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Notre système économique tel qu’il est aujourd’hui ne fait qu’aggraver le processus d’extinction dans lequel nous sommes engagés. Il est le reflet de la nature humaine : indifférent aux dégâts collatéraux, sa logique est celle de l’exploitation jusqu’à l’assèchement complet de la source elle-même.
À cela s’ajoute la rationalité sous-jacente au système : la rationalité économique à opposer à la rationalité logique.
Dans l’action publique, cette primauté de la rationalité économique se retrouve aujourd’hui dans le calcul « coût-bénéfice » que réalisent les autorités avant de mettre en œuvre une politique publique. Issu du monde de l’entreprise, il vise à chiffrer de manière sérieuse les avantages et les désavantages d’un investissement. Il peut aussi servir à comparer des solutions entre elles. Cette méthode a inspiré l’école du new public management qui tend à appliquer la logique d’investissement en entreprise aux investissements publics : la politique publique devrait avant tout minimiser ses coûts et maximiser ses gains. La méthode peut avoir un intérêt si elle n’est qu’un indicateur parmi d’autres dans la décision politique. Les problèmes commencent quand elle en devient l’unique motivation.
Comparer l’État à une entreprise est tout simplement absurde. À la différence de l’entreprise privée, l’État a un rôle macroéconomique à jouer. Il doit modifier les structures et les comportements économiques dans son ensemble en fonction de la volonté démocratique et non uniquement en fonction d’une logique comptable. L’économiste français, Alain Grandjean, pourtant issu du nec plus ultra de la « science » économique (Polytechnique… et l’ENSAE !), écrit dans Agir sans attendre (2019) :
« En France, la gratuité de nombreux services publics implique nécessairement qu’ils soient ‘déficitaires’ et ne génèrent pas de recettes qui couvrent directement ce qu’ils coûtent. Ce sont les recettes fiscales dans leur ensemble qui sont utilisées pour les financer. N’est-il pas franchement absurde de négliger ce qui ne se mesure pas (lien social, présence et attractivité territoriale, qualité des services rendus), le service public ne se vide-t-il pas de son sens premier et essentiel ? » (Agir pour le climat, 2019, Alain Grandjean avec Marion Cohen et Kévin Puisieux)
Dans le cadre des politiques publiques et de la transition écologique en particulier, Alain Grandjean note deux limites fondamentales au calcul coût-bénéfice. La première est d’attribuer un prix à des grandeurs qui ne sont pas commercialisées et qui n’ont pas vocation à l’être. Certains biens, en particulier les biens communs naturels, ont une valeur incommensurable. La science économique propose quelques méthodes pour estimer la valeur monétaire des « services rendus » par la nature. Par exemple, on peut estimer la valeur de certaines plantes pour leur pouvoir médicinal en estimant le coût qu’elles évitent de payer par ailleurs : des individus malades sont des individus non productifs, et la valeur de ce coût peut s’estimer. Ou encore, on peut comparer le pouvoir médicinal d’une plante par rapport au coût de production d’un médicament « chimique » aux effets équivalents.
Mais ces méthodes n’en demeurent pas moins approximatives, et surtout très incomplètes. Si l’on peut estimer la valeur d’un service rendu par la nature pris isolément, le bien commun naturel est, lui, infiniment complexe et multidimensionnel. Distinguer isolément quelques « services rendus » par la nature c’est nécessairement voiler l’existence d’une infinité d’autres « services rendus ». Pour reprendre l’exemple des plantes médicinales, leur aspect thérapeutique n’est pas leur unique « service rendu » : imaginons qu’elles peuvent aussi avoir une valeur nutritive intéressante pour les êtres humains. Mais les services rendus par une plante en particulier peuvent être des services rendus à d’autres êtres vivants, non-humains. Elles peuvent servir pour la préservation d’une certaine humidité, elles peuvent abriter certains insectes ou bactéries, etc. La plante participe certainement à l’équilibre du milieu naturel dans son ensemble : elle participe à un système complexe d’interrelations et en interdépendance avec les autres éléments du milieu. Et ces autres éléments naturels peuvent alors rendre des services à l’espèce humaine, ou à d’autres éléments naturels etc.
Pour aller plus loin, la nature ne rend pas des services, elle est tout simplement notre support de vie : sans le cadre, il n’y a pas de tableau. Alors, est-il possible de donner une valeur monétaire à l’existence de la vie sur Terre, de l’existence de l’espèce humaine ? Non, la valeur monétaire n’a de sens qu’à l’intérieur du cadre de la vie et des échanges entre les individus.
Selon Alain Grandjean, la deuxième difficulté fondamentale du calcul coût-bénéfice est qu’il fait implicitement l’hypothèse de l’infinité des ressources naturelles. Tant que je suis prêt à payer le prix, je peux détruire l’environnement à ma guise : dans le calcul coût-bénéfice, il ne s’agit que d’une question de coût, tout peut s’acheter y compris les biens naturels.
En « science » économique, on réalise des raisonnements « à la marge », autrement dit, si on consomme une unité supplémentaire, aussi infiniment petite soit-elle, quel en sera mon coût et quel en sera mon gain ? Si j’extrais un litre de pétrole des souterrains de la Terre, je peux produire X litres d’essence et je peux rouler Y kilomètres, juste assez pour rendre visite à des amis. Le coût est celui de l’extraction et de la transformation du pétrole en essence. Le bénéfice est celui de rendre visite à ses amis, passer du bon temps. C’est un raisonnement « à la marge » parce que c’est un litre de pétrole supplémentaire, un voyage supplémentaire pour rendre visite à mes amis. Ce litre de pétrole est si négligeable par rapport au tout que je ne prends pas en compte : l’impact sur l’environnement. Or, c’est bien cela le problème : à force de raisonnements marginaux de la sorte, ce sont des effets macros que l’on ne prend pas en compte.
L’économiste Claude Henry, président du conseil scientifique d’IDDRI (Institut du Développement Durable et des Relations Internationales), développe l’exemple particulièrement parlant du projet de la « Montagne d’or », un projet d’exploitation minière d’une concession aurifère dans l’ouest de la Guyane française :
« En 2010 déjà, le magazine The Economist, dont les préoccupations principales ne sont pas d’ordre écologique, avertissait : ‘Si la forêt amazonienne partait en fumée – un scénario qui n’est pas inconcevable avec un peu plus de défrichement et un peu plus de réchauffement – elle cracherait dans l’atmosphère l’équivalent de dix ans d’émissions résultant de la combustion de combustibles fossiles.’ Une marche à l’abîme s’il en est : cela nous ferait basculer sans retour dans un climat hostile. Considéré isolément, le projet de Montagne d’or ne paraît pas à cet égard véritablement dangereux. Mais cela n’a pas de sens de le considérer isolément. Il serait en effet un maillon dans une chaîne de destructions à travers la forêt amazonienne tout entière : mines, barrages, défrichements légaux ou illégaux pour faire place au soja ou à l’élevage, appropriation du bois, incendies criminels pour faciliter certaines de ces opérations. À toutes ces entreprises de destruction et à ceux qui en sont responsables, l’opération Montagne d’or – sur le sol français et avec la bénédiction de l’État – apporterait une caution inestimable. Or les enjeux attachés à la conservation de la forêt amazonienne sont tels qu’il s’agit aujourd’hui d’un impératif catégorique, tel que le définit Emmanuel Kant dans Critique de la raison pratique. Un impératif catégorique n’autorise par les compromis politiques habituels, il est incompatible avec les méthodes « coûts-avantages » d’évaluation, coutumières dans les études économiques. Rien qui le viole ne peut être tenu pour marginal. »
Claude Henry nous dit que le raisonnement à la marge typique de la « science » économique ne peut pas s’appliquer à l’État. On dit souvent que l’État est l’acteur principal en charge de « l’intérêt général ». Son but n’est pas d’accumuler les biens comme le suggère la rationalité économique, mais de tendre vers le bien commun à l’aide de la rationalité logique. Le « bien commun » est la fin finale de l’État. Il ne peut y avoir de petits compromis avec une fin finale.
Au « gouvernement par les nombres », au calcul coût-bénéfice, il s’agit de remettre à sa juste place le qualitatif. À la « valeur » économique, il s’agit s’opposer les valeurs. C’est donc nécessairement l’impératif catégorique qui doit guider l’action publique. L’impératif catégorique, dans sa seconde formulation, est énoncée ainsi par Kant : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). Pourquoi l’humanité doit être une fin en soi ? Car les êtres humains sont dotés d’une dignité et non pas d’un prix. Le prix s’applique aux objets interchangeables, comme les marchandises. La dignité concerne ce qui est sans équivalent. Tout être digne a le droit au respect : les êtres humains à titre individuel, l’espèce humaine, la vie et son environnement.
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