’elle est centrale à la thèse de David Greaber, qui est un anthropologue. Au point, d’ailleurs, qu’il en fait pratiquement un schème d’explication de la civilisation dans son ensemble. L’argent-dette. Voilà. Et c’est faux. Voilà. C’est faux. Il répète aussi un truc qui est faux également, parce que ça complète sa thèse, c’est que « Les anthropologues ont abandonné entièrement la thèse de l’argent, de la monnaie ayant son départ dans le troc ». Alors, tous les anthropologues en tout cas, n’ont pas abandonné ça puisque c’est tout à fait, vous le savez, c’est la thèse centrale de mon livre sur l’argent L’argent, mode d’emploi, où je définis l’argent, la monnaie, comme étant une marchandise générique dans un troc particulier – ce qu’on appelle « les échanges commerciaux ». Dans ce troc particulier, on utilise une marchandise générique comme étant la contrepartie des autres, qui circulent – marchandises ou services – et qu’on appelle « la monnaie », « l’argent ». Donc, le troc n’a pas disparu : il est là, il est dans notre civilisation, mais on a inventé un instrument générique pour le faire. Les anthropologues n’ont pas abandonné l’idée du troc comme étant à l’origine de la monnaie : c’est l’origine de la monnaie, et la preuve, c’est que c’est toujours la monnaie.
Voilà, allez, j’espère avoir fait du debunking [démystification], comme on dit, avoir fait sauter quelques mythes. Ce n’est pas la première fois que j’en parle… Celui des sondages, c’est peut-être la première fois. L’autre, c’est un thème qui revient souvent parce que, à tout moment, je me retrouve face à des gens qui nous disent : « On nous cache, on nous cache le fait que les banques commerciales créent de l’argent ! » Non, elles ne peuvent pas. Si elles pouvaient, il n’y aurait jamais eu de titrisation.
Voilà, allez, à bientôt.
Un pouce pour Vincent T !