Saint-Etienne, Conférence de l’hôtel de ville : « Se débarrasser du capitalisme est une question de survie », le 29 novembre 2018 – Retranscription

Retranscription de Saint-Etienne, Conférence de l’hôtel de ville : « Se débarrasser du capitalisme est une question de survie », le 29 novembre 2018. Merci à Eric Muller !

Bonsoir à tous.

Vous êtes nombreux ce soir à vouloir savoir comment se débarrasser du capitalisme. Nous remercions M. Paul Jorion d’avoir accepté l’invitation de l’association Aussitôt Dit, et M. Gérard Dubouchet de bien vouloir animer cette rencontre. Nous vous rappelons que ces conférences de l’hôtel de ville sont organisées par l’association de philosophie Aussitôt Dit, en partenariat avec le Centre Max Weber ainsi que La Rotonde École des mines, avec le soutien de la ville de Saint-Étienne et du département de la Loire.

GD : Bonjour à tous. Nous avons le plaisir d’accueillir Paul Jorion. Je serai donc relativement court pour ne pas empiéter sur le temps de Paul Jorion, sa présence qui est, quand même, relativement rare. Alors voilà : Moi, j’ai lu attentivement l’ouvrage dont il est question, et je voudrais développer quelques points. La première chose, Paul Jorion en parle beaucoup, c’est la crise financière de 2008, et là-dessus, si vous voulez, la question que je voudrais qu’il développe – Il y a des aspects très techniques – parce que, dans les années 80, on a en fait changé de système. Il n’y a jamais eu de vote pour changer de système mais le système a complètement évolué. C’est ce qu’on a appelé, parfois, la « financiarisation de l’économie », certains l’ont appelé le « capitalisme actionnarial », bon voilà, il y a eu différents termes, mais qui voulaient à peu près tous dire la même chose. Alors, ça s’est fait notamment à travers d’une ingénierie absolument fabuleuse sur les produits financiers et notamment les produits dérivés – Paul parle notamment des fameux CDS (Credit-default Swap) et puis de la titrisation, alors sans trop rentrer dans la technique, si vous voulez, la question qui pour moi est cruciale là-dessus et c’est là-dessus que je voudrais que Paul réponde. C’est qu’en fait, l’idée qui a prévalu avant 2008, et moi j’enseigne dans une école de commerce, je l’ai vu enseigné par des profs de finances notamment, c’est que la notion de risque avait disparu. Une fois je faisais une conférence là-dessus, et il y a une dame qui me dit « Mais comment ça se fait que des banques aient prêté à des gens insolvables ?» alors j’ai répondu à cette dame la façon de faire. Je lui ai dit « Il n’y a que deux solutions. Ou bien c’est par charité chrétienne – ben, ça on peut peut-être l’exclure – donc la deuxième solution possible, c’est qu’ils pensaient qu’il n’y avait aucun problème ». Et effectivement, ils pouvaient penser qu’il n’y avait aucun risque parce que le risque, grâce à la titrisation, grâce aux engagements hors bilan, enfin toute une technologie qui s’est développée, ils pouvaient penser, en toute bonne foi, que le risque avait disparu. C’est là-dessus que je voulais interroger Paul.

PJ : Je crains que vous ne déceviez la salle en me demandant d’entrer dans des aspects très techniques de la finance. Il est vrai que j’ai passé dix-huit ans de ma vie à faire des choses assez pointues en finance. On m’a appelé, en particulier, à des endroits où on faisait des choses très pionnières, mais est-ce qu’il n’y aura pas une déception si on ne parle pas du sujet d’aujourd’hui, et si on se perd dans des détails un peu techniques ? Je vais dire quand même deux mots sur ce que vous avez soulevé, la financiarisation et le fait qu’on aurait prêté à des gens insolvables.

Qu’est ce qu’on appelle la financiarisation ? Je crois que la meilleure méthode pour déterminer cela, c’est de penser à cette citation de Keynes, John Maynard Keynes, l’économiste anglais, dans son fameux livre de 1936 Trois notions économiques : l’emploi, l’intérêt et la monnaie, mais il y a surtout une réflexion qui est importante et dit-on, tant que l’activité spéculative constitue comme la mousse à la surface de la bière, il n’y a pas de danger. Mais quand l’économie devient l’annexe de l’activité d’un casino, à ce moment-là, nous sommes entrés dans une situation très difficile. Ce qu’on appelle la financiarisation, c’est ça effectivement : c’est la queue qui agite le chien, c’est le fait que on a perdu de vue que la finance devait être la servante de l’économie, qu’elle devait être au service de l’économie et de la communauté dans son ensemble, et on en a fait une activité autonome qui produit, comme vous le savez, des profits avec des marges incomparables avec le reste de notre société, devient une sorte de puits dans lequel l’économie est absorbée. Une chose qu’on souligne rarement, enfin moi je la souligne toujours, c’est que dans les pertes qui ont été essuyées en septembre 2008, et quand on nous justifie maintenant les dettes considérables des états, on dit « Ben, il a bien fallu régler l’ardoise de 2008 », ce qu’on ne souligne pas suffisamment, c’est que la moitié de l’argent qui a été perdu à ce moment-là – le trou énorme, on a commencé à parler de « trillions, c’est-à-dire de milliers de milliards – en fait le trou qui s’est creusé, la moitié c’est l’économie – et donc il est justifié que nous, contribuables, ayons sauvé ce système – mais il faut le souligner, la moitié de l’argent à peu près qui a été perdu, ça a été uniquement des paris faits entre banques, ce sont des paris que les banquiers ont fait entre eux pour essayer de gagner de l’argent sur le dos les uns des autres.

Il n’y avait aucune nécessité que nous, contribuables, reversions cet argent-là. On nous dit, en France, « Il fallait sauver la Société Générale, il fallait sauver BNP… » Une rumeur, qui est peut-être fondée, qui a circulé en septembre 2008 de la raison pour laquelle on a réglé rubis sur l’ongle les paris des banques entre elles, c’est ce qu’on a dit, à l’époque, que la France aurait fait valoir auprès des États-Unis que si ces sommes n’étaient pas remboursées, on serait obligé de mettre des banquiers en prison, et les Américains auraient admis que c’était une raison impérative pour qu’on règle l’argent.

C’est ça la financiarisation, c’est une chose dramatique. Il faudrait en particulier revenir, à mon sens, à l’interdiction de la spéculation. Quand on parle de spéculation, on me dit « Oui, ça a toujours existé. D’ailleurs celui qui achète une maison pour la revendre plus chère, c’est plutôt de la spéculation, n’est-ce-pas ? » Ça n’a absolument pas toujours existé. Ça a été interdit en France à partir de François 1er – dans un édit de François 1er, la spéculation est interdite. L’abrogation de cette loi d’interdiction de la spéculation n’a été levée qu’en 1885. La raison pourquoi on imagine que ça a toujours existé, c’est parce que 1885, eh bien, c’est loin. Mais ça n’a pas toujours existé. Au milieu du dix-neuvième siècle, une vague s’est levée pour abroger toutes ces lois qui interdisaient la spéculation, et ça vaut la peine de regarder les attendus des discussions qui ont lieu à l’Assemblée nationale, pourquoi on autorisait la spéculation, c’est du vent : « C’est moderne ! » « Si on interdit la spéculation, on entrave le progrès ! », plein de phrases qui n’ont aucune signification, qui voulait dire simplement que la finance allait de plus en plus annexer une partie importante de l’argent qui circule dans la société.

Vous soulevez une autre question, c’est pourquoi a-t-on prêté de l’argent à des gens insolvables aux États-Unis ? J’étais au centre de cela vous le savez sans doute : j’ai écrit un ouvrage en 2005-2006, publié finalement au début de 2007, qui annonçait la crise des subprimes. Pourquoi ? Parce que je n’étais pas loin de cela : je travaillais dans le secteur prime, c’est-à-dire qu’on prêtait de l’argent à des gens qui disposaient plus facilement des moyens pour rembourser. Au moment où la crise s’est dessinée en 2005, j’ai voulu délibérément aller travailler dans le secteur subprime pour être une sorte de, je dirais, de reporter au front, pour voir ce qui allait se passer, mais à ce moment-là, au moment où on prêtait de l’argent à des gens, je dirais, modestes, il n’était pas vrai qu’on prêtait de l’argent à des gens insolvables. On prêtait de l’argent à des gens solvables, et pourquoi ? parce qu’on était dans une bulle immobilière et le prix de la maison augmentait à une telle vitesse qu’il était possible, pour les banques, de reprendre possession des habitations et de n’essuyer aucune perte.

Il faut savoir que le système des prêts aux États-Unis, les prêts immobiliers ne sont pas des prêts hypothécaires. C’est un système extrêmement différent de chez nous. Ici, vous le savez, vous empruntez de l’argent pour acheter une maison, et si vous n’arrivez pas à rembourser, on trouvera un moyen ou un autre de vous faire payer l’entièreté de la somme. Aux États-Unis, non, ce n’est pas un prêt hypothécaire : la banque achète la maison, et elle vous la loue, en quelque sorte, et tant que vous payez vos mensualités, en fait, c’est une location que vous faites à la banque, et c’est le jour où votre prêt est entièrement remboursé que le titre de propriété de la maison vous est transmis, ce qui permettait aux États-Unis, qui permet toujours, de simplement, quand vous ne pouvez plus payer vos traites, d’aller à la banque, de donner la clé de la maison et vous n’avez plus rien à payer parce que vous avez tout simplement été le locataire de la maison. Quand on interprète la crise des subprimes en termes français, il y a toute une dimension qui disparaît : ce ne sont pas des prêts hypothécaires. On m’envoyait l’autre jour une très longue analyse de la crise des subprimes et on me dit « Qu’est ce que vous en pensez ? », c’était tout fondé sur la notion de prêt hypothécaire et donc ça ne tenait absolument pas.

Alors voilà, j’ai répondu à vos deux questions en essayant de rester à la surface des choses, de parler du cadre général.

GD : La deuxième question que je voulais poser à Paul, c’était que son livre parle beaucoup de la science économique. Il parle notamment de la création du Mont Pèlerin en 1947, et de savoir comment l’économie en tant que science s’est constituée autour de ce qu’on appelle en épistémologie un domaine convexe, c’est-à-dire que elle s’est autonomiser. D’ailleurs vous prenez des auteurs comme Smith, ils étaient d’abord des philosophes et puis petit à petit l’économie, en même temps que la société, s’est développée dans le cadre du capitalisme, mais la pensée économique elle même est devenue autonome, et aujourd’hui ça a atteint son acmé, je crois, quand… par exemple, si on revient sur la question financière, quand Fama a eu, en 2013, le prix Nobel d’économie. C’était l’idée que les marchés financiers étaient autorégulateurs. Donc les marchés financiers étant autorégulateurs, à l’époque, certains développaient la thèse qu’il n’y avait même plus besoin de banques centrales. Alors, elles ne font pas toujours des choses formidables mais malgré tout, c’est quand même une intervention publique, et on en a bien eu besoin, à mon sens, dans la crise de 2008.

Donc, c’est la deuxième question que je vais poser à Paul, qu’il parle un petit peu de la pensée économique telle qu’elle est devenue dominante dans sa forme néo classique, qu’on appelle parfois la pensée standard, et l’influence qu’elle a eu à la fois sur la crise et sur la société. Et puis la troisième question, c’est la question environnementale, parce que la question environnementale est venue quand même perturber beaucoup le système. On ne sait plus aujourd’hui si le système doit s’adapter à ça. Alors, en économie, la question environnementale, elle se traite essentiellement à travers la notion d’externalité, notamment d’externalité négative, or une des questions que je veux lui poser, c’est de savoir justement comment le marché peut traiter des externalités négatives, voilà.

PJ : Et après, si vous me permettez, on reviendra à ce qui a été annoncé comme étant le thème de la soirée. [rires dans la salle]

GD : J’ai pris dans votre livre les trois questions dont vous parlez le plus.

PJ : Oui, je comprends et je vais les évoquer. Mais ensuite, je crois qu’on s’intéressera au capitalisme et à sa nécessité, ou non, pour notre survie.

La question de la pensée économique, c’est effectivement une question très importante. Il est vrai que, à partir du XVIIe, XVIIIe siècle essentiellement, les penseurs se sont mis à réfléchir sur les questions économiques spécifiquement. Une telle réflexion n’existait pas auparavant. Il y avait des choses, je dirais, dans les marges de la scolastique, c’est-à-dire de la réflexion du moyen-âge sur l’éthique essentiellement- Qu’est-ce que un juste prix ? – et les discussions sur l’économie se limitaient en fait à cela. A partir du XVIIe siècle, on commence à réfléchir sur les faits économiques en tant que tels, et au XVIIIe siècle apparaît une pensée spécifiquement économique. Il y a quelques grands noms : Turgot, Adam Smith l’Écossais, François Quesnay en France, qui fait Le tableau économique de la France, Cantillon, qui malgré son nom est un Anglais – probablement un Huguenot, une famille huguenote probablement déplacée – On commence à réfléchir sur l’économie en tant que telle mais ce ne sont pas des économistes, bien entendu, puisqu’il n’y a pas de faculté d’économie dans les universités. François Quesnay est médecin du roi mais les choses d’économie l’intéressent, Adam Smith est en fait un philosophe dont le premier livre est sur les sentiments moraux, c’est un éthicien. On commence à réfléchir, et on commence à réfléchir dans les mêmes termes, je dirais, où à la même époque, on réfléchit en terme d’astronomie – on essaie de produire un savoir sur ce que l’on voit en essayant de le décrire – et à partir du milieu du XIXe siècle, il y a des tentatives de modéliser avec des méthodes mathématiques ce qu’on observe. Par exemple, il y a l’invention de la loi de l’offre et de la demande par Cournot et qui utilise des équations pour décrire cela. C’est intéressant, parce que cette loi de l’offre et de la demande modélisée mathématiquement, c’est le sujet de l’un de mes livres qui s’appelle Le prix. On n’a jamais véritablement essayer de la vérifier – quand on essaie de la vérifier, ça marche pas trop – et donc il y a une pensée économique qui apparaît, qui s’intéresse essentiellement à deux questions : la question de la propriété privée – quelles sont les implications d’un propriété privée et quels sont les rapports entre les classes, les classes sociales, les classes économiques en particulier. On ne les appelle pas nécessairement des classes, on emploie parfois en d’autres termes, on parle des ordres par exemple, ou des états – le tiers-état – on parle des conditions, qui est un terme qu’on utilise encore, qu’on trouve chez Balzac, qu’on trouve chez Flaubert, « des gens de différentes conditions » et par exemple, justement, dans ce Tableau économique de la France de 1758 de François Quesnay, on parle de deux classes essentiellement, en lesquelles la population se distribue (les classes travailleuses – les classes laborieuses – et les classes oisives) et il décrit le rapport entre les deux. Il y a, pour la première fois, de véritables graphiques, on dirait, chez Quesnay, avec des flèches où on voit de l’argent qui circule dans une direction, des marchandises qui circulent en sens opposé, et on s’intéresse non seulement à la propriété privée – Qui est propriétaire ? Qu’est ce que c’est que la propriété privée ? – et on s’intéresse essentiellement aux classes sociales et aux rapports entre elles, par rapport à l’économie.

On appelle ce domaine l’économie politique, c’est une réflexion qui caractérise le XIXe siècle. Un très très grand traité d’économie, probablement le premier, c’est véritablement l’essai d’Adam Smith sur La richesse des Nations , ce sont des ouvrages très intéressants qu’on lit encore avec un énorme plaisir, ou le Tableau économique de Quesnay. Il y a, en Angleterre, un agent de change appelé David Ricardo qui commence aussi à théoriser toutes ces questions et un grand élève de Ricardo apparaîtra, c’est Karl Marx, au point d’ailleurs que Keynes (qui avait très peu de sympathie pour Marx), considère que Marx, ce sont des notes marginales sur Ricardo et sur Adam Smith. D’une certaine manière, c’est un peu vrai. Fondamentale chez Marx, bien entendu, la théorie de la valeur travail de Ricardo, c’est-à-dire qu’il n’y a de valeur créée à l’intérieur de l’économie que par le travail.

Quand, à la fin du XIXe siècle, le milieu de la finance est particulièrement irrité par cette idée de valeur travail, qu’il n’y aurait de justification à une rémunération que par le travail, une tentative se lève de créer un autre type de discours. Mais c’est intéressant de savoir que l’irritation des banquiers dans les années 1870 ne vient pas de Marx, elle vient d’avant. Elle vient de cette introduction de la théorie de la valeur travail de Ricardo qui, lui, était non seulement un spéculateur mais un agent de change ! C’était au sein même de la finance que le ver était entré dans le fruit.

Et là apparaît un nouveau discours qu’on va nous appeler « science économique », et moi j’attire toujours l’attention sur le fait qu’il faut être très prudent par rapport à la dénomination de science de ce type de discours. Parce que, comme le soulignent certains auteurs du début du XXème siècle en particulier Charles Gide et Charles Rist. Dans un grand livre d’histoire de la pensée économique [Histoire des doctrines économiques], ils nous montrent que le tournant des années 1870, ça consiste essentiellement à éliminer entièrement du discours économique les deux questions qui étaient fondamentales : celle de la propriété privée et celle des rapports de classe. Gide et Rist nous disent dans leur livre de 1909 « Prenez un traité d’économie. Si on n’y parle plus ni de la propriété privée, ni des classes sociales, c’est que c’est de la « science » économique. » On produit là un discours qui obtient l’assentiment du milieu de la banque. On élimine entièrement les questions qui conduisent à controverse – la propriété privée et les classes sociales. Que dit-on à propos de la propriété privée ? On dit que ça relève d’une sorte d’ordre naturel. Vous verrez, par exemple chez Walras, qui est un des grands inventeurs de la science économique dans les années 1870, ces choses de la propriété privée, c’est pratiquement de l’ordre de la biologie : c’est comme ça que les êtres humains fonctionnent et donc ce n’est pas quelque chose dont la science économique doive parler. Les classes sont entièrement éliminées, et il n’y a plus qu’une sorte de personnes, ce sont les consommateurs. Nous sommes tous pareils en tant que consommateur : le patron d’une grosse usine est un consommateur, le mendiant au coin de la rue qui quémande est un consommateur aussi.

Nous sommes tous les mêmes, et on invente – et là ce n’est pas Walras mais c’est Carl Menger à la même époque, tout ça c’est dans les années 1870 – cette notion d’individualisme méthodologique : nos sociétés ne s’expliquent pas en termes de classe sociale, mais uniquement en termes d’individus. Il n’y a pas de phénomène de foule, comme on dirait, il n’y a pas de phénomène mimétique. On peut aussi bien décrire le système économique en se contentant de décrire le fonctionnement d’un seul individu, et une société économique, c’est l’ensemble de ces individus qui sont essentiellement des consommateurs, tous identiques. Le fait qu’ils disposent de moyens importants ou réduits – sur le plan économique, sur le plan financier – c’est de l’ordre de l’anecdote. On n’en parle plus.

Alors, voilà effectivement l’héritage de la « science » économique. C’est une opération, je dirais, de type « com » ou relations publiques : on va produire un discours que les politiques et les financiers vont pouvoir utiliser, qui sera extrêmement compliqué parce qu’il sera modélisé de manière extrêmement complexe d’un point de vue mathématique, ce qui permettra de dire au public « Nous comprenons, nous, ces choses, mais il serait très très difficile de vous expliquer exactement comment ça marche parce que c’est extrêmement compliqué » – On en parlait tout à l’heure – Donc, c’est tout à fait rassurant quand M. Jean Tirole, prix Nobel d’économie, dit « Oui, faudrait peut-être commencer à réfléchir un peu comme les sociologues, les anthropologues sur ces questions-là » c’est formidable – ça date de quelques mois, de quelques semaines – c’est formidable. Il y a une évolution, qui est peut-être liée à des choses qui se passent dans la rue. Il y a un peu d’inquiétude par rapport à, comment dire, une colère qui gronde ici et là.

GD : Jean Tirole a dit récemment que l’homo oeconomicus, c’est un concept à revoir, qui n’était plus d’actualité.

PJ : C’est tout à fait extraordinaire, et puisque vous avez évoqué les questions d’environnement, vous savez sans doute que cette année, le prix Nobel d’économie ont été décerné à deux personnes qui ont proposé une solution aux problèmes d’environnement en termes purement économiques, dans la logique de profit absolument classique. Les commentateurs ont noté que leur système marche, je ne sais plus exactement, jusqu’à quatre degrés, voilà, qu’il permet de baisser l’augmentation de température au niveau quatre degrés peut-être à l’échelle du XXIème siècle, alors que tous les commentateurs nous disent que deux et demi c’est déjà énorme et peut conduire à la disparition de la plupart des espèces animales – dont nous sommes à titre anecdotique. Comment ose-t-on donner un prix Nobel d’économie à des personnes qui nous proposent une solution en termes de profits qui s’assimile à la disparition, à l’extinction du genre humain ? Ça montre que le discours que ces gens tiennent, ils le tiennent essentiellement les uns pour les autres, en-dehors de tout souci de la société autour d’eux. Ce n’est pas seulement scandaleux, c’est effarant qu’on puisse, qu’on ose donner un prix Nobel d’économie – parce qu’il y a quand même un prestige associé à ça – à des solutions qui sont inutilisables.

GD : Une petite parenthèse, c’est que c’est pas un vrai prix Nobel d’économie : c’est le prix de la banque de Suède. C’est toujours présenté dans la presse comme un prix Nobel, au même titre que la chimie, la physique, mais c’est pas un prix Nobel, c’est le prix décerné par la banque de Suède.

PJ : Oui, c’est vrai, mais c’est un prix Nobel. C’est à dire qu’on a accepté de l’appeler à ce titre. Il date, si j’ai bon souvenir, de 1968 donc il est beaucoup plus récent que les prix Nobel qui datent des années 1910, si j’ai bon souvenir [1901], et est décerné par un jury qui est rassemblé par la banque de Suède. C’est effectivement, je dirais, là aussi une opération de com des milieux bancaires, des milieux financiers, et vous avez mentionné le nom de la Société du Mont Pèlerin : les gens qui décernent ce prix, c’est essentiellement un petit club de gens qui s’auto-congratulent et qui se cooptent les uns les autres, des gens qui n’ont pas un rapport, je dirais… ils ont un rapport de pouvoir parce qu’ils sont reconnus : ce sont les économistes officiels, se sont ceux aussi qu’on voit dans les émissions de télévision etc. mais c’est une opération de type idéologique, comme on dit, ce n’est pas véritablement un discours de type scientifique malgré l’utilisation des mathématiques. D’ailleurs, cette utilisation des mathématiques est absolument excessive.

Je pourrais signaler une petite anecdote à ce propos là qui montre bien la logique. C’est la chose suivante : je travaille donc dans une banque, et c’est une banque américaine, et celle-là, c’est une banque des subprimes, et dans ma fonction à la gestion du risque, je m’aperçois que nous utilisons un modèle de gestion du risque qui est faux. Alors, je pose la question autour de moi « Que faut-il faire ? » et j’ai comme interlocuteur quelqu’un de la firme d’audit KPMG qui me dit « Ah ? c’est très intéressant. Je vais m’enquérir, dans les autres entreprises pour lesquelles je travaille, de la manière dont les choses fonctionnent, et aussi vis-à-vis de ce qu’on appelle le régulateur. » Et la personne me revient quelques semaines plus tard en disant « Mais il n’y a pas de problème. Il n’y a pas de problème parce que toutes les banques utilisent le même modèle » et je dis « Oui, d’accord, mais moi je vois ça plutôt comme un problème, plutôt que comme une solution » et il dit « Non, parce que ça permet que la concurrence parfaite soit encore maintenue ». La seule préoccupation de ces milieux, c’est que la concurrence pure et parfaite soit maintenue. Le fait qu’un modèle de gestion du risque soit entièrement faux était considéré comme accessoire puisque toutes les banques étaient à égalité par rapport à cela. Et ça, ça nous montre qu’on n’est pas dans la science. Dans la science, un modèle de gestion du risque aurait dû gérer le risque, et pas être dans une situation où simplement dans une logique purement commerciale, c’est la question de la concurrence qui permet de juger si une question est importante ou non, et « Comme on utilise tous le même modèle faux, eh bien, il n’y a aucun problème ! ».

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GD : Alors, pour en revenir à la question du capitalisme, la question que je voulais poser à Paul c’est que, dans son ouvrage, on voit effectivement tous les problèmes qu’il y a aujourd’hui, mais je voulais lui demander la méthode surtout, la méthode pour en sortir, et là, je suis resté un petit peu sur ma faim. C’est pour ça que je voulais lui demander ce qu’il préconisait pour sortir du capitalisme.

PJ : Mais dans un certaine mesure, de manière très provocante, je peux dire que la méthode pour en sortir, elle est relativement indifférente puisque la rue va la trouver. Eh bien oui ! En 1789, il n’y a pas de solution toute faite. Si vous regardez les grands théoriciens, les Encyclopédistes, Rousseau, Voltaire, tous les gens qui ont bien réfléchi, ils nous l’ont pas donnée … Oui, Rousseau a écrit une proposition de Constitution pour la Corse, il a réfléchi sur le contrat social etc. mais il n’y a pas de solution toute faite. La Révolution française, ce n’est pas la mise en application de la théorie de X ou Y, de Voltaire, de Rousseau, de D’Holbach, de Diderot, ect, non.

Nos sociétés humaines fonctionnent comme des systèmes de type physique, et M. Prigogine aurait dit « des systèmes dissipatifs », c’est-à-dire que les solutions se découvrent dans l’action. Alors, c’est pas une mauvaise chose qu’on ait un peu une idée, une réflexion préalable sur ce qui va se passer ou non.

Mais, c’est une question qui avait conduit à ma popularité, d’une certaine manière, c’est un clash que j’ai eu avec M. Brice Couturier à France Culture : j’étais invité pour parler de la description j’avais faite de la crise des subprimes qui allait se produire, et ce monsieur m’interrompt à tout moment en me disant « Qu’est-ce que vous allez mettre à la place ? » et je lui disais Monsieur, la raison pour laquelle je suis ici n’a rien à voir avec le système que je pourrais mettre à la place : on m’invite pour avoir décrit une crise qui va se produire », « Oui, mais qu’est ce que vous mettriez à la place ? ». C’est-à-dire, en fait, dans sa représentation, on ne peut critiquer, on ne peut dire qu’un processus est un processus d’effondrement que si l’on est le théoricien de la chose à mettre à la place.

Bon, ça ne veut pas dire que, depuis, je n’ai pas réfléchi à ce qu’on pourrait mettre à la place, mais la question est tout-à-fait différente. Un système peut s’effondrer sans qu’on ait la moindre solution. Quand l’empire Maya s’effondre, il est probable que personne dans l’empire Maya ne savait ce qu’il fallait mettre à la place. Les analyses qui ont été faites montrent qu’on a probablement un processus du même que le nôtre, c’est-à-dire une situation dont la population dans son ensemble se rend compte qu’elle est dramatique, mais les élites imaginent qu’elles sont protégées, qu’elles pourront survivre, que le problème n’est finalement pas d’eux. Je crois que c’est Jared Diamond qui a souligné cela, et un autre, Joseph Tainter [L’effondrement des sociétés complexes (1988)], quand il a parlé de l’effondrement de l’empire Maya. Les choses peuvent s’effondrer sans que les grands théoriciens aient des réponses à ça. Ça ne veut pas dire que nous n’avons pas encore réfléchi, à différentes époques, à des choses que l’on pourrait mettre en place. Et en particulier, il y a cette période tout à fait extraordinaire de réflexion qui est la première moitié du XIXe siècle, quand apparaissent tous ces mouvements qu’on a appelé « socialistes » par la suite, ou « anarchistes », et qui viennent avec des idées tout à fait neuves, au point que quand en 1960 la jeunesse se rebelle, elle peut aller puiser à nouveau dans la réflexion de cette époque-là, mais dans les années soixante a lieu une nouvelle réflexion, qu’on appelle « la pensée critique », la pensée freudo-marxiste etc qui vient avec de nouveaux apports, et j’ai le sentiment qu’en ce moment, oui, on vient aussi avec de nouvelles propositions. Nous ne sommes pas tout à fait désarmés : nous pouvons puiser dans ce qui a déjà été compris, nous pouvons produire d’autres choses et nous pouvons avancer, mais ce serait un piège d’imaginer que nous ne pouvons pas réfléchir à l’effondrement si nous n’avons pas, toutes prêtes dans nos cartons, quelque chose à mettre à la place. Je dirais : Notre lucidité doit séparer les deux problèmes, entièrement.

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GD : Pour aller dans votre sens, vous excluez que le système, parce que le capitalisme, il y a longtemps qu’on a prévu son effondrement chez Marx chez d’autres, mais il a toujours réussi à se régénérer jusqu’à présent. Est-ce que cette fois, vu l’état de la crise de la société, est-ce que c’est exclu qu’il s’adapte une nouvelle fois ?

PJ : On attire toujours l’attention, on dit « Oui mais, le capitalisme, il nous a rendus très très riches. Regardez l’évolution ». Il y a un certain monsieur qui s’appelle Steven Pinker, un Américain, qui dit « Oui, on n’a jamais été aussi riches, on n’a jamais été autant bonne santé, on n’a jamais…  » et tout ça est absolument vrai, mais il faut souligner que le fait qu’on soit en meilleure santé, qu’on soit plus riche, etc. est tout à fait indépendant de savoir si on maîtrise ou non l’extinction possible de l’humanité. Nous pourrons peut-être disparaître alors que nous n’avons jamais été aussi vieux. Nous pourrions même être à la limite de l’immortalité, ça n’empêcherait en rien le fait que ce système capitaliste a été un système purement et simplement de pillage de la nature autour de nous, et que nous atteignons la limite de ce qu’on appelle la capacité de charge d’une espèce par rapport à son environnement. Qu’est-ce que ça veut dire ? Chaque espèce a besoin que l’environnement soit dans tel ou tel état pour pouvoir continuer d’y vivre. Quelques indications : pour que nous puissions vivre à la surface de la Terre, il faut qu’il y ait de l’oxygène dans l’atmosphère autour de nous, il faut qu’il n’y ait pas en grande quantité des gaz qui soient extrêmement toxiques pour nous, il faut que nous ayons tous accès à de l’eau en quantité suffisante ou à des liquides qui contiennent de l’eau qui soient considérés comme potables, c’est à dire que nous pouvons les boire, il faut que nous ayons accès à des substances assimilables pour notre alimentation. Tout ça est, en fait, extrêmement fragile. Tout ça, c’est dans des conditions extrêmement étroites, et il n’est pas impossible de penser que nous sommes en train de détruire cela.

La propriété privée, en arrière-plan du système capitaliste, c’est un système, c’est un bolide lancé sur une voie de chemin de fer. Alors, le fait qu’il y a toujours eu des rails auparavant ne procure aucune garantie qu’il n’y a pas un pont écroulé un peu plus loin, et je crois que nous sommes dans une situation où il y a un pont écroulé. Il faut réellement, là aussi, dissocier les deux questions « Est-ce que nous avons jamais jamais été aussi heureux que maintenant ? », ce qui est vrai, mais « Est-ce que la situation est tenable ? » et là il faut dire « non ». La situation est intenable, et les deux questions n’ont aucun rapport l’une avec l’autre.

GD : On peut peut-être donner la parole à la salle, si il y a des questions…

PJ : Hé ! Je dois faire mon exposé moi ! [rires] Je dois expliquer pourquoi se débarrasser du capitalisme est une question de survie ! Il faut me laisser un peu de temps pour ça. J’ai répondu à vos questions mais, maintenant, il faut que je remplisse le contrat !

Alors, il faut commencer à réfléchir à qu’est-ce que c’est que ce capitalisme ? L’autre jour, on me demande si je veux bien écrire la préface d’un livre sur le capitalisme. Je le lis : c’est un ouvrage bien fait et le lecteur arrive au bout… et en fait, c’est présenté de manière assez didactique – c’est un monsieur qui explique à une jeune fille qui lui a posé une question sur l’économie et ce que c’est que l’économie en ce moment et quels sont les problèmes liés au capitalisme – et on arrive au bout, et on sait pas du tout ce que c’est le capitalisme ! On considère dans nos sociétés que tout le monde sait ce que c’est le capitalisme, comme la monnaie – tout le monde sait ce que c’est la monnaie. Je rencontre des gens qui lancent une monnaie parallèle. Je leur dis « Vous savez ce que c’est une monnaie ? » et non, ils n’en ont pas la moindre notion : « Mais, tout le monde sait ce que c’est une monnaie puisqu’on en a un peu dans sa poche, etc. ». Ce sont des choses qu’il faut comprendre, qu’il faut modéliser.

Qu’est ce que c’est que le capitalisme ? C’est un système politique où la domination, où le rapport de forces favorable est en faveur du détenteur du capital. Alors, qu’est-ce que c’est qu’un capital ? On va dire « c’est quelque chose qui a de la valeur quelque part ». Non. Il faut bien noter qu’un capital c’est une somme qui a été déplacée, une somme qui a été prêtée. Il n’y a pas de capital qui ne soit ailleurs que dans la poche ou dans le coffre-fort de son dpropriétaire. Un capital, c’est quelque chose qui a été prêté. Ce sont, pour utiliser le vocabulaire de Quesnay, ce sont des avances, ce sont des avances financières qui ont été faites.

Alors, quels sont les problèmes qui sont liés au fait qu’un capital est prêté ? Il faut payer des intérêts, il faut payer des dividendes, il faut payer des coupons, c’est-à-dire qu’il y a une rémunération du fait que ce capital a été déplacé de l’endroit où il était pour être utilisé. Alors, dans nos sociétés – et c’est ça le problème principal – l’argent est de moins en moins à sa place. Il est de plus en plus concentré : il y a de moins en moins de gens qui ont les ressources, les ressources nécessaires pour produire. Il faut qu’ils empruntent pour produire. Il faut qu’on emprunte pour distribuer, il faut qu’on emprunte pour consommer. Quand on nous dit, en 2009, « l’économie repart », on ne nous dit pas « les salaires ont augmenté, le pouvoir d’achat a augmenté », on nous dit « le crédit repart ! ». C’est à dire que les gens ont de nouveau la possibilité d’hypothéquer leur futur salaire ! On ne dit pas que l’argent nécessaire se trouve à l’endroit où il doit être : on nous dit qu’il peut de nouveau être déplacé.

Alors, on nous dit : « Il faut de la croissance ». Qu’est-ce que c’est que la croissance ? La croissance, c’est quand l’économie produit plus d’une année sur l’autre – le PIB, le produit intérieur brut, c’est l’ensemble de la valeur ajoutée – On nous dit que ça, ça augmente, et on nous dit « C’est important que la croissance reparte ». Vous allez voir ça partout. Or, un chiffre pour 2017 : à l’échelle de l’humanité, 82% de la nouvelle richesse créée est allé au 1% de la population le plus riche. Alors, à quoi ça sert la croissance si c’est pour augmenter simplement la concentration de la richesse ? Qu’est-ce que ça produit la concentration de la richesse ? On le voit, ça produit des tensions. On le voit aussi, les gens les plus riches ont les moyens d’échapper à l’impôt – peut-être pas entièrement mais de manière considérable. Ils ont le moyen d’encourager à ce qu’on élise des gens qui vont supprimer l’impôt sur les grosses fortunes, ils vont permettre une concentration supplémentaire, encore, de la richesse.

En 2009, quand l’économie repart, la concentration de la richesse augmente. Elle croît encore davantage qu’auparavant. Pourquoi ? Si vous comparez avec la situation de 1929 – c’est une grande crise – à la suite de la crise de 1929, la concentration de la richesse diminue. Les gens les plus riches ont perdu beaucoup d’argent. En 2008, les gens les plus riches ont une assurance qui s’appelle le Credit-default Swap – CDS – qui a permis de protéger les plus grosses fortunes, et comme je le dis en particulier, non seulement ça, mais a permis aussi de produire une sorte d’assurance sur les paris purement spéculatifs. Résultat : les gens les moins nantis subissent le contrecoup de la récession qui apparaît en 2009, les gens qui avaient déjà de l’argent gagnent encore davantage (concentration) et des gouvernements sont nommés qui accroissent encore le processus, qui l’accélèrent encore.

D’où vient ce système du capitalisme ? C’est un système très ancien, et on pourrait presque dire que c’est un… je ne vais pas aller jusque-là parce que je suis un anthropologue de formation, mais le système qu’on trouve au départ de cela, on le trouve pratiquement partout à la surface de la Terre. Quand nous, Européens, nous sommes allés en Polynésie, quand nous sommes allés en Amérique du sud etc. nous avons trouvé des sociétés qui fonctionnaient selon ce principe là, qui n’est pas le principe capitaliste mais qui est le principe du métayage, qu’on appelle aussi système à la part.

C’est un système de partage du risque dans des situations où existe la propriété privée. Situation de type tout à fait typique : un propriétaire dispose de beaucoup de terre. Il ne peut pas cultiver ça lui même, mais il y a plein de gens (qui ne sont pas propriétaires) qui sont prêts à faire pousser des choses, à produire des moissons, et on fait des accords du type, par exemple… Un contrat de métayage typique, 50/50 : le métayer, c’est-à-dire celui qui va louer, si vous voulez, la terre – mais c’est pas une location, c’est du métayage – va produire une moisson et va en donner la moitié au propriétaire. C’est un système de partage du risque parce que, quand la moisson est énorme, le propriétaire va recevoir davantage, parce qu’il recevra la moitié d’une moisson miraculeuse, [mais] quand il n’y a presque rien, quand il a plu tout l’été et il n’y a presque rien, le propriétaire ne recevra que la moitié de ce qui aura été produit, et le métayer pourra utiliser le reste.

C’est dommageable aux métayers quand tout va très très bien, mais ça le protège dans les cas de disette, parce que si c’était un contrat de location, il faudrait qu’il paye un loyer de même montant quelle que soit la moisson qui a été produite. C’est un système qui fonctionne donc de la manière suivante : on partage le risque. Il y a une richesse qui est créée du côté du propriétaire et une richesse qui est créé du côté du métayer.

C’est le système qui fonctionne encore, c’est le fondement même de notre économie. C’est le système, par exemple, des sociétés par actions. Qu’est ce que c’est que les dividendes ? Et bien, vous faites une avance – pour utiliser les termes de Quesnay – à une compagnie en achetant ses actions, et elle va vous payer une partie de la richesse qui a été créée. Alors, c’est un système qui marche bien dans des situations comme le XIXe siècle où on colonise des continents entiers. Pourquoi ? Parce qu’on va en déloger les personnes qui habitent là et qui, elles, n’ont pas utilisé cet environnement avec un rendement comme le nôtre. Tout cela explose : il y a une richesse créée énorme, et qui est partagée entre les propriétaires et ceux qui vont travailler là dessus. Ce système marche dans un système comme le nôtre, où les richesses, où la nature qu’on peut ponctionner diminue, où on utilise du non renouvelable, où on épuise les ressources. De plus en plus, les dividendes, la part qui va être payée, les intérêts qui vont être payés, vont être produits non pas par un partage de nouvelles richesses créées, mais simplement en déplaçant d’un côté à l’autre des ressources qui existent déjà. Et ce système, bien entendu, pousse à la croissance, puisque 82% de la nouvelle richesse créée va à 1% de la population. On épuise la nature d’une manière qui contribue uniquement à la concentration de la richesse, à ce que l’argent en place devienne de plus en plus concentré.

C’est très simple : j’avais fait une petite simulation informatique – c’est ce qu’on appelle la « simulation centrée sur agent » (j’ai oublié l’expression en français mais c’est comme ça qu’on dit en anglais), vous créez un programme, vous créez un certain nombre de petits personnages qui vont interagir selon des lois particulières, et vous faites l’expérience extrêmement simple : vous dites qu’il faut que chaque personnage s’arrange pour trouver des ressources de 100 à la fin de l’année. Et donc, vous créez vos personnages et certains ont 100 à leur disposition, d’autres ont 99 et d’autres ont 101, et vous faites tourner ça un certain temps et vous allez vous apercevoir très très rapidement que ceux qui avaient 99 disparaissent entièrement, ont perdu toutes leurs ressources très rapidement, et ceux qui avaient 101 sont devenus extrêmement riches. Pourquoi ? Parce qu’on permet simplement à celui qui a une ressource supplémentaire – parce qu’il a 101 – de le prêter à celui qui n’a que 99 à condition qu’on paye des dividendes, des intérêts – des coupons quand on parle d’obligations – et on va inéluctablement vers la concentration de la richesse.

Pourquoi est-ce que ça s’arrête de temps en temps ? Eh bien, Thomas Piketty a bien montré cela : nous sommes dans une situation très comparable à celle de 1914. Qu’est-ce qui a permis que le système reparte après 1918 ? La destruction énorme de richesse, non seulement en termes de destruction d’êtres humains, pas seulement militaires mais aussi civiles, et énormes destructions. Les capitalistes, les détenteurs de ressources ont perdu énormément d’argent pendant la guerre de 14-18 – et on repart avec une situation paradoxalement plus saine. Plus saine, parce que moins de pression démographique – en ayant saigné la population des jeunes gens entre dix-huit et trente ans – et parce qu’on a détruit beaucoup de bâtiments qu’il faut reconstruire.

Quand on nous parle des trente glorieuses, on nous parle d’un miracle dont on ne détermine pas trop la nature, on met entre parenthèses les sommes énormes distribuées par les Américains sous forme du plan Marshall qui n’étaient pas des prêts, c’étaient des dons, mais c’étaient des dons bien entendu assortis à une allégeance d’ordre politique à l’intérieur du « monde libre » entre guillemets – je ne veux pas dire qu’il n’est pas libre mais c’est comme ça qu’on l’appelait par rapport au monde soviétique – Et pourquoi est ce qu’on travaillait tous ? Pourquoi est-ce qu’il y avait tant d’argent qui était créé ? Parce que c’était de la reconstruction ! Quand ont fait de la reconstruction, on devient extrêmement riche mais ça finit par se terminer, on finit par avoir tout reconstruit – et ça a été le cas quand on est arrivé à la crise du pétrole du milieu des années 1970. On oublie que les êtres humains vivent dans des systèmes physiques, qu’il y a des limites à cela, qu’il y a ce qu’on appelle la capacité de charge d’une espèce, et si on dépasse la capacité de charge de notre propre environnement, eh bien, que nous soyons riche et en bonne santé, tout ça n’a aucun impact. Là, le rideau tombe : c’est la fin de partie.

Alors, voilà. Ça, c’est un petit portrait rapide de la situation dans laquelle nous sommes, et des limites que cela pose. Je suggère qu’on passe maintenant la parole à la salle, avec une toute petite description, quand même, du système capitaliste et des difficultés que ça représente pour nous, et en particulier que c’est un système qui n’est pas soutenable : c’est un système qui va de crise en crise, et ces crises ne sont pas des alternances, ce ne sont pas des simples cycles, ce sont toujours des crises absolument dramatiques, et le fait que nous nous en soyons toujours sortis, c’est parce que nous sommes un animal extrêmement inventif. Mais nous n’avons jamais retrouvé les mêmes solutions. Nous avons toujours dû, chaque fois, à la sortie de ces crises énormes du capitalisme, mettre toute notre réflexion au service d’essayer de trouver autre chose. Il n’y a pas là-dedans de cycle : ce sont des catastrophes et nous y avons toujours survécu, mais ça ne représente aucune garantie que nous y survivrons la prochaine fois.

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Question de la salle : Bonsoir. Tout d’abord, je vais commencer par un petit éloge. En Belgique, il y a pas que la bière, Magritte et Brel. Je lis un peu Chantal Mouffe, Jean-Pierre Lebrun, et avec plaisir je vous lirai. Vous proposez des voies nouvelles, et plus même : au niveau politique, vous avez survécu pas plus mal sans gouvernement. J’espère que l’un de vous, intellectuels, ferez un jour un livre pour confier ce que vous pensez de cette expérience. Je suis béotien dans l’économie, mais je crois qu’Adam Smith, l’un de ses postulats avec le libéralisme, c’était la régulation. Aussi, en même temps que Tocqueville, on voit comment s’en éloigner. Après, quand on voit actuellement dans l’économie ce que j’appelle moi une religion avec le ruissellement, et on voit bien que le ruissellement, un M. Ghosn qui a fait de la rétention, c’est pas bien possible. Par contre, comment on peut revenir aussi – vous les universitaires vous le connaissez – à mieux diffuser, plutôt que la pensée de M. Jean Tirole, la pensée de Steve Keen, qui dans le grand public, en France, n’est pas connue.

PJ : Oui, merci, merci pour les Belges. Effectivement, les Belges ont eu la chance qu’au moment où il a été question d’austérité, la Belgique soit restée sans gouvernement très longtemps. Vous vous souvenez sans doute, c’était M. Blanchard, l’économiste du Fonds monétaire international, qui a fait remarquer relativement récemment – je ne sais pas si c’est lié au fait qu’il a disparu comme économiste en chef du Fonds monétaire international – qu’une erreur fondamentale avait été faite au moment où on avait dit qu’il fallait faire l’austérité. Il y avait quelque chose qu’on appelle le multiplicateur, il y avait un calcul qui n’avait pas été fait. Il n’avait pas été fait parce qu’on avait, dans le cadre du libéralisme, imaginé que cette valeur était une constante etc. – vous pouvez voir ça dans l’article de M. Blanchard. Il a fait son mea culpa en tant qu’économiste en chef du fonds monétaire international mais personne n’a dit « Ah oui, nous avons fait une erreur majeure en proposant l’austérité par une erreur de calcul ! ».

Donc, oui, la Belgique a échappé à ça en étant sans gouvernement, ce qui est effectivement une chance. Il faut dire aussi que la Belgique est un pays extrêmement conservateur, c’est-à-dire qu’on ne change les choses qu’en dernière extrémité, et que ça donne au système une inertie qui parfois est dommageable quand il y a des poussées, je dirais, de modernisme, mais qui aussi protège le système quand on est dans des périodes justement de crise, parce qu’il y a une énorme résistance. Les questions linguistiques n’ont aucun effet sur ça. Il y a effectivement quelque chose de national en Belgique, qu’on trouve aussi un peu aux Pays-Bas, qui est cette espèce de sens… Je cherche le nom du personnage chez Flaubert qui représentait cette sorte de confiance dans l’évidence, évidence, bien entendu, tout à fait construite.

Vous posez la question du libéralisme. Il y a un malentendu total à propos de Adam Smith et de sa main invisible. Les grands économistes prix Nobel se sont réunis – si j’ai bon souvenir c’était en 2006 – ils se sont réunis à Kirkcaldy, qui est le lieu de naissance de M. Adam Smith, et ils s’étaient cotisés pour mettre un grand buste d’Adam Smith sur la place. M. Alan Greenspan qui à l’époque était encore à la tête de la Federal Reserve – la banque centrale américaine – a fait un splendide discours qu’on retient certainement parce que c’est un discours qui nous expliquait que toute crise d’ordre financier était impossible. On était en 2006. Ce monsieur n’était pas un imbécile – il n’est toujours pas un imbécile, il vit toujours – mais c’est un Libertarien, comme on dit, radical. C’est quelqu’un qui est convaincu que la main invisible d’Adam Smith règle absolument tout. Quand il a été accusé – c’était dans les derniers jours du mois de septembre ou peut-être dans les premiers du mois d’octobre, juste après l’effondrement – quand il a été interpellé devant le sénat américain, il a fait une référence assez obscure au fait que les banquiers n’avaient pas suivi leur intérêt et qu’il n’aurait pas pu prévoir ça. C’était une référence à la main invisible d’Adam Smith qui dit la chose suivante : « Il ne faut pas demander au boucher, au brasseur, au boulanger de veiller tous à l’intérêt général. Ils veilleront à l’intérêt général bien plus sûrement en s’occupant – de manière assez égoïste – de leurs propres affaires ».

À quoi répondait Adam Smith quand il a dit ça ? C’était une réflexion encore – il était Écossais mais, bien entendu, il s’exprimait dans le cadre de la Grande-Bretagne à l’époque – c’était encore une contribution au grand débat qui durait depuis la révolution, la Révolution anglaise [1642-1651], la révolte contre le roi Charles Ier, dirigée par Olivier Cromwell. Que se passe-t-il ? Un général remplace la royauté, on se débarrasse ensuite [de son fils qui lui a succédé] et on ré-instaure la royauté [en 1660]. Alors, dans toute la période qui suit, grand débat en Grande-Bretagne : où faut-il mettre le seuil ? Où faut-il arrêter le pouvoir de l’État sur les citoyens pour respecter au mieux la liberté des citoyens individuels ? Donc, débat qui dure depuis pratiquement un siècle au moment où Adam Smith pose la question. Dans son livre majeur La richesse des nations publié en 1776, il répond toujours à cette question : que le roi ne s’occupe pas trop de la vie individuelle des citoyens ! Le système va fonctionner de manière spontanée, bien mieux que si on réglait une société uniquement par injonctions venant d’en-haut. M. Adam Smith, il faut bien le dire, c’est quelqu’un qu’on appellerait « de gauche » aujourd’hui : il fait des remarques extrêmement déplaisantes sur les patrons et est très très positif sur les ouvriers. Quand la Révolution française éclate en France, il est l’un des rares en Grande-Bretagne à prendre parti officiellement pour la Révolution française. Il meurt très rapidement – si j’ai bon souvenir, il meurt en 1790 ou 1791 [1790] – mais c’est quelqu’un qui se situerait maintenant à l’extrême-gauche s’il fallait le situer. Quand les grands banquiers de Wall Street vont dévoiler un buste en son honneur à Kirkcaldy, dans sa ville natale, il y a là un énorme malentendu.

La question à laquelle il répondait, c’était celle de la Révolution anglaise. Ce n’était pas une réflexion sur le libéralisme ou même sur l’ultra-libéralisme qui conduit maintenant à dire que, à la limite, il faudrait que l’État ne s’occupe plus que d’une seule chose, c’est la propriété privée, et pour le reste, il faut laisser les initiatives aux individus. Vous savez que il y a en particulier des Libertariens qui sont, je dirais, la forme ultime de l’ultra-libéralisme, des gens comme M. Rothbard aux États-Unis qui prônait que même la défense nationale soit assurée simplement par l’initiative individuelle : « S’il y a des gens qui ont de l’argent et qui veulent qu’on protège le pays, eh bien pourquoi ne le mettraient-ils pas à disposition ? » C’est la position qu’on appelait au début du XIXe siècle « l’État veilleur de nuit » : l’État doit s’occuper uniquement de veiller, peut-être même pas à la sécurité nationale, mais à la défense de la propriété.

Petite remarque : il n’y a pas qu’aux États-Unis, il n’y a pas qu’en Grande Bretagne. Vous vous souvenez qu’en 1789 – une révolution qui est à la fois populaire et bourgeoise – c’est un moment où une pensée fort anticléricale apparaît aussi dans la population. Beaucoup de prêtres sont réfractaires, il y a un grand courant anti-religieux dans la population à ce moment-là. On élimine toute réflexion en termes de religieux quand on écrit la Déclaration universelle des droits de l’homme et des citoyens, sauf dans l’article 17 où on écrit « la propriété étant un droit inviolable et sacré… » ! C’est-à-dire que ce mot qu’on refuse d’utiliser définitivement, on le réintroduit pour défendre autre chose, qui est la propriété privée. C’est la grande naissance du libéralisme, et quand on me parle, comme quand moi je reprends des choses à Robespierre, par exemple sa proposition dans son Discours sur les subsistances, pour la gratuité pour l’indispensable, et qu’on me critique comme M. Baverez – avec qui j’aurai une grande discussion après-demain, une fois de plus – qui m’est tombé dessus quand j’ai cité Robespierre : j’ai dit « Mais monsieur, n’oubliez pas que Robespierre c’est le grand défenseur des petites et moyennes entreprises, comme on dirait maintenant, et qu’on ne peut pas l’attaquer comme ça ! » voilà. Il faut re-situer toutes les choses dans leur contexte : les problématiques sont différentes à différentes époques. J’espère que j’ai répondu à votre question

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Malheureusement je ne sais pas grand chose sur Steve Keen. Oui nous sommes quelques-uns à avoir prévu la crise des subprimes, mais ça ne veut pas dire que nous nous connaissons bien entre nous. La plupart de ceux qui ont prévu ça nous sommes, en en tout et pour tout, je dois bien dire une demi-douzaine. Ce sont des gens relativement marginaux, ce sont des gens qui ne sont pas que de mise, comme dans mon cas, ce sont les gens comme M. Nouriel Roubini qui était considéré véritablement comme un hérétique à l’intérieur de son milieu, ce sont des gens comme M. Steve Keen effectivement dont j’entends dire qu’il dit effectivement des choses très semblables à ce que je dis moi, mais je ne connais pas assez, en particulier je n’ai lu aucun de ses livres, je ne peux pas vous dire grand chose sur lui.

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Question de la salle : Est-ce que les monnaies virtuelles ne seront pas le grain de sable du capitalisme ?

PJ : Quand vous dites « monnaie virtuelle », vous pensez peut-être à des choses comme le bitcoin mais il y a une première chose à dire, c’est que ce n’est ni virtuel ni des monnaies. On emploie de plus en plus, en anglais, le mot « token » pour en parler, c’est-à-dire le mot « jeton », et c’est l’expression que j’utiliserais moi-même aussi. Ce sont des jetons commercialisables, c’est-à-dire qu’on peut faire le commerce de ce jeton. Le bitcoin, c’est du même ordre que ces transactions qui ont lieu, par exemple, entre des gens qui sont dans des communautés autour de certains jeux vidéo où un commerce s’est installé, où on peut acheter des pouvoirs magiques ou des armes, etc. autour de certains personnages dans des jeux vidéo. Et là, effectivement, autour d’un jeu vidéo, des gens peuvent acheter avec du vrai argent des choses qui sont en fait de l’ordre du jeton, c’est-à-dire que ça n’a pas de reconnaissance au niveau de ce que pourrait être une vraie monnaie.

Une vraie monnaie, il faut bien le dire, doit être garantie par une banque centrale. Il n’y a pas de vraie monnaie qui ne soit pas garantie par une banque centrale. Quand on fait des monnaies parallèles, en France par exemple, ce sont de simples échanges : il faut qu’il y ait une parité de un euro avec la monnaie, le Sel, etc. je ne sais plus, l’Anémone, des noms de monnaies parallèles. Ce sont de simples équivalences, ce ne sont pas des monnaie. Là aussi, ce sont des jetons qui sont échangeables à équivalence – une unité de ces monnaies par rapport à l’euro – et là ce sont des vraies monnaies, parce que si il y a effectivement tricherie, s’il y a faux-monnayeur, on peut se tourner vers les tribunaux de la république et obtenir réparation.

Dans le cas de pseudo-monnaies comme le bitcoin, il n’y a pas de système de garantie, il n’y a pas d’État qui les garantit. Si vous suivez les conseils de Madame Nabila et allez acheter du bitcoin parce que ça vous fera du 400% et que vous avez perdu tout cet argent – ce qui est probable – et que vous allez au tribunal en disant « Je voudrais réparation » on vous dira « Mais on ne sait pas de quoi véritablement il s’agit ». Ce sont des transactions à titre privé autour de jetons.

Alors y a t-il un danger pour les États à ce niveau là ? Oui, il y a un certain danger parce que ces systèmes, vous avez pu le constater parce qu’on en parle beaucoup dans la presse – d’abord, ils donnent lieu à énormément d’escroqueries, donc il y a un problème pour la société dans son ensemble, et surtout, ce sont des outils qui sont utilisés par les pègres pour faire des transactions qui n’apparaissent pas au regard des banques centrales. Donc, quand on vous parle du bitcoin, vous vous apercevez qu’il y a quelque chose qui s’appelait Silk Road. Silk Road c’était une grande d’entreprise où on pouvait acheter des choses en bitcoin. Qu’est-ce que vous pouviez acheter là ? Vous achetiez des armes illicites, vous pouviez acheter toutes les drogues illicites, vous pouviez même acheter des contrats sur la vie de quelqu’un. C’est comme ça, d’ailleurs, que l’inventeur de Silk Road est tombé : un agent du FBI lui a proposé un contrat sur la vie d’un de ses concurrents qu’il a accepté en bitcoins, et ce monsieur est en prison depuis, pour une raison évidente.

Dès que les États se sont intéressés au bitcoin, parce qu’évidemment il y avait trop de choses illicites qui se passaient là, on en a inventé d’autres, l’Ethereum, on invente d’autres monnaies. C’est une espèce de course, si vous voulez, un peu comme les courses entre les insectes et les plantes : les plantes se défendent contre les insectes, les insectes trouvent de nouvelles armes contre les plantes… Il y a une espèce de course. On invente à tout moment de nouveaux jetons qui permettent aux opérations illicites d’avoir lieu dans ces jetons, jusqu’à ce que l’État s’intéresse à eux, et on est obligé de passer à la suivante.

Le danger le plus grand lié à cela, c’est que le fonctionnement de ces pseudo-monnaies demande des sources d’énergie tout à fait considérables. Alors on créé des sortes d’usine à produire du bitcoin dans des endroits où l’énergie est relativement bon marché, comme l’Islande – parce qu’on utilise l’énergie thermique de certains volcans qui se trouvent là – et si j’ai bon souvenir, maintenant je crois que la moitié de l’énergie de l’Islande passe à produire des bitcoins et d’autres pseudo-monnaies.

Il viendra un moment où ces systèmes s’effondreront, ou bien les États les interdiront purement et simplement. C’est quelque chose d’extrêmement marginal et qui ne risque pas, je dirais, de révolutionner véritablement la finance. Si ça devait le faire, les banques centrales se mettraient d’accord, et on éliminerait une fois pour toutes ces choses-là.

Ça fonctionne un peu dans certaines marges, il y a en particulier deux marchés à terme qui se sont construits aux États-Unis à propos du bitcoin – même pas sur le bitcoin : c’est à propos du bitcoin – qui permet de faire des contrats à terme libellés en bitcoin, mais ce sont des jeux, ce sont des jeux de casino comme je le disais tout à l’heure, ça n’a pas d’avenir.

On a parlé beaucoup de la technique sous-jacente, la blockchain, et il y a eu une sorte de mode, il y a deux ou trois ans, en disant qu’on allait faire plein de choses en blockchain. On s’est aperçu que les questions énergétiques liées à cela faisaient que l’approche n’était pas nécessairement viable, et on en parle beaucoup moins.

Si vous regardez le cours du bitcoin, eh bien il y a des articles un peu tous les jours sur le fait qu’il s’effondre depuis pas mal de temps. Je crois que les spéculateurs vont s’en désintéresser. On inventera autre chose, comme on avait inventé le marché à terme des tulipes aux Pays-Bas au XVIIe siècle : l’inventivité humaine en terme de spéculation est infinie. On inventera bientôt autre chose que les jetons de type bitcoin.

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Question de la salle : L’Union européenne s’est construite autour du dogme de la concurrence libre et non faussée. Est-ce vraiment une vérité incontournable, ou est-ce qu’on peut remplacer « concurrence » par « coopération » ?

PJ : Oui, c’est tout à fait ça. En fait, on nous vend ça essentiellement depuis les années soixante-dix. C’est Mme Thatcher en Grande-Bretagne, c’est M. Reagan aux États-Unis qui ont été les grands chantres de l’ultralibéralisme tel qu’il avait été conçu. Il est né… cette pensée ultralibérale est née au colloque Lippmann à la fin des années trente [1938]. Ça s’est passé à Paris, si j’ai bon souvenir c’était au Trocadéro. Ensuite, il y a eu création, c’était en 1947 si j’ai bon souvenir, de laSociété du Mont-Pèlerin Il y a une autre société dont le nom m’échappe qui a été créée en Grande-Bretagne un peu plus tard. Ce sont des gens qui se sont réunis autour de gens comme von Mises, de gens comme von Hayek, dont il faut bien souligner que ce sont des gens qui ont été soutenus, au départ, essentiellement par le milieu des affaires, et pas par le milieu universitaire. M. Von Mises, c’est quelqu’un qui a essentiellement bénéficié de bourses dispensées par des sociétés financières, pour délibérément créer un système de ce type particulier, ce type ultralibéral dont on ne souligne à mon avis pas assez la complicité que ce système a avec des régimes autoritaires. M. Friedman, M. Milton Friedman qui est un élève de von Hayek, au moment où Pinochet prend le pouvoir de manière extrêmement sanglante, vous le savez, au Chili en 1974, et M. Friedman et M. von Hayek vont délibérément se mettre au service de M. Pinochet (qui n’avait rien demandé) et il y a cette fameuse déclaration de M. von Hayek en visite au Chili, et qui dit « Entre une société qui serait libérale et non-démocratique et une société démocratique qui ne serait pas libérale, je choisis la société libérale et non-démocratique », ce qui était affirmer son soutien tout à fait bien marqué à M. Pinochet, en soulignant le fait que ces gens n’ont pas d’allégeance particulière à la démocratie. Entre un libéralisme, c’est-à-dire en fait le pouvoir de l’argent tout à fait débridé, et la démocratie, ils choisissent eux le pouvoir débridé de l’argent. L’escroquerie, je dirais, à partir des années soixante-dix mais qui est tout à fait présente autour de nous, et on nous oppose cela comme étant la seule solution face à des populismes un peu, un peu délirants dans leurs suppositions, c’est cette idée que ce qui règle les sociétés humaines c’est essentiellement la concurrence, et qu’il faut bien veiller à ce que cette concurrence soit pure et parfaite. C’est mettre entre parenthèses ce que d’autres personnes dans nos cultures ont souligné – ça commence par Confucius en Chine, puisqu’il arrive même avant Socrate chez nous – ça apparaît chez Socrate, chez Aristote, ça va apparaître dans toute la réflexion du XVIIe siècle : nos sociétés fonctionnent essentiellement grâce à la solidarité. La concurrence règle des mécanismes ici et là, elle peut être utile dans certaines situations particulières, mais le fondement même c’est, dit Aristote, le fondement même la société c’est la philia.

Qu’est-ce que la philia ? C’est un mot qui désigne l’amour de manière générale en grec ancien, mais chez Aristote spécifiquement, c’est la générosité, c’est la bonne volonté que nous mettons tous à faire fonctionner les sociétés autour de nous. C’est la bonne volonté que nous mettons dans un embouteillage, c’est la bonne volonté que nous mettons à tout moment autour de nous. J’ai relevé, dans un de mes livres qui s’appelle Le prix, j’ai relevé des exemples de la philia même dans le milieu de la finance, même dans l’interview d’un requin, d’un trader vedette, je souligne que dans une certaine situation où il n’arrive pas à expliquer son propre comportement, c’est la philia, c’est la bonne volonté, c’est pour sauver le marché dans son ensemble que ce monsieur se conduit de telle manière. Dans tous les marchés que j’ai pu étudier, sur les marchés de la pêche en Bretagne, dans le domaine artisanal sur les plages africaines, la philia joue à tout moment. À aucun moment le vendeur n’essaye d’assassiner l’acheteur, à aucun moment l’acheteur n’essaye d’assassiner le vendeur : on est tous d’accord sur le fait qu’il faut que l’acheteur puisse acheter, et il faut que le vendeur puisse vendre.

L’exemple même que je raconte là, c’est des choses qu’on m’a racontées. C’est une petite anecdote, mais elle est très amusante : on me dit, dans les années 80, « Tu sais, il y a encore, au Croisic, il y a encore un pêcheur qui a fait la pêche à la sardine à la voile ! Il faut absolument que tu ailles le voir. Il a quatre-vingt-dix ans ». Je vais voir ce monsieur, effectivement – M. Piroton, c’était son surnom. Je ne me souviens plus de son vrai nom – et ce monsieur me dit dans la conversation « J’ai encore des carnets de pêche de l’époque », voilà, de 1913, 1914, etc. Je dis « C’est formidable ! Est-ce que je pourrais regarder ça ? » Alors, je regarde ses carnets, et puis je reviens vers lui. Je dis : « Comment c’est déterminé, les prix, en particulier pour la sardine, à la conserverie ? » « Ah ben, c’est la loi de l’offre et de la demande. » Je dis : « Oui mais, tu mets « taxation ». La plupart des jours, il est mis « taxation ??? » Et il dit : « Oui mais, ça c’est l’exception ». Je lui dis « Non, c’est dans deux tiers des cas ! C’est pas l’exception, c’est comme ça que ça se passait le plus souvent ». « Oui mais, c’est l’exception à la loi de l’offre et de la demande ».

Alors, il m’explique ce qu’est la « taxation » : « La taxation, c’est quand on n’était pas content. Le conserveur mettait, affichait à l’entrée de l’usine, combien il allait payer pour la sardine. Alors, il y a des jours où on n’était pas content du tout ! Alors, on allait chez le conserveur. On disait « Non, on ne peut pas faire ça ». Alors le conserveur disait « Bon allez, on se réunit, on se met dans une salle, on discute », les pêcheurs et le conserveur. Alors le conserveur disait « Combien vous voulez si c’est pas le prix que je donne ? », « Ben, on veut autant [X francs du kilo] ! ». Alors le conserveur disait « Non, ça c’est impossible. Je ne peux pas donner autant. Si c’est ça, je ferme l’usine et je rentre chez moi, etc. je vais aller faire aut’ chose, etc. ». On discute. Alors, le conserveur répète son prix et les pêcheurs disent « Non, on ne peut absolument pas. On ne peut pas nourrir nos femmes et nos enfants ! on ne peut pas être là demain ! ». Et on se mettait d’accord sur le prix. »

C’est ça qu’on appelait la « taxation ». Et en fait, la taxation, ça rien à voir avec la taxe – c’est un vieux terme, et apparemment, un terme qui vient de l’antiquité romaine – C’est l’entente ! C’est l’entente : les deux tiers des jours, à la pêche, en 1914, au Croisic, on se mettait d’accord sur le prix ! Que le prix n’assassine pas l’acheteur, et qu’il permette au conserveur d’acheter de la sardine et de ne pas fermer l’usine. On se mettait d’accord. C’est comme ça que nos sociétés fonctionnent. Et même je vous dis, dans une interview d’un trader-requin, il admet que s’il n’a pas demandé un prix excessif, c’est parce qu’il fallait que le marché continue, qu’on continue à pouvoir revenir le lendemain matin. C’est comme ça que nous faisons. Malheureusement, à partir des années soixante-dix, on nous met l’accent sur quelque chose qui existe effectivement, qui est sympathique dans le sport, la compétition, etc. mais qui n’est pas le principe directeur de nos société. Nos sociétés n’auraient pas pu fonctionner sans la solidarité spontanée, organisée parfois, qui nous permet de continuer. Comme le disait Proudhon dans une remarque sur l’érection de l’obélisque sur la place de la Concorde : « Deux cents grenadiers en quelques heures ont érigé l’obélisque, un seul grenadier pendant deux cents jours aurait été bien incapable de le bouger. » C’est ça ! C’est ça qu’il y a.

Une partie de la richesse créée, disait-il aussi Proudhon, une partie de la richesse créée, c’est simplement l’effet spontané de notre solidarité qui crée de la richesse en tant que telle, qui nous permet, en agissant de concert, de produire des choses. Il faut absolument effectivement que nous revenions sur cette idée que c’est la concurrence qui décide de tout. La rivalité, la « compétitivité » nous dit-on. Non, non. C’est essentiellement quand nous nous entraidons, c’est la solidarité, c’est ça qui a fait fonctionner nos sociétés jusqu’ici. Ce qui fait que nous avions été prêts à accepter cette histoire de compétitivité, de concurrence etc. c’est, heureusement, le fait que nous nous sentons davantage coupable en situation de rivalité que dans les situations de solidarité. Et c’est peut-être ça, malheureusement qui a attiré notre attention là-dessus, c’est qu’on est conscient du fait, dans des situations de rivalité, alors que quand on travaille tous ensemble sur quelque chose, on n’en est pas nécessairement conscient. C’est, d’une certaine manière, la nature humaine : Aristote le disait déjà – zoon politikon – nous sommes des animaux faits pour vivre en société.

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GD : Juste un mot parce que Paul a parlé d’Hayek. Hayek a eu une importance énorme comme économiste et je vous invite à lire le livre qu’il a écrit en 1944, La route de la servitude dans laquelle il dit que toute société qui se donne comme objectif la justice sociale est une société totalitaire. Et il a eu le prix Nobel dans les années soixante-dix, il a été fait Lord par Margaret Thatcher, et donc il a eu une impulsion absolument dans les années soixante-dix. Je peux raconter une anecdote : dans les années soixante, il avait été invité à l’université de Lyon pour faire une conférence, et le doyen avait été obligé de rameuter les étudiants parce que personne ne voulait venir entendre Hayek. Et dans les années quatre-vingt il est revenu, et là on refusait du monde. C’est pour vous dire l’importance qu’il avait eu dans la pensée économique contemporaine.

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Question de la salle : Je ne suis pas une économiste mais, tout de même, sauf erreur, la rente avant 1914 rapportait entre deux et trois du cent. Est-ce que le marasme économique actuel ne vient pas, justement, des taux exorbitants que prélève le capital, et est-ce que ça n’est pas accentué par le fait qu’on a autorisé les banques à créer, en quelque sorte, de la monnaie virtuelle chaque fois qu’elles accordent un prêt ?

PJ : C’est vrai que les banques centrales ont pu fonctionner de manière correcte au fil des siècles parce qu’elles produisaient de l’argent supplémentaire à mettre dans le système au prorata de la richesse véritablement créée. Pourquoi est-ce qu’elles l’ont fait ? Et bien, c’est parce que leur rôle principal était un rôle de stabilité de la monnaie : il fallait, dans le monde du travail, le monde de la production, il fallait qu’il ne faille pas à tout moment augmenter les salaires ou les baisser pour que les choses fonctionnent. La stabilité des prix était très importante, et les banques sont arrivées à le faire, en faisant que les masses monétaires reflètent effectivement la richesse créée. 

Il est vrai que pendant des siècles, on a considéré que le rapport normal d’un prêt était de l’ordre de 3 % dans le monde occidental, et c’était sans doute un reflet de la générosité d’une nature sur laquelle nous n’avions pas une action technologiques très poussée. Parce que nous avions des outils mais nous avions surtout la charrue, le moulin à vent, etc. et la nature, dans laquelle l’homme apparaissait essentiellement comme un catalyseur, produisait effectivement d’elle-même – c’est ce que Proudhon appelait « les aubaines ». On appelait ça aussi « l’ébullition de la nature » qui faisait que la part que l’on pouvait donner aux propriétaires dans la distribution, par exemple dans un contrat 50/50 de métayage, impliquait que l’on pouvait faire du 3% sans grande difficulté. Si c’était de cet ordre-là, ça voulait dire que le rendement devait être 6 %, parce qu’il fallait quand même qu’il n’y ait pas uniquement que le propriétaire qui obtienne de la richesse, il fallait aussi que celui qui travaille en obtienne. Donc, c’est vrai que la nature a eu des rendements de ce type-là. La difficulté dans laquelle on est maintenant, c’est qu’il y a deux éléments dans la détermination d’un taux d’intérêt : il y a, quand tout va bien, le partage la richesse, les parts. Dans l’exemple, la moisson est de l’ordre de 6 %, le propriétaire aura quelque chose de l’ordre du 3 % et le métayer aura de l’ordre de 3 %. Ça, c’est quand tout va bien. Quand tout va mal, vous le savez, les taux d’intérêt augmentent aussi, pas simplement parce que la nature rend davantage ou parce qu’une invention technologique permet de tirer davantage de la nature, mais parce qu’on introduit un autre élément dans le taux d’intérêt : c’est la prime de risque. C’est la prime de non remboursement, parce que, effectivement, il y a pour celui qui prête de l’argent, un capital quelconque, il y a un risque, c’est que ce capital ne soit pas rendu. Quand c’est de la terre, le risque est limité : la terre sera toujours là. Mais quand il s’agit de sommes d’argent, elles peuvent disparaître entièrement.

L’usage s’est introduit qu’une part du taux réclamé est là pour constituer une sorte de cagnotte au cas où les intérêts ne seraient pas payés, au cas où le capital, le principal comme on dit, ne serait pas remboursé. Quand on prête à un emprunteur subprime aux États-Unis, et ça c’était au coeur de mon métier, c’était de déterminer quels sont les taux d’intérêt que l’on réclame sur les différents types de prêts immobiliers. J’ai souligné tout à l’heure que ce ne sont pas des prêts hypothécaires.

On avait inventé, aux États-Unis, ce qu’on appelle la cote FICO, le score FICO. C’est une mesure du risque que représentent les emprunteurs individuels. On regarde tous les paiements qu’ils ont fait aux compagnies de l’électricité, les remboursements qu’ils ont fait pour de l’électroménager, un prêt sur une voiture, etc. et on regarde si les gens ont payé l’argent qu’ils devaient payer, et on leur donne un score, et en fonction de ce score, on déterminait la prime de risque à introduire, ou non, dans les taux d’intérêts qu’on réclamait de ces personnes. Donc, de manière typique, un emprunteur prime, c’est à dire qu’il avait un score FICO extrêmement élevé, une notation FICO, si vous voulez, très élevée, on ne lui réclamait qu’une prime de risque extrêmement faible. Par exemple, il a dû emprunter, comme on voit maintenant, à du 1,5 %, mais l’emprunteur subprime, parce qu’il y avait quand même un risque de non-remboursement même si on était dans une bulle – une bulle immobilière qui faisait que la banque pouvait récupérer son argent – mais il y avait quand même des frais, voilà, il fallait remettre la maison à neuf, etc. et la prime de risque de crédit était énorme dans le cas des emprunteurs subprime. Donc, par exemple, au lieu d’emprunter a du 1,5 %, ils emprunteraient à du 7 %, à du 9 %. Petite remarque quand même : à l’intérieur du taux d’intérêt, il y a aussi la marge de profit que met le prêteur, et là, remarque à faire pour montrer dans quelle genre de société on vit quand même : la marge de profit sur les prêts subprime était double. C’est-àdire que quand l’emprunteur subprime payait beaucoup plus en terme d’intérêts, c’était pas simplement la prime de crédit en plus. On lui doublait en douce le profit de la banque en arrière-plan. Ça, c’est un aspect malheureusement rapace de la finance dont on voit la trace tous les jours. Lisez aujourd’hui l’actualité sur Deutsche Bank ou des choses de cet ordre-là, il y en a malheureusement tous les jours dans les journaux.

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Question de la salle : Bonsoir. Je vais commencer par introduire ma question en expliquant que je suis un fils d’agriculteur qui est allé étudier en ville. Dire qu’on était paysan revenait à se faire traiter de paysan. C’était une insulte, dans les années 2000, d’être fils de paysan. Donc moi, je pense que pour organiser la transition écologique et faire en sorte qu’on ait une coopération globale et qu’on construise quelque chose de tenable à long terme, il faudrait changer ce type de représentation dans l’esprit global de tout le monde, de tout un chacun. Il se trouve qu’on a une explosion des technologies et comparable à l’évolution technologique qu’on a connu au début du XVIe siècle, au moment de la révolution luthérienne. On a une révolution éducative qui est en train de se produire dans le monde entier, et en particulier sur le continent asiatique. J’ai vécu trois ans au Vietnam, et j’ai pu constater que c’est spectaculaire. Ma question est « Pouvons-nous étudier quelque similitude avec ce qui s’est passé il y a quelques siècles en Europe, pour envisager une révolution du même type avec les outils technologiques et éducatifs du XXIe siècle, et construire de nouveaux types de représentation pour respecter la planète, qui est notre maison, et qu’on évite de la brûler.

PJ : Oui, je crois qu’on sera tous d’accord avec vous qu’il faut essayer de mobiliser tous les moyens dont on dispose maintenant pour essayer de changer des choses. Une des difficultés, c’est celle que j’ai soulignée, c’est que malheureusement, le cadre explicatif dans lequel nous pouvons de manière lucide décrire le monde économique, il n’est pas celui qu’on enseigne dans les universités. Au moment de 2008, on entend beaucoup dire « L’université devra remettre en question la manière dont l’économie est enseignée. » Vous le savez, ça n’a absolument pas eu lieu. Une petite anecdote : M. Jacques Attali, que j’ai connu à l’époque, me dit « On va s’arracher, on va vous faire un pont d’or pour aller enseigner dans une université. » S’il y a bien, au cours des dix dernières années, un endroit où on ne m’invite pas, c’est bien dans les facultés d’économie. Ni pour m’offrir un emploi, ni même pour écouter des conférences. Qu’est ce qui s’est passé ? Ben, il y a un « esprit de corps », comme on dit : on a resserré les rangs. Les économistes qu’on appelle « hétérodoxes », qui sont souvent rassemblés en France sous l’expression d’ « Economistes Atterrés », considéraient eux aussi qu’on allait faire grossir leurs rangs dans l’université, or à partir de 2009, c’est le nombre d’économistes hétérodoxes qui a diminué, il n’a pas augmenté. M. Tirole aussi… Il y a eu une tentative il y a quelques années de, justement, de créer du coup des sortes de faculté de sciences économiques parallèles, avec justement des anthropologues, des sociologues, des géographes, etc. et c’est M. Tirole, avant qu’il reçoive son prix Nobel d’économie, qui a mis tout le poids de son autorité pour l’empêcher. Il a torpillé ça. C’était pratiquement fait, il l’a empêché. C’est ce qu’on appelle l’esprit de corps, c’est défendre des intérêts de clique. Ce n’est pas une défense de la connaissance en tant que telle.

GD : Nous avons eu l’année dernière M. Aglietta, et je peux vous dire une chose, c’est que M. Aglietta, qui est un de ceux qui avaient, justement, prévu la crise de 2008 – et j’ai des textes que je pourrais vous donner – ses étudiants ont parfois eu du mal à se caser. Les gens qui avaient fait des thèses avec Aglietta, (je ne sais pas s’il vous la dit) ont eu du mal à se caser parce qu’effectivement, ils n’étaient pas dans le moule. Et pourtant, il n’appartenait pas, à ma connaissance, aux « Economistes Atterrés ».

PJ : Non, mais il fait partie des gens qui ont un autre type de réflexion. La première chose à faire, c’est qu’il faudrait que nous ayons une représentation correcte des processus économiques. Voilà : j’ai le plaisir de voir que certains de mes ouvrages sont là où j’essaie de faire ça, effectivement, dans les marges, en m’adressant à des étudiants dans des conférences faites ici ou là. Quand je suis invité, quand même, dans une école de commerce et/ou dans une faculté d’économie, c’est par des associations d’étudiants et pas par les gens véritablement en place. J’ai été invité à Francfort, à la Banque centrale européenne, mais c’était par le syndicat des employés. [rires dans la salle]

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Question de la salle : Bonsoir. J’aurais une question pour l’économiste, mais peut-être et surtout à l’anthropologue : vous avez commencé la soirée en parlant de capitalisme et on a très vite glissé sur le libéralisme. Alors, à l’économiste, c’était juste pour avoir peut-être une petite définition : c’est quoi les différences économiques, du point de vue d’un économiste, entre libéralisme et capitalisme ? Et après, c’est une réflexion peut-être plus… parce qu’il me semble, moi, qu’on ne pourra pas faire l’économie de questionner le libéralisme philosophique, anthropologique, si on veut questionner le libéralisme économique. Quels liens vous pouvez faire entre les deux, si vous en avez fait, et notamment sur la question du libre-arbitre qui est, je pense, un héritage des religions ? On a sécularisé nos sociétés, les religions disparaissent petit à petit – encore que ça serait discutable – mais globalement, on a gardé la notion de libre-arbitre – qui est, de mon point de vue, une erreur de raisonnement : on est beaucoup plus déterminé que libre. Est-ce que vous pouvez relier ces deux notions, ou pas ?

PJ : Non, parce que je considère qu’il y a vraiment deux questions distinctes. La première, c’est la question suivante : quand il y a des discussions, je dirais, dans le public, on emploie, de manière pratiquement interchangeable, trois expressions : « système libéral », « système capitaliste » et « système d’économie de marché », or si on regarde un petit peu les choses, ce sont trois éléments indépendants. Il est vrai que notre système est à la fois libéral, capitaliste et économie de marché, mais il n’y a pas de nécessité à ce que ce soit de cette manière, ni non plus à ce que les termes soient utilisés comme équivalents.

Pour ce qui est du capitalisme, je vous l’ai expliqué, c’est un système qui, à mon avis, est biaisé dans la mesure où le détenteur du capital à un rapport de force qui lui est favorable à l’intérieur de notre système – c’est ça qui permet la concentration de la richesse, l’effet de rente – et qui fait accumulation. L’accumulation n’est pas tellement liée au fait que nous puisons sur la richesse du monde par cette ébullition, par ces aubaines etc. mais c’est surtout par le fait que nous avons accepté d’introduire dans nos sociétés d’autres types de prêts que les prêts qui sont en vue de produire une richesse supplémentaire. Nous avons accepté le principe du prêt à la consommation qui fait que nous hypothéquons, dans la plus grande part de la population, nous hypothéquons des salaires à venir, c’est-à-dire que ce n’est pas véritablement une richesse supplémentaire créée.

Quand on nous parle du terme d’usure, au moyen-âge, on dit « L’usure, c’était un terme qu’on utilisait comme maintenant, c’est-à-dire par exemple, un taux usuraire, un taux de 14 % qui est un taux excessif ». Mais le mot usure, au moyen-âge, ne renvoie pas à ça. Le mot usure renvoie – tenez vous bien et ne tombez pas de votre chaise ! – le mot d’usure, il renvoie à ce que nous appelons le prêt à la consommation.

Il était admis, au moyen-âge, que quelqu’un qui emprunte parce qu’il a la nécessité de le faire pour sa vie quotidienne, qu’on n’a pas le droit de lui imposer de payer des intérêts. Maintenant, nous admettons le principe. Il y avait donc, sous-jacente à cette représentation du moyen-âge, une idée de métayage : il faut qu’il y ait une richesse créée qu’on puisse partager entre celui qui aura travaillé et celui qui aura été le propriétaire. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, on n’a pas le droit d’exiger un taux d’intérêt. C’est ça l’usure. Ce n’est pas un taux excessif, c’est ce que nous appelons, purement et simplement, le prêt la consommation. Nous admettons comme une chose qui va de soi que des entreprises privées fassent un profit sur le fait qu’il y a nécessité – pour une certaine partie de la population, tout simplement pour le renouvellement de sa vie au jour le jour, comme pour acheter une maison, pour acheter une voiture – d’emprunter. Au moyen âge, on n’admettait pas la notion d’un profit sur des choses de cet ordre-là.

L’économie de marché, c’est le fait que la distribution se fait essentiellement par des marchés. Mais il y a des tas de sociétés qui étaient des sociétés de marché et qui n’étaient ni capitalistes ni libérales, par ailleurs. Le libéralisme, j’ai expliqué de quoi il s’agissait, il s’agissait au départ, dans cette discussion née après la Révolution britannique : où doit s’arrêter le pouvoir de l’État, où doit commencer la liberté du citoyen ? – et il faut qu’un équilibre soit trouvé. Malheureusement, je l’ai signalé aussi, le libéralisme a maintenant dérivé vers un ultra-libéralisme qui consiste non pas à dire : « Déterminons de manière empirique quel doit être l’équilibre optimal du pouvoir de l’État et du pouvoir du citoyen », mais de dire « C’est le moins d’État possible qui est la solution ».

Pour ce que vous dites par ailleurs sur le libre-arbitre, je ne suis pas sûr que, dans nos cultures, il y ait un rapport immédiat entre les deux, sauf, par exemple, cette notion, qu’on entend souvent, que c’est une question de « force de caractère » le fait de trouver un emploi, qu’il suffit de traverser la rue et que donc, avec un peu de force de caractère, on trouvera de l’emploi, dans une situation où nous savons par ailleurs que la mécanisation, l’automatisation, l’automation, le remplacement des gens par des logiciels fait que l’emploi disparaît entièrement, parce que le travail disparaît entièrement et pas par une sorte de complot.

C’est une tendance dans notre notre culture, chez l’être humain, d’avoir développé de plus en plus la mécanisation pour nous débarrasser du travail – parce qu’il était dangereux, parce qu’il était épuisant, parce qu’il était dégradant, etc. Malheureusement, dans le cadre où nous le faisons, qui est le cadre capitaliste, la personne remplacée par la machine ne bénéficie pas du fait d’avoir été remplacée. C’est Sismondi, au début du XIXe siècle, dans les années 1810, quand on parle des Luddites qui détruisent les machines, qui dit qu’il faudrait qu’il y ait une rente qui soit attribuée à la personne qui est remplacée par la machine, à vie pour le travailleur remplacé. C’est pour ça que, quand j’ai introduit cette idée que M. Hamon a eu l’amabilité de reprendre dans son programme, l’idée d’une taxe robot, je l’avais appelé « taxe Sismondi » du nom de ce personnage que Marx et Engels ont appelé de manière un peu, je dirais, méchante, « socialiste petit bourgeois » – Pourquoi l’ont ils appelé un « socialiste petit bourgeois » ? Parce qu’il ne prenait pas la révolution au sérieux. Il considérait, voilà, que par la philia aristotélicienne, il y avait moyen de résoudre le problème sans qu’il doive y avoir un soulèvement des prolétaires pour changer de système.

Et pour le libre-arbitre en tant que tel, je crois que c’est une question qui relève davantage, je dirais, de la psychologie, d’une réflexion de type psychanalytique. Y a-t-il des décisions que nous prenons qui soient entièrement délibérées, c’est-à-dire le pur produit d’un calcul rationnel, et qui ne soient pas l’effet de choses inconscientes de l’ordre du réflexe, de l’implication de notre corps dans la décision que nous prenons ?

Dans la définition de l’homo oeconomicus, il y a effectivement un présupposé de libre-arbitre absolu, c’est-à dire-donc, que nous pourrions par un calcul, effectivement, par un calcul purement économique, prendre nos décisions. Vous savez la difficulté où ça a conduit : ça a conduit au soulèvement populaire de 2008, après l’effondrement du monde financier, quand la quasi totalité des journaux du monde ont annoncé : « Moralisons la finance ! » C’est-à-dire qu’il y a eu ce sentiment que le problème, c’était une absence totale d’éthique et de morale dans le monde financier, fondée sur cette représentation de la science économique qu’il y a une rationalité de type économique qui n’est pas nécessairement compatible avec le système juridique d’un pays.

En fait, quand von Hayek va soutenir Pinochet, il nous le dit : « ll y a une logique libérale qui n’est pas nécessairement celle de la démocratie, et si il y a hésitation entre défendre l’une ou l’autre, moi je défends la logique libérale ». C’est-à-dire qu’il l’affirme une sorte d’extraterritorialité, si l’on veut, de cette logique économique des financiers, par rapport à l’éthique, à la morale qui règle l’ensemble de nos sociétés. Si l’ordre des médecins disait : « Oui mais, en fait il y a une rationalité de la médecine qui fait que nous ne devrions pas nécessairement respecter l’éthique et la morale ambiante », il y aurait un tollé : tout le monde dirait « C’est scandaleux ! ». Imaginez vraiment que les médecins osent dire une chose pareille ! Quand les banques le disent, on trouve ça tout à fait normal.

GD : Je veux juste ajouter un mot à propos de l’homo economicus. En 1992, il y a eu un prix Nobel qui s’appelle Gary Becker, et quand Gary Becker a eu le prix Nobel d’économie, ça a été un très grand moment. Parce que là, la logique économique de l’homo oeconomicus était étendue à tous les aspects de la vie. D’ailleurs, aussi bien aux calculs pour l’éducation, pour le mariage, pour la mort, pour tout – et j’avais écrit un petit article à ce moment-là, dans une revue lyonnaise très modeste d’ailleurs qui s’appelait L’économie enfin seule – parce que Gary Becker, en développant cette thèse, faisait que toutes les autres sciences sociales, que ce soit l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, étaient renvoyées, j’allais dire « dans leurs chaumières » comme des fausses sciences, et que l’économie était capable, notamment à travers l’homo oeconomicus, de rendre compte de tous les comportements humains dans tous les domaines. C’est un moment très fort.

PJ : Oui. L’aspect le plus que caricatural, bien sûr, chez Becker, c’est de dire « Qui faut il épouser ? Ben, c’est la femme ou le mari qui vous rapportera le plus de pognon ! Quelle carrière pour vos enfants ? Ben, celle qui rapportera le plus d’argent ! ». Mais il y a des aspects moins caricaturaux qui sont peut-être encore plus effrayants (parce que l’aspect caricatural est tout à fait évident) c’est : « Quel genre de justice nous faut-il ? Eh bien, c’est la justice qui déterminera peut-être qu’il faut laisser courir 10 % des assassins si c’est la solution la plus économique en terme d’entretien des prisons, de nomination de juges, et cetera » – Ça pourrait aussi bien être 25% – c’est-à dire, de mettre entièrement entre parenthèses le cadre social en tant que tel, ce qui est bien dans la logique de cet individualisme méthodologique : « Il n’y a pas de faits sociaux ».

Cette « science » économique, c’est entièrement l’envers de toute réflexion de type anthropologique, de toute réflexion de type sociologique, et par rapport à la pensée chinoise, de toute réflexion de type confucéen, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait une harmonie, dans une société, entre les ordres qui viennent d’en haut et la satisfaction ou l’insatisfaction qui vient d’en bas. « Non. Tout est une question d’équations différentielles et de résoudre ces équations. Et si la solution optimum du point de vue économique, c’est le fait qu’on laisse 30% d’assassins parce que, en termes de compensation aux familles, eh bien dans l’ensemble, ça coûtera moins qu’un certain nombre de prisons en plus. » C’est encore plus inquiétant que cette caricature sur les femmes et les enfants qu’il faudrait avoir.

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SOMMES-NOUS TROP NOMBREUX

Question de la salle : Bonsoir. Une question à propos de Jean-Baptiste Say, un économiste lyonnais qui en 1803, à propos de la science économique vis-à-vis des ressources, de la « capacité de charge » comme vous l’avez dit, avait écrit que les richesses naturelles étaient infinies sinon on ne les aurait pas gratuitement (je crois que c’est ça) et je suis en train de m’écharper sur Youtube avec quelqu’un qui me répond qu’en fait, non, c’est pas ça la définition, c’est juste ce qui est vraiment infini, comme la lumière du soleil où l’air, et que ça ne définit que ça, donc c’est pas cette affirmation qui serait un problème – et pour élargir la question, est-ce que aujourd’hui ou pendant le XXe siècle – je crois savoir que Keynes ne prenait pas la question des ressources finies de la planète – est-ce qu’il y a eu un courant, un grand nombre d’économistes, qui prend vraiment dans les calculs la finitude des ressources, et aussi les impacts, c’est-à-dire la pollution, tout ça ?

PJ : Oui. Il y a un grand économiste qui a mis cette question à l’avant-plan, au point qu’on ne parle plus de lui comme économiste, essentiellement, c’est Thomas Malthus qui a posé, dès le départ, la question de la limitation des ressources. La raison pour laquelle Keynes aimait tout particulièrement Malthus, c’est parce que Malthus avait aussi dynamité l’idée du ruissellement. Malthus avait mis l’accent sur le fait qu’une économie fonctionne par la demande, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait un pouvoir d’achat dans une population, et que, contrairement à ce qui est dit quand on met l’accent sur l’offre, ce n’est pas l’offre qui va créer de la richesse.

On l’a vu dans la période qui a suivi 2008. On nous a dit « L’offre va créer la demande » mais en l’absence de pouvoir d’achat suffisant dans la population, quand, par exemple, les banques centrales ont créé des grandes quantités d’argent en espérant que ça allait relancer l’économie, en l’absence de pouvoir d’achat, cet argent est allé se placer uniquement dans des opérations de type spéculatif – c’était le seul endroit où on pouvait le faire.

Déjà durant la crise, en 2007, quand on s’aperçoit qu’il y a spéculation sur le prix des matières premières, on s’aperçoit simplement que le Pentagone, aux États-Unis – le ministère de la défense – ne peut plus payer pour le kérosène au prix du marché – parce que le prix est devenu spéculatif – on convoque les plus grands spéculateurs et là, on a une surprise : ce ne sont même pas des financiers, ce sont les représentants de fonds de pension, de fonds de retraite, de musées comme le musée Guggenheim, les fondations des grandes universités privées américaines, et ces gens expliquent que s’ils spéculent, c’est simplement parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas mettre l’argent ailleurs, faute de pouvoir d’achat dans la population.

Donc Malthus, oui, a posé cette question de la limitation des ressources. Après, au moment où il pose la question, on n’est pas encore dans l’explosion : il n’y a qu’un milliard de personnes à la surface de la Terre en 1800, donc il pose la question de manière prématurée. C’est pour ça qu’on le ridiculise un petit peu, parce qu’on a pu, comme on dit maintenant : « Oui mais, le capitalisme a toujours survécu ! »

Malthus a posé la question trop tôt. Quand M. Meadows [Dennis] et son épouse [Donella] dans le fameux rapport de 1970 sur les limites à la croissance posent le problème, on commence à la poser, je dirais, à la bonne époque. Et ils produisent évidemment un modèle qui montre, justement, que nous atteignons la capacité de charge de notre espèce, en particulier dans une situation – qui aurait, je dirais, fait dresser les cheveux sur la tête de Malthus – où nous sommes 7 milliards à la surface de la Terre, et si la tendance se continue, ce n’est pas que nous arriverons à 10 milliards à la fin du XXIe siècle, c’est à 21 milliards, c’est-à-dire un triplement.

C’est le problème qu’on a, ce sont des courbes qui deviennent exponentielles, et bien entendu, une courbe exponentielle, ça finit par tomber. Quand il y a une courbe exponentielle à la bourse, vous le savez bien, c’est une bulle financière, ça finit par kracher parce qu’il y a un moment où il n’y a plus d’acheteurs ou plus de vendeurs : le système s’effondre entièrement.

La difficulté des très bons penseurs, souvent, c’est qu’ils viennent un peu en avance par rapport à leur temps, et que donc ils posent les questions à un moment où on peut les mettre entre parenthèses, parce qu’on dit : « Oui mais en fait bon, ça marche toujours ». C’est la difficulté que nous avons par rapport à une réflexion sur l’extinction : on dit « Oui mais, ça marche toujours » ou même, comme M. Steven Pinker, que ça n’a jamais marché aussi bien, simplement parce que le cadre dans lequel il pose son regard est un cadre inadéquat.

GD : Juste une petite remarque : si vous voulez voir de vrais travaux d’économistes récents, disons après les années 2000, sur la prise en compte du risque climatique et de l’épuisement des ressources naturelles, à mon avis – je ne sais pas si M. Jorion est de cet avis – c’est le rapport Stern de 2006. Donc c’est en anglais, c’est un vrai travail d’économiste. C’est vrai que les économistes ont beaucoup délaissé cette question. J’appartiens à l’association de comptabilité nationale, donc je vais à l’Insee régulièrement, et je peux vous dire que les économistes qui sont à l’Insee, ils réfléchissent de plus en plus à comment intégrer les variables, notamment environnementales dans le calcul du PIB.

La deuxième chose que je voulais dire, c’était à propos de Jean Baptiste Say. Effectivement, c’est 1801 quand il écrit Le catéchisme économique, et ça nous paraît très loin. C’est le grand penseur qui a défini la théorie de l’offre : c’est l’offre qui crée sa propre demande. Alors, ça vous paraît très loin, seulement toutes les politiques conduites en Europe depuis vingt ou trente ans, c’est des politiques de l’offre, c’est des resucées de Jean Baptiste Say qu’on a modernisé un petit peu, notamment aux États-Unis avec l’apparition de ce qu’on appelait les économistes de l’offre, les supply siders des gens comme Thomas_Sargentet ces économistes-là, quand on connaît l’histoire de la pensée économique, c’est du Jean Baptiste Say tout cru, c’est à dire des politiques économiques qui ont été fondées sur une pensée totalement anti keynésienne. On est revenu à un pré-keynésianisme et c’est pour ça que Jean Baptiste Say est très important.

============================= LA CULTURE ORALE DES MILIEUX FINANCIERS

Question de la salle : Bonsoir, merci pour votre exposé. Dans le monde d’aujourd’hui, il y a des pouvoirs qui sont évidents, militaire, politique, médiatique, et financier naturellement. Alors sur le plan militaire, politique et médiatique, ça me paraît assez transparent – quoique ça dépende des régimes politiques, ça dépende les médias – mais sur le plan financier, ça me paraît très obscur. Je voulais savoir quelle était la place des banques centrales, quelle est la place de la Fed, du FMI, et surtout la place des richesses privées vis-à-vis de toutes ces institutions qui ont le pouvoir financier.

PJ : C’est une question très très vaste. Je faisais allusion, tout à l’heure, à ce que font les banques centrales – et qu’elles font bien – qui est leur rôle, essentiellement de maintenir la stabilité du système économique, la stabilité des prix. La Federal Reserve a, dans la définition de sa tâche d’assurer aussi le plein emploi, c’est une différence par rapport à d’autres banques centrales. Il y a une référence à ça aussi dans les devoirs de la Banque centrale européenne. Il y a dans l’activité des banques centrales, il y a une part, je dirais, empirique, qui vient des siècles précédents et qui est une espèce de colbertisme, de gestion dans l’intérêt général des ressources de la Nation. Ce type de savoir est un savoir empirique : il n’est pas très lié à des dogmes de type économique.

Ceci dit, il y a effectivement des dogmes, comme la primauté de l’offre sur la demande, mais il y a une chose qu’il faut dire, c’est que si on réfléchit à la théorie économique et à la théorie financière en particulier, dans la pratique des banques et dans la pratique des banques centrales – j’ai eu l’occasion de le voir parce que j’ai eu la chance de faire des choses un petit peu de l’intérieur – il y a tout un savoir qui circule et qui est un savoir qui n’est pas un savoir de type universitaire.

Pourquoi est-ce qu’il y a une telle culture orale, je dirais, par rapport à une culture écrite à l’intérieur de la banque, c’est en raison des intérêts commerciaux. Je vous donne un exemple : ça m’est arrivé plusieurs fois, avec des collègues ou moi-même, de dire à notre patron à l’intérieur d’une banque « Tiens, ça c’est quelque chose de très intéressant qu’on a trouvé. Est-ce qu’on ferait pas, par exemple, un article qu’on publierait dans une revue universitaire ? » et là, le patron a toujours la même réaction : « Non, non, non, il ne faut surtout pas que la concurrence sache un truc qu’on a découvert, nous, et qui est tout à fait fondamental » et cela fait qu’il y a, dans le fonctionnement des banques centrales et des banques commerciales, un tas de savoir qui est transmis simplement, je dirais, par apprentissage, et qu’on ne peut pas savoir si on n’est pas à l’intérieur de l’institution, parce que dans les livres, ça ne va pas apparaître.

Un exemple : c’est une discussion que j’ai avec un économiste, un économiste d’université qui me dit : « Vous dites que les marchés au comptant, par exemple sur les matières premières, s’alignent sur le marché à terme. Or pourquoi ? Ce sont deux modèles entièrement différents qui permettent de calculer un prix au comptant et un prix à terme. » Je dis « Oui mais, à l’intérieur des banques, les prix des marchés au comptant s’alignent sur les prix de marché à terme. » Alors ce monsieur revient la charge en disant « Mais vous êtes quand même d’accord que les modèles sont différents; etc ». Je dis « Oui tout à fait », et alors il me pousse dans mes derniers retranchements et il me dit « Mais pourquoi vous dites ça ? » mais je dis « parce que dans toutes les banques, au desk, c’est-à-dire au comptoir où les gens sont assis, il y a le type des marchés à terme et le type de marché au comptant, et le type du marché au comptant dit au type du marché à terme « Où est le prix pour que j’aligne le mien ? ». C’est quelque chose qu’on ne peut pas savoir si on n’est pas dans les salles de marché, à l’intérieur des banques. Effectivement, par ce qu’on lit dans les livres, par les modèles qu’on peut regarder, la réalité est tout à fait différente. Mais à l’intérieur des banques, ça ne fonctionne pas nécessairement de cette manière-là. Et quand je dis « le type », c’est parce que traditionnellement, c’était, bien entendu, à l’époque où je commençais à faire de la banque, on ne voyait pas de femmes dans les salles de marché. Maintenant, c’est en train de changer.

============== LES LOBBYS

Question de la salle : inaudible …du secret qui permet au citoyen d’être écarté et il n’est plus partie prenante de sa vie, la collectivité ne peut plus agir. C’est quelque chose qui, je trouve, est très grave. Et donc, le monde vient de mettre en place un procès avec des avocats, des tas de choses.

PJ : Oui. Mais ce qui est intéressant, c’est quand on va voir un petit peu dans les coulisses, quand on va regarder exactement comment les choses fonctionnent. Alors, on nous dit, par exemple – on le dit à Bruxelles – : « Eh bien les lobbys écrivent des textes de loi et ce sont eux qui sont effectivement votés, en-dehors de tout processus de type démocratique. Et alors, il y a une étude, par exemple de MM. Gillen & Page qui a été faite aux États-Unis il y a quelques années – dont je parle dans mon livre qui s’appelle Le dernier qui s’en va éteint la lumière – Ms. Gillen & Page ce sont des sociologues dans des grosses universités, l’un au MIT et l’autre à Northwestern à Chicago, et ils regardent ce qu’on dit dans les journaux, ce que la population veut véritablement, ils regardent les journaux, les émissions de télévision, et ils font une liste de mille choses que la population américaine demande, et ils regardent si des décisions sont prises au niveau du parlement, du sénat, à propos de ces choses-là, et ils s’aperçoivent que ce n’est même pas que des décisions sont prises et que le sénat, la chambre des députés, le congrès américain votent contre ces propositions, c’est que tout ça n’émerge jamais, n’arrive jamais même au niveau d’être discuté par les parlements. Les parlements ignorent ce que la population veut véritablement. Pourquoi ? Parce que ce sont des lobbys, des intérêts de type commercial, financier, qui écrivent les textes, et ce sont eux qui sont discutés.

Alors il y a un monsieur, dont malheureusement j’oublie le nom, qui s’est intéressé à cette dynamique-là, et qui s’est demandé pourquoi ça fonctionne de cette manière-là, en Europe en particulier, et au niveau des gouvernements, et au niveau des institutions européennes. Il s’est aperçu que, de la même manière que j’avais soulignée tout à l’heure que, quand on parle des « trente glorieuses » on oublie de parler du plan Marshall et des sommes considérables – ce sont des milliards véritablement – qui ont été mis – pour des raisons stratégiques essentiellement – à la disposition de l’Europe dans la période de reconstruction. Quand le plan Marshall distribue tout cet argent, il demande quand même au pays de faire une comptabilité, de montrer comment l’argent est utilisé, ce qui paraît tout à fait logique pour éviter que ce soit de l’argent qui disparaisse entièrement dans la corruption. On demande aux gouvernements européens qui reçoivent ces sommes de rédiger les choses dans les termes de la comptabilité américaine pour que les Américains s’y retrouvent, pour que ce soit pas chaque comptabilité nationale qui vienne avec ses propres chiffres. Mais les structures n’existent pas. Les structures n’existent pas pour le faire, et ce sont les premières institutions européennes le Bénélux, la CECA – Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier – l’Europe des six, le Marché commun, qui imposent aux entreprises de créer des lobbys qui soient leur interlocuteur, à qui on peut dire comment on va comptabiliser les choses pour que l’on puisse présenter des chiffres aux Américains. Ces lobbys n’émergent pas spontanément des industries, qui se satisfaisaient très bien de la situation telle qu’elle était. C’est pour une raison historique que ces lobbys sont apparus. Et maintenant ils existent, et ils existent dans une très grande solidarité entre eux parce que, quand on regarde les choses de près, il y a une grande solidarité à l’intérieur des industries, il y a des collusions, bien entendu. Quand on nous dit que dans les banques, c’est la concurrence pure et parfaite qui joue, quand les traders de toutes les banques se mettent d’accord pour tricher sur les taux du Libor – qui sont créés artificiellement avec des chiffres qui sont cités – c’est une grande solidarité remarquable. Quand il s’agit de truander le système, la solidarité émerge d’elle-même, de manière spontanée et splendide qui rassurerait Aristote, à l’intérieur même du monde de la finance.

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Question de la salle : Vous venez de vous employer à nous démontrer la toxicité du système capitaliste par rapport à nos sociétés, et y compris à la survie de l’homme qui est mis en grand danger, mais je serais tenté de vous poser la question de l’injonction à se débarrasser de ce capitalisme. Qu’en pensez-vous ? Quand on sait sa puissance, quand on sait qu’il contrôle absolument tout, et nos vies et le détail de nos fonctionnements, qu’il a entre les mains l’armée, les médias, ce qui fait que l’humanité est aujourd’hui sous contrôle, y compris dans la pensée unique.

PJ : Oui. Quand ce livre, qui est un recueil, vous l’avez compris, c’est un recueil qui s’appelle Se débarrasser du capitalisme est une question de survie, c’est un recueil essentiellement de dix ans de chroniques faites pour le journal Le Monde et pour une revue du monde des affaires en Belgique qui s’appelle Trends-Tendances, qui ont eu l’amabilité, voilà, de m’avoir nommé comme poil à gratter pour dire un peu le contraire de ce qu’on voit dans tous les autres articles de cette revue. Si j’ai appelé ce volume de cette manière-là, c’est parce qu’au début de ce livre, j’ai voulu reproduire un long entretien que j’ai accordé à une publication [Sciences critiques] et cet article a été intitulé de cette manière-là par l’auteur de l’entretien [Anthony Laurent], et j’étais un peu surpris quand il m’a renvoyé son texte avec ce titre-là, mais je me suis dit « Il a raison ». C’est effectivement ce qui est dit à l’intérieur de ce livre, donc je ne l’ai pas renié, je l’ai même utiliser pour le livre dans son ensemble.

Ce que vous me dites, c’est que les pouvoirs en place dans nos pays ne sont pas… Ça va presque de soi : les pouvoirs en place sont à l’intérieur ce qu’on appelle un paradigme, une manière de pensée. Le pouvoir, qu’il soit aussi bien populiste d’ailleurs que libéraux, ultra-libéraux, ils sont à l’intérieur d’un type de structure qui ne se révolutionne pas d’elle-même. C’est pour ça que quand on appelle à modifier le système avant de faire autre chose, il y a une certaine logique là dedans. Le système n’est pas adapté à cela et c’est pour ça qu’on m’interroge, par exemple en ce moment, sur un mouvement qui apparaît en Grande Bretagne et qui s’appelle Extinction rebellion, la rébellion de l’extinction, et là, c’est un mouvement qui est arrivé à la conclusion suivante : Ce n’est pas à l’intérieur des parlements, ce n’est pas l’intérêt du Parlement européen, de parlements nationaux, ce n’est pas là que l’espèce pourrait éventuellement survivre au sort qui lui est donné actuellement – Il faut que l’activité ait lieu à l’extérieur de cela. Et ce que proposent ces gens, ça va dans la lignée d’un certain type de pensée contestataire au fil des siècles, il y a beaucoup, dans cette pensée-là, de choses qui viennent des mouvements Quakers par exemple.

Les Quakers, c’est une rébellion à l’intérieur du protestantisme au XVIIe siècle, c’est un mouvement qui est devenu très puissant malgré qu’il ne soit représenté que par des fractions infimes de la population, qui est devenu très important dans la politique américaine à différentes époques… C’est le mouvement qui a lancé l’abolitionnisme pour la disparition de l’esclavage est un moment très pacifiste vous le savez sans doute. Les Quakersont essayé d’empêcher la plupart des guerres, mais ils ont prôné dès le départ de – comment appelle-t-on cela ? de la protestation civile mais il y a une expression… Il y a en particulier un petit livre de https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_David_Thoreau qui n’était pas quaker mais qui était… – La désobéissance civile ! Voilà : Les mouvements de désobéissance civile, c’est à dire que les populations au grass roots level comme on dit, au niveau du citoyen ordinaire, doivent prendre l’initiative si on veut sauver l’espèce. Ce n’est pas ni les entreprises ni nos gouvernement tels qu’ils sont constitués – avec des alternances entre des gauches et des droites qui ne sont pas nécessairement interchangeables mais qui ne remettent pas le cadre en question – c’est peut-être pas là que les choses vont pouvoir se faire, et moi je suis assez intéressé par cette idée que c’est peut-être en-dehors, effectivement, des structures de type classique que peut apparaître, dans la population, une contestation qui pourrait poser les questions importantes d’une manière tout à fait différente.

Alors, vous le savez, nous sommes en même temps dans un monde où se développe l’hyper-surveillance, où les gens qui, en Ukraine, se rendaient à la place Maïdan avaient leur smartphone qui sonnait et que la police secrète leur disait « Vous êtes en train de vous diriger vers la place Maïdan. Il vaudrait mieux vous rentriez à la maison ». Nous sommes dans un monde de ce type-là, avec une hyper-surveillance – Vous pouvez aller à la gare où on dit « vous êtes maintenant surveillé pour votre protection » mais, bon, peut-être pas simplement – Nous sommes dans un monde où il est plus difficile, peut-être effectivement, de faire émerger une pensée contestataire. Mais, je dirais peut-être, l’élément le plus encourageant c’est la chose suivante, c’est une anecdote que j’ai déjà eu l’occasion de raconter : je suis à une émission à France Culture. On a mis devant moi , pour s’opposer à moi, un banquier, et j’ai la surprise que ce banquier m’approuve absolument sur tout, de manière absolument bruyante, à dire « Mais oui, vous avez entièrement raison ! ». Bon, donc je me retrouve après dans les couloirs, je dis « Oui mais, Monsieur, je suis quand même un peu étonné : on nous avait mis là pour que vous disiez le contraire et pas que vous m’approuviez sur tout » et il me dit « C’est parce que vous avez raison ». « Mais si j’ai raison, pourquoi alors la banque fait elle le contraire de ce que je prône ? » Il dit « Mais c’est parce que les marchés ne sont pas encore prêts. Mais dès qu’ils seront prêts, ils prendront votre parti et les choses évolueront de cette manière-là ». Il y a quelque chose bien entendu de risible, mais d’une cette certaine manière, ce monsieur avait raison. Il viendra peut-être le moment où, même ce que nous appelons les marchés – je donnais l’exemple tout à l’heure de ce trader qui sauvait son marché en perdant des millions – où le marché aura peut-être le sentiment, lui aussi, qu’il est important que la musique continue, et que le marché continue, et qu’il y ait des êtres humains. Et pour qu’il y ait des êtres humains, il faudra s’assurer de leur survie et pas simplement produire, comme nous le faisons maintenant avec beaucoup de, je dirais, de détermination, produire simplement les robots qui nous remplaceront un jour parce qu’eux n’ont pas besoin d’eau potable, eux n’ont pas besoin d’oxygène dans l’atmosphère. Regardez la sonde qu’on vient d’envoyer sur Mars et les petits véhicules qui se promènent déjà là : pas besoin d’eau, pas besoin d’alimentation assimilable, juste besoin des rayons du soleil qui va permettre de recharger leurs batteries.

GD : On va être obligé d’arrêter. Merci à tous.

[Applaudissements]

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