La volonté, le destin, l’amour, ne sont pas ce que vous croyez

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La volonté, le destin, l’amour, ne sont pas ce que vous croyez

Introduction

Trois de mes textes remettent fondamentalement en question chacun une notion essentielle dans la manière dont nous nous représentons la vie humaine : celles de « volonté », de « destin » et d’« amour ». Ces trois textes sont atypiques dans mes écrits : ils opèrent cette remise en question à partir de nouveaux regards que nous imposent les progrès de la psychologie, que nous proposent de nouvelles théorisations en physique et des interrogations que suscite la modélisation mathématique du monde que nous opérons en physique.

Les implications de poser ainsi un regard latéral et frondeur sont surprenantes : elles nous obligent à repenser ce qu’est le destin de l’homme, de quelle manière la volonté modèle celui-ci, et le rôle que joue l’amour quand il guide notre comportement. Elles éclairent le sens que nous attribuons à des notions telles que « Dieu » chez nous ou « tao » en Extrême-Orient.

Les trois textes réunis ici sont inédits sous la forme livresque. Les deux premiers ont paru en tant qu’articles, quant au troisième, je viens de terminer de le rédiger et il ne sera publié qu’ici. Le premier s’intitule « Le secret de la chambre chinoise » ; il a paru en 1999 dans la revue L’Homme, une revue d’anthropologie d’excellente renommée. Mon texte n’y était pas vraiment à sa place puisqu’il s’agissait d’une réflexion de type psychologique et psychanalytique. Le second texte, « Pourquoi nous avons 9 vies comme les chats ? » a paru en 2000 dans un cahier intitulé Reconstitutions des « Papiers du Collège international de philosophie », société savante prestigieuse. Des versions anglaises de ces deux premiers textes peuvent être trouvées en ligne. Le troisième texte, achevé d’écrire aujourd’hui, s’intitule « La physique + ce qui lui manque = l’amour. Un théorème de philosophie naturelle ».

La quasi-coïncidence dans le temps des deux premiers textes s’explique par la Regents’ Lectureship dont j’ai bénéficié en 1997 à l’Université de Californie à Irvine, qui m’a permis d’entreprendre la rédaction de ces deux articles.

« Le secret de la chambre chinoise » est une réflexion sur la volonté et sur le fait que cette notion de la vie quotidienne constitue ce que Pierre Bourdieu appelait une « catégorie spontanée », à savoir une prétendue évidence « de bon sens », qui ne renvoie en réalité qu’à un ensemble de phénomènes disparates, dont la combinaison est très éloignée de la représentation que nous en avons : rien surtout qui ait la réalité factuelle que nous lui attribuons.

La notion de volonté n’en est pas moins centrale à notre culture : si nous agissons, c’est en principe en exerçant notre volonté, pleinement présente à notre conscience : nous nous représentons un but, que nous avons l’intention d’atteindre et la volonté est l’organe (est-ce là le bon mot ?) qui nous permet de réaliser ce but. Privés de cette notion, nous nous retrouvons bien désarmés. Il serait impossible en particulier d’exercer la justice telle que nous l’entendons aujourd’hui en l’absence de la notion de volonté. C’est elle qui permet de distinguer les actes posés avec et sans « préméditation » : le fait que quelqu’un, un « agent humain », entend véritablement poser un acte, qu’il ou elle en a l’intention, qu’il l’a sans doute « répété » mentalement avant de le poser, et ainsi de suite. Tout cela est lié à un modèle de « psychologie spontanée » fondé sur cette notion de volonté, qui se dissout cependant aussitôt qu’on l’examine, obligeant à s’interroger sur les fondements mêmes de la justice, et sur les conditions de son exercice.

Si nous étions obligés de donner un autre nom que volonté au moteur de notre vie quotidienne, les notions occidentale d’amour et orientale de tao pourraient nous être d’un grand secours. Il sera question de cela non pas dans ce premier texte mais dans le troisième et dernier.

Dans cette première partie sur la volonté, je tire les conséquences des travaux de Benjamin Libet (1916 – 2007), un psychologue américain qui avait mis à jour des faits déconcertants sur la volonté. En effet, alors que nous l’imaginons aux manettes, il ne s’agit en réalité que d’un sentiment apparaissant à la conscience alors que le corps a déjà entrepris les actes que nous imaginons résulter de l’exercice de notre volonté. Libet avait découvert cela expérimentalement, observant qu’une demi-seconde s’était déjà écoulée entre le moment où nous posions un acte et l’apparition à notre conscience du sentiment de vouloir le poser. D’autres chercheurs montreraient plus récemment que le retard pouvait atteindre jusqu’à dix secondes (Soon, Brass, Heinze & Haynes 2008).

Jusqu’à sa mort, Libet ne put se réconcilier avec sa découverte. Pour tenter de sauver la volonté au sens où nous l’entendons, il tenta de trouver des erreurs dans ses expérimentations ; il imagina même de bouleverser les lois de la physique, en faisant de la volonté la seule instance susceptible de remonter le temps à contre-courant.

La remise en question est troublante à l’égard de ce sentiment intuitif que nous avons, de prendre des décisions et que la volonté est ce qui nous nous permet de réaliser ensuite les objectifs fixés par nos décisions. Or il n’est nul besoin de sauver la volonté telle qu’elle se présente à notre sens commun. Il est tout à fait loisible, et même salutaire, d’expliquer notre comportement en l’absence de cette notion. Même si les conséquences en sont intrigantes.

Ce premier texte s’appelle donc « Le secret de la chambre chinoise » ; j’y explique pour commencer pourquoi je l’ai appelé ainsi.

 

Peu de temps plus tard, j’ai rédigé le texte intitulé « Pourquoi nous avons 9 vies comme les chats ? » où il s’agissait de tirer les conséquences paradoxales pour la manière dont se déroule notre destin au sein d’une théorie physique qui, sans être aujourd’hui l’interprétation dominante, n’en constitue pas moins l’alternative la plus sérieuse à celle-ci.

Le texte développe une réflexion qui m’était venue à la suite d’un incident quand, sous mes yeux, une jeune femme de mes amies traversa imprudemment la rue et qu’eut lieu alors un événement dramatique ou qu’il ne se passa rien. Ma réflexion débuta quand je me réveillai au milieu de la nuit avec le sentiment que les deux étaient vrais : que j’avais bien assisté en un éclair aux deux scènes contradictoires de mon amie à la fois morte et vivante.

Ma vision pouvait être de l’ordre du rêve, mais elle était à ce point vivace, qu’elle me conduisit à m’interroger si son explication ne résidait pas dans le modèle de la physique quantique imaginé par le physicien américain Hugh Everett III, une interprétation de la physique quantique appelée « mondes parallèles » (many worlds). Dans cette interprétation sont expliqués les phénomènes ambigus propres à l’interprétation « standard » de la physique quantique due à Niels Bohr, où des particules se trouvent dans des états incompatibles censés refléter une superposition provisoire au niveau quantique. Dans l’interprétation d’Everett, ce qui semble être une superposition est l’image de deux mondes en train de se scinder, chacun des deux correspondant à l’un des deux états incompatibles observés, provisoirement interprétés comme superposés.

Dans ce texte, je réfléchis aux conséquences qu’aurait l’interprétation de la mécanique quantique d’Everett pour notre représentation du déroulement de notre destin individuel.

Cette conscience dont nous sommes équipés, qui nous donne ce sentiment d’un « Moi » auquel nous nous identifions comme étant la personne que nous sommes, se combine dans les univers en scission constante (que suppose l’interprétation d’Everett), pour faire paradoxalement bénéficier notre destinée de circonstances extraordinairement favorables, justifiant mon titre « Pourquoi nous avons 9 vies comme les chats ».

En effet, notre conscience, ancrage du « Moi », est telle que, dans un monde où nous sommes morts, elle est absente, nous privant d’avoir le sentiment d’« être là », alors que dans un monde où nous sommes en vie, elle est présente, nous faisant éprouver que « nous sommes là ». La constatation est banale et ses implications paradoxales apparaissent seulement parce qu’elle reste vraie quelle que soit la probabilité pour nous de nous trouver dans l’un ou l’autre de ces mondes. Ce qui veut dire, dans la perspective d’Everett, que si au sein d’un milliard d’univers en constante scission, il n’en existait que ne serait-ce qu’un où nous étions encore vivant, nous aurions, au sein de ce monde unique, hautement improbable, toujours le sentiment d’être en vie. Les myriades de mondes où nous perdons la vie nous seraient donc indifférents aussitôt longtemps qu’il en reste un où nous ne sommes pas mort.

Le bénéfice primaire d’une telle hypothèse est bien entendu que, de notre point de vue purement subjectif, nos chances de survie dépassent à tout moment le seuil de la plausibilité raisonnable.

Un bénéfice secondaire de cette hypothèse est que des systèmes philosophiques bien conçus au sens où ils sont cohérents en leur propre sein mais qui sont contradictoires entre eux lorsqu’ils sont rapprochés (comme celui de Leibniz par rapport à celui de Descartes, ou celui de Hegel par rapport à ceux de Descartes et de Leibniz), deviennent compatibles à l’intérieur du cadre de la physique quantique telle qu’interprétée par Everett. De manière inattendue (vu la difficulté apparente de la tâche), les contradictions entre ces différentes conceptions du monde s’évanouissent. Il devient possible de concilier sans difficulté Descartes, Leibniz et Hegel en un tout harmonieux, libre de toute contradiction. Je souligne alors l’importance pour la philosophie, d’un tel accomplissement.

 

Le troisième texte, intitulé « La physique + ce qui lui manque = l’amour. Un théorème de philosophie naturelle », est inédit. Il constitue le complément permettant de mettre en relation les deux qui précèdent pour constituer un tout. Alors que les deux premiers opèrent un décentrement (ou se contentent de le situer), le troisième fait émerger (et désigne) la raison profonde de ce décentrement : notre incapacité à vivre en prise avec le monde dans sa constitution intime (ce qu’Alexandre Kojève désigne comme l’Être-donné).

L’hypothèse que ce que nous percevons est « vrai » (l’évidence des sens) est non seulement couramment admise mais elle nous est indispensable pour vaquer à nos affaires. Si par ailleurs certaines théories physiques sont également « vraies » (combinaison de l’évidence des sens avec le raisonnement déductif sur la base de définitions), même si ce sont les moins intuitivement assimilables, comme celle d’Everett, ou celle implicite, comme nous allons le voir, aux conceptions de René Thom, les conséquences en sont considérables car elles nous permettent d’attribuer un contenu dépourvu d’ambiguïté à des notions centrales à notre culture comme le destin, Dieu ou l’amour mais considérées jusqu’ici comme entièrement étrangères à l’entreprise scientifique qu’est la science physique.

Pour atteindre cet objectif, ce troisième texte doit se situer d’emblée dans le cadre d’une discipline dont on ne parle plus guère, appelée autrefois la philosophie naturelle.

L’expression de philosophie naturelle était utilisée avant le développement de la science moderne par les Copernic, Kepler, Galilée, Newton et Leibniz. Une réflexion existait au sein de l’université médiévale, qui intégrait à la fois le savoir relatif au monde naturel et les supputations relatives à un monde sur-naturel, hypothèses à proprement parler méta-physiques, que la théologie produisait. Comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer (en reprenant la thèse de Duhem), dans Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009) la querelle entre l’Église et Galilée porte sur la rivalité entre une nouvelle physique à la prétention « impérialiste » de tout expliquer et le consensus médiéval d’un savoir de philosophie naturelle.

Mon exposé dans cette troisième partie reprend le projet de la philosophie naturelle qui dans les temps modernes n’a été poursuivi que par le seul Hegel – au point d’avoir généré l’irritation des savants, en particulier avec la publication en 1801 de sa dissertation sur L’orbite des planètes. Quelques historiens, philosophes des sciences, ont manifesté leur sympathie envers un tel projet, comme précisément Pierre Duhem (1861-1916) ou Émile Meyerson (1859-1933).

La question que pose Hegel dans L’orbite des planètes peut être paraphrasée comme « Quand vous dites que les mathématiques offrent une description correcte du monde, n’est-ce pas un peu court ? Que voulez-vous dire exactement ? Que les mathématiques anticipent la physique ? Quelle est la relation entre ces nombres et le monde tel qu’il est ? ». L’ennemi désigné est bien entendu le pythagorisme implicite chez Platon pour qui les nombres incarnent le monde.

Une interrogation comme celle de Hegel irrita de nombreux mathématiciens et scientifiques pour qui la consubstantialité du monde en soi (l’Être-donné) et des nombres paraît évidente. Tel était le cas pour le physicien Eugène Wigner (1902-1995) qui évoquait « L’efficacité déraisonnable des mathématiques en sciences naturelles », et expliquait qu’il existait une ressemblance, une coïncidence – et plus que cela – une congruence irréfutable entre les nombres et le monde qui est le nôtre.

J’ai eu personnellement comme professeur de mathématiques, à l’École pratique des Hautes Études à Paris, Georges-Théodule Guilbaud, conseiller de Lacan et Lévi-Strauss dans leurs modélisations, sympathisant de la philosophie naturelle, qui s’indignait, disant en substance : « De quoi parle Wigner ? Les faits vont à l’encontre ! Prenez un carré, essayez de mesurer la diagonale dans la même unité que le côté ! Prenez un cercle et tentez donc de mesurer la circonférence ou la surface à partir du diamètre. Vous tomberez dans l’un et l’autre cas sur un nombre de longueur infinie ! Il n’y a pas congruence, la stupéfiante harmonie entre les nombres et le monde n’est qu’un mirage ! ».

Oui, ajoutait Guilbaud, une quasi coïncidence a lieu ici ou là, et il y a moyen en effet de faire de la science à l’aide des mathématiques. En quelques endroits, cela « tombe juste » mais sinon, en général, tout est une question d’approximation. Oui, on peut dire 3,1416… et appeler par convention ce chiffre de longueur infinie : « pi » ou pour la diagonale du carré, appeler sa mesure : « racine carrée de 2 », etc., mais il s’agit de bricolage ! Guilbaud devait d’ailleurs intituler l’un de ses livres : Leçons d’à peu près [1].

Ma réflexion dans cette troisième partie prend donc son départ chez le mathématicien René Thom (1923 – 2002), rendu fameux par un objet mathématique topologique qu’il a défini : la théorie des catastrophes. Il fut partie prenante en particulier en 1980 et 1981 d’un débat consacré à la question du déterminisme. Ce débat eut pour décor la revue intitulée précisément Le Débat. Un livre intitulé La querelle du déterminisme, publié en 1990, reprit les diverses interventions. Parmi les auteurs de cet ouvrage, deux camps : celui du déterminisme défendu par René Thom et Jean Petitot, et en face, le camp du non-déterminisme, du hasard comme étant le principe directeur du fonctionnement du monde, une brochette de penseurs rassemblés à l’époque autour du livre La nouvelle alliance (1978) d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, et à leurs côtés, Henri Atlan, Antoine Danchin, Edgar Morin.

J’avais cité un passage des trois interventions de Thom dans mon livre intitulé Comment la vérité et la réalité furent inventées, de manière tout à fait périphérique : en note en bas de page. La thèse de Thom m’était apparue extrêmement convaincante ; il expliquait aussi parfaitement en quoi et pour quelles raisons précises en modélisation mathématique des phénomènes physiques, ses adversaires se trompaient et, élément allant dans le sens de ma propre analyse, il attribuait à l’influence néfaste de Husserl et de Heidegger, le fait que ses adversaires se fourvoyaient.

Qu’affirmait Thom essentiellement ? Que l’apparence de non-déterminisme dans notre monde n’est due qu’à un usage « incomplet » par la physique des méthodes que les mathématiques proposent. C’est une démarche inachevée qui produit l’illusion de non-déterminisme, c’est le fait que le problème appréhendé ne soit pas analysé dans le cadre du nombre de dimensions que son bon examen exige.

Pour comprendre l’argument de Thom, il faut introduire la notion de « projection ». Imaginez un poisson à l’intérieur d’un aquarium, et la trajectoire de ce poisson ayant la possibilité de se déplacer comme il l’entend, et que vous ne puissiez voir seulement que l’image qu’un projecteur placé au-dessus de l’aquarium projette sur un écran situé en-dessous. Si le poisson se déplace horizontalement dans le cube, on verra projetée sur le fond la silhouette qui se déplace et on reconnaîtra facilement par son mouvement qu’il s’agit d’un poisson. Mais si, à un autre moment, le poisson se meut quasi verticalement, son mouvement tel qu’on pourra le voir sur l’écran sera quasiment ininterprétable. On ne comprendra pas l’image projetée. Pourquoi ? Parce qu’une partie de l’information, celle correspondant à la troisième dimension, en l’occurrence celle de la profondeur manquera.

Que nous dit Thom ? Il nous dit en substance : « Si un processus physique nous apparaît comme non-déterministe, cela veut dire qu’il est interprété dans un espace inadéquat, dont le nombre de dimensions est insuffisant : il faut alors lui ajouter un certain nombre de dimensions supplémentaires – que l’on appellera dimensions cachées – jusqu’à ce que l’illusion de non-déterminisme s’évanouisse ». Si des processus se déroulant dans notre monde nous apparaissent comme n’étant pas déterministes, il s’agit seulement d’une question de manque de moyens, de cadre inapproprié dans lequel la situation est envisagée.

Il va sans dire que l’expérience que nous avons du monde n’est pas déterministe : notre sentiment intuitif est celui de choix que nous imposent des bifurcations s’ouvrant devant nous. Nous sommes convaincus de disposer d’un libre-arbitre qui nous permet d’opérer les choix nécessaires. Nous pouvons en apporter pour preuve, par exemple, ces conflits qu’évoquait saint Paul, Paul de Tarse, quand il affirmait : « Mon esprit veut faire telle chose, mais ma chair m’entraîne à faire autre chose ». Nous dirions aujourd’hui : « Ma volonté, ma raison, me dit de faire telle chose, mais mon inconscient, ma libido, interfère et me conduit à faire telle autre chose ».

Nous pouvons vivre à l’intérieur d’un monde où nous percevons tout ce qui se passe comme étant l’exercice du libre-arbitre et, par ailleurs, nous constituer une morale, nous donner des préceptes, qui nous permettent de trancher en cas de conflit entre nos deux volontés divergentes.

On pourrait imaginer que nous vivions dans un monde qui serait sans plus aux quatre dimensions qui nous apparaissent évidentes : les trois dans l’espace : le haut et le bas, la droite et la gauche, l’avant et l’arrière, auxquelles il faut ajouter le temps si l’on veut intégrer à l’expérience de l’espace, celle du devenir : le fait que les choses changent, que je me lèverai de mon siège tout à l’heure, etc.

Nous vivons sans aucun doute dans ce monde à quatre dimensions mais il n’est pas certain que le monde physique au sein duquel nous sommes plongés ne soit véritablement qu’à quatre dimensions. Il existe d’ailleurs des modèles théoriques, comme la théorie des cordes, rendant compte du monde à l’aide d’un certain nombre de dimensions supplémentaires [10 dimensions pour les théories des supercordes et 29 dimensions pour la théorie des cordes bosoniques, 11 pour la théorie M] et il serait possible d’imaginer, à la suite de Thom, qu’en ajoutant le nombre adéquat de dimensions supplémentaires (qui nous demeurent sinon cachées), notre parcours à nous, qui nous paraît guidé par le libre-arbitre, où nous exerçons des choix, se révèle soudain déterministe à nos yeux, au sein de l’espace qui est à proprement parler le sien. Autrement dit, que nous nous trouvions simplement dans la même situation que celui qui essaye d’interpréter l’image qu’il voit projetée sur l’écran sous l’aquarium, d’un poisson se déplaçant quasi-verticalement : de ne pas comprendre quelle est la chose qui se déplace, et ceci du fait que manque un élément d’information : celui correspondant à la troisième dimension qu’est la profondeur dans ce cas-ci.

Nul ne niera que le vocable « Dieu » ait été utilisé dans notre culture comme renvoyant au savoir qui nous serait nécessaire pour rendre compte de notre destin individuel comme étant déterminé de bout en bout, soit l’équivalent des dimensions cachées supposées par Thom, qui nous permettraient, ajoutées aux quatre qui nous sont familières, de rendre compte du monde de manière déterministe. C’est le point que je développe dans mon troisième texte.

 

Pourquoi adopter la perspective de la philosophie naturelle ? Ou, dit autrement, y a-t-il un bénéfice à inclure le regard que l’on a qualifié jusqu’ici de « théologique » dans une réflexion de ce type ? Y aurait-il quelque élément qui le justifierait ?

En fait, oui.

 

Avec la venue de l’Esprit des lumières, la nouvelle génération des mécaniciens célestes, des astronomes, était certaine qu’avec l’aide des nombres et des équations mathématiques, tout allait pouvoir s’expliquer, et que la notion de Dieu finirait, de manière asymptotique, par disparaître entièrement. Le camp d’en face était au courant et avait parfaitement compris la manœuvre.

On connaît l’anecdote rapportée de seconde main par Victor Hugo dans son journal :

« Arago était un grand astronome. Chose inouïe, il regardait sans cesse le ciel et il ne croyait pas en Dieu. […] M. Arago avait une anecdote favorite. Quand Laplace eut publié sa Mécanique céleste, disait-il, l’empereur le fit venir. L’empereur était furieux. – Comment, s’écria-t-il en apercevant Laplace, vous faites tout le système du monde, vous donnez les lois de toute la création, et dans tout votre livre vous ne parlez pas une seule fois de l’existence de Dieu ! – Sire, répondit Laplace, je n’avais pas besoin de cette hypothèse » (Hugo [1847-48] 1972 : 217).

À partir de cette conception laplacienne, on aurait pu imaginer que, quelques siècles plus tard, la notion de Dieu aurait disparu entièrement. Ce ne fut pas le cas : à ce que l’Esprit des Lumières a pu résoudre, il reste un résidu.

Et la question que je pose, et à laquelle j’offre une réponse est : y a-t-il un rapport entre ce résidu et le fait que nous n’appréhendions peut-être pas dans quel monde nous vivons, en termes du nombre exact de dimensions qui en rendraient complètement compte ? C’est là la question à laquelle je m’efforce de répondre dans ce troisième texte.

Je ne suis pas bien sûr le premier à vouloir répondre à la question d’ordre général de « Dieu en plus de la physique », nombreux ont été ceux qui ont déjà réfléchi là-dessus bien entendu. Mais je suis peut-être le premier à poser la question dans les termes exacts que j’utilise : dans le prolongement de la réflexion de René Thom et de sa manière à lui de supposer que la science s’identifie à trouver le-déterminisme-qui-est-nécessairement-là, et que la tâche n’est accomplie que lorsqu’il a été trouvé.

Ce que j’avance, je l’ai dit, se trouve déjà en filigrane chez l’un de ceux qui ont réfléchi à ces questions avant moi, à savoir, en particulier, chez Hegel.

J’ai mentionné l’ouvrage La querelle du déterminisme. Un autre livre est essentiel à la compréhension dans le cadre d’une telle problématique, un ouvrage remarquable : Eschatologie occidentale par Jacob Taubes, auquel j’ai systématiquement recouru pour étayer mon argumentation dans l’un de mes propres livres : Défense et illustration du genre humain (2018). J’y situe Taubes dans une liste de treize phares de la pensée, aux côtés de noms comme Confucius, Socrate, Paul de Tarse, Shakespeare, Hegel ou Freud. Je mentionne Jacob Taubes (1923-1987) parce qu’il a opéré une remarquable synthèse de l’apport de ses prédécesseurs. Taubes était appelé « théologien » de son vivant. Eschatologie occidentale était la thèse qu’il a défendue en 1947.

Ce qu’a produit Taubes s’identifie précisément à la philosophie naturelle. Il prend de l’altitude pour avoir une vue à vol d’oiseau qui lui permette de s’interroger sur un ensemble de notions telles que la science occidentale, dont la physique est la principale composante, des notions usuelles comme celle de Dieu, mais aussi l’amour, tout particulièrement dans la première grande théorisation qu’offre de ces deux notions saint Paul, Paul de Tarse, à partir de ce qu’en avait dit Jésus de Nazareth.

Paul de Tarse créa un système de pensée. Il produisit une authentique théorie et ce qu’il dit sur l’amour demeure notre principale référence culturelle sur cette notion. Ce qu’il en dit a été lu par Marion Cotillard aux funérailles de Johnny Hallyday. Ses mots nous parlent toujours avec la même actualité frappante. Quand Paul de Tarse parle de Dieu, quand il parle de l’amour, il les évoque sur le même ton qu’avait adopté Aristote quand il nous avait offert pour la première fois une théorisation de la logique, dont chacun avait là aussi une connaissance intuitive mais dont nul n’avait encore tenté un exposé systématique, ou dit autrement, à la manière du savant. Paul de Tarse est un savant de notre culture occidentale, et un très grand savant, au même titre qu’Aristote. Il est évident à qui sait lire, que Paul en était conscient et tentait d’émuler au sein de la même tradition intellectuelle le philosophe que l’on appelle aussi « Le Stagirite ».

Il y a dans l’histoire de la pensée chinoise, nul ne l’ignore, là aussi, deux grands savants de stature équivalente : l’un qui a certainement vécu, Confucius, et l’autre dont il est probable qu’il s’agit d’une fiction littéraire, Lao-Tseu, lequel nous a parlé du tao, ou que l’on a mis en scène parlant du tao, de la voie.

Je tente de démontrer dans mon troisième texte que cette notion orientale du tao, de la voie, est apparentée de manière surprenante à celle de l’amour chez nous, au sens où elle joue le même rôle de discours intuitif, imprécis mais émotionnellement chargé, portant sur les dimensions cachées de notre univers, au-delà des quatre que nous percevons. Différence cruciale cependant, alors que cette notion de tao se retrouve au point de rencontre de ce que sont dans notre pensée occidentale, Dieu complété de l’amour, il n’est pas question de théologie dans la notion de tao, qui relèverait plutôt dans la pensée chinoise de ce que nous appelons la science physique, la philosophie chinoise ayant toujours été athée [2].

Voilà donc ce que j’ai entrepris, prenant comme tremplin ce que j’ai pu trouver chez les penseurs ayant creusé avant moi l’ensemble de ces questions : soit surtout, Paul de Tarse, Hegel et Taubes.

L’œuvre théologique de Hegel est loin d’être négligeable, même s’il s’agit avant tout d’écrits de jeunesse [3], la théologie se mêlant ensuite chez lui de manière inextricable avec la science physique dans une réflexion globale de philosophie naturelle portant sur l’Absolu.

J’ai donc voulu compléter les deux premiers articles, « Le secret de la chambre chinoise » et « Pourquoi nous avons 9 vies comme les chats ? » par un troisième qui permettrait de constituer un ensemble cohérent qui relèverait non pas de la philosophie ou de la science physique mais d’une réflexion appartenant au type classique appelé autrefois « philosophie naturelle », englobant science et théologie, et qui vise à montrer comment plusieurs blocs parviennent à s’articuler : la science, la notion de « Dieu », la notion d’« amour », qui ne sont autres que les concepts fondamentaux de la culture occidentale telle qu’elle naît dans la Grèce antique, se « théologise » dans la tradition grecque en Palestine avec Paul de Tarse, pour se développer au Moyen Âge et à la Renaissance en Europe.

Pour achever le portrait, il faudrait prendre encore davantage d’altitude, adopter une vue à vol d’oiseau qui surplomberait de plus haut encore la philosophie naturelle elle-même. C’est à un Chinois qu’il faudrait commanditer une telle étude où il lui serait demandé de répondre à la question : « Qu’est-ce donc qu’un discours qui parvient à réunir les notions d’amour, de Dieu et de la science dans un même énoncé ? », en ne se contredisant à aucun moment de chacun des trois parcours (comme savaient déjà le faire les philosophes antiques), et en faisant en sorte qu’en sus, ils ne se contredisent jamais non plus entre eux.

 

 

 

 

 

 

  1. Le secret de la chambre chinoise

 

Paru dans L’Homme 150, 1999 : 177-202

 

Résumé

 

À partir d’une observation de Jean Pouillon, il est montré, à la fois de manière déductive et en se fondant sur des données expérimentales, que la conscience ne dispose pas d’un pouvoir décisionnel. Son rôle se cantonne à transmettre des instructions au corps en fonction de l’affect qu’engendre et qu’évoque la perception. L’existence du langage permet aux sujets humains de produire un discours d’autojustification de leurs faits et gestes. Celui-ci ne reflète cependant en aucune manière les mécanismes psychiques effectivement à l’œuvre, son seul impact consiste à influencer l’affect de celui qui le tient (en tant que parole ou que « parole intérieure »), comme celui de ceux qui l’écoutent. Le couple « corps » et « âme » se trouve ainsi validé, mais les responsabilités qui leur sont traditionnellement reconnues doivent être réattribuées entre un corps qui décide et agit et une âme qui rétroagit sur le mode de l’affect simplement.

Le premier jet de Jean Pouillon et le mystère de la chambre chinoise était fort différent de l’article qui fut publié dans L’Homme en juillet 1997 (Jorion 1997b). Dans le texte initial, je m’acquittais de manière bien plus fidèle de la tâche que j’avais acceptée : rendre compte de l’apport de Pouillon à la théorie anthropologique.

Développant un argument présenté pour la première fois dans mon compte rendu de Le cru et le su (Jorion 1994b), je qualifiais le point de vue de Pouillon de « sociologie du modus vivendi », fondée sur l’idée que la vie des hommes est ardue et les conduit à se satisfaire du minimum tolérable : dans le meilleur des cas le politique en vient ainsi petit à petit à acquérir la transparence du cristal souhaitée par Rousseau, le plus souvent, malheureusement, l’effort de rationalisation s’interrompt très tôt et le foisonnement des stratégies individuelles engendre un politique opaque, semblable à celui dont Hobbes a établi le sombre constat.

Le seul lien entre cette version initiale de mon texte et ce qui devint ensuite « Jean Pouillon et le mystère de la chambre chinoise » réside dans cette phrase : « La prise de conscience n’intervient qu’occasionnellement dans la vie des individus, comme la nécessité d’une invention culturelle ou un progrès dans l’explication, dans celle des sociétés ».

De réécriture en réécriture, le texte se métamorphosa en discussion d’un article de Pouillon publié originellement en 1987, « Le plaisir de ne pas comprendre ». Voici pour rappel, le passage auquel je consacrai mon commentaire :

« Depuis plus de trente ans, je fais le compte rendu analytique des séances du comité consultatif de la CECA, où se déroulent entre producteurs, utilisateurs et travailleurs du charbon et de l’acier des discussions hautement techniques auxquelles je ne comprends rien et auxquelles je n’ai jamais cherché à comprendre quelque chose. […] Je ne connais pas le sens des mots qu’ils emploient – que sont, par exemple, des coils, des profilés longs, des tôles quarto ? – et leurs allusions aux procédés de fabrication ou aux problèmes économiques me restent aussi mystérieuses, mais moins passionnantes, que les histoires déclamées jadis par ma grand-mère. Cette ignorance n’est nullement un handicap : il est exceptionnel que le compte rendu d’un débat ait été ensuite contesté par ceux qui y avaient participé. Ils comprennent ce que j’ai rédigé sans comprendre. Bien sûr, je pourrais me renseigner, apprendre le sens des termes : le plaisir (relatif) que je prends à cette tâche disparaîtrait alors. Celle-ci consiste à forger des phrases, souvent plus « correctes » que celles dont ont usé les orateurs et dont la structure grammaticale me garantit qu’elles peuvent avoir une signification. Laquelle ? Je ne sais pas, mais elle y est puisque d’autres que moi l’y trouvent. […] Ainsi la forme emporte-t-elle le fond, et l’on peut se consacrer maniaquement à celle-là, sans dommage pour celui-ci ; si le langage est un moyen de communiquer, on peut l’entendre fonctionner en restant à l’extérieur de la communication, dans cette marge où se tient l’entendeur-voyeur, sur le seuil qu’il ne veut pas franchir » (Pouillon 1993 : 155-157).

La question était ainsi admirablement posée par Pouillon du rapport entre la signification individuelle des mots et le sens global de la phrase, question que les Scolastiques avaient débattue – sans la résoudre – sous le nom du complexe significabile. Des considérations émises par Pouillon antérieurement dans Temps et roman (1946) me permettaient de compléter l’examen de la question, et progressant de manière déductive, j’aboutissais en conclusion à l’énoncé de trois thèses, conséquences logiques du texte cité, mais dont je me voyais obligé de relever aussitôt l’absurdité flagrante des deux dernières :

« primo, la connaissance des règles syntaxiques est essentielle à l’usage correct d’une langue,

secundo, la connaissance des règles sémantiques est, elle, indifférente à l’usage correct de cette langue,

tertio, le sentiment intuitif de compréhension est, lui aussi, indifférent à l’usage correct d’une langue » (Jorion 1997b : 96).

L’article s’achevait sur un aveu d’échec. Situant le cœur du débat dans la question posée par le Scolastique Jean Buridan quant à la signification des syncatégorèmes – les mots qui fournissent l’armature syntaxique de la phrase – j’écrivais : « Je n’ai pas résolu ici la question de la signification des syncatégorèmes que Jean Buridan qualifiait de « fléau de la logique », non pas « par manque de place » selon l’expression consacrée, mais plus simplement parce que j’en ignore la réponse » (ibid. 97).

 

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La parabole de la chambre chinoise fut conçue à l’origine par le philosophe John Searle : « Imaginez que vous êtes enfermé dans une pièce, et que dans cette pièce se trouvent diverses corbeilles remplies de symboles chinois » (Searle 1984 : 32). Le mystère de la chambre chinoise est celui-ci : ayant séjourné un certain nombre de jours ou d’années dans la pièce, vous finissez par vous comporter « exactement comme si vous compreniez le chinois, mais quoi qu’il en soit, vous ne comprenez pas un mot de chinois » (ibid. 33).

Une double expérience récente a reconduit mes pas dans l’enceinte troublante de la chambre, et le réexamen de son mystère m’a permis – me semble-t-il – de l’éclaircir. Tout d’abord, j’ai relu mon propre texte un an après sa rédaction, cette fois paru dans le volume de L’Homme en hommage à Pouillon. D’autre part, et à la même époque, j’ai rédigé – encore une fois à l’invitation de L’Homme – un compte rendu du Dictionnaire de la psychanalyse d’Élisabeth Roudinesco et Michel Plon (Jorion 1998). C’est cette conjonction de réflexions relatives, d’une part au sens de la phrase, d’autre part à l’anamnèse, c’est-à-dire au processus de remémoration dans la cure psychanalytique, qui m’a permis – je le crois – de percer le secret de la chambre chinoise.

Dans La lettre volée d’Edgar Poe, le stratagème du Ministre consiste à ne pas cacher la missive dérobée mais à la mettre au contraire bien en évidence sur le manteau de sa cheminée après ne lui avoir fait subir qu’une transformation minime : inverser ses plis. Le Ministre compte bien sûr sans la perspicacité de Dupin. Dans le cas de la chambre chinoise, la solution du mystère est également à portée de la main, l’astuce – comme on le verra – a consisté ici pour le maître du jeu à placer entre la réponse et nous, l’obstacle le plus insurmontable qui soit : la vanité des hommes.

 

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À partir des années 1960, Benjamin Libet, un neurophysiologue de l’Université de Californie à San Francisco entreprit une série d’expériences sur la conscience dont l’une des conclusions possibles – et certainement la plus plausible – est qu’elle ne dispose pas d’un pouvoir causal. La conscience est une fenêtre ouverte sur le monde, un « regard », mais tout pouvoir que l’on serait tenté de lui attribuer comme étant le lieu à partir duquel des décisions sont effectivement prises, est semble-t-il illusoire. En d’autres termes, sur ce qu’on appellerait le plan « rationnel », où trouverait à s’exercer une faculté comme la « volonté », la conscience est un cul-de-sac auquel des informations parviennent sans doute, mais sans qu’il existe un effet en retour de type décisionnel. C’est au niveau de l’affect, et de lui seul, que l’information affichée dans le regard de la conscience produit une rétroaction mais de nature « involontaire », automatique.

D’autres interprétations du résultat des expériences de Libet sont sans doute possibles, dont certaines qu’il a énoncées lui-même au fil des années, essentiellement d’ailleurs sous la pression des critiques dont il a été l’objet et qui visaient toutes un seul et même but : offrir une alternative à la conclusion que j’ai évoquée et qui paraît universellement irrecevable dans le monde de ce qu’on appelle aujourd’hui « les sciences cognitives » et qui se nommait autrefois psychologie. Ainsi, dans son ouvrage intitulé Consciousness Explained, Dennett qualifie la thèse de l’absence de pouvoir causal de la conscience d’« incohérente » (Dennett 1991 : 164), sans apporter cependant le moindre élément de justification au fait qu’il la qualifie de cette manière.

Libet a proposé comme autres hypothèses compatibles avec les résultats auxquels il aboutit, que la conscience exerce son influence en remontant dans le temps, ou bien qu’il s’agit d’un effet de champ, mais sans que ce champ soit détectable « par un quelconque instrument de mesure objectif, physique » (1997 : 137), sans quoi elle aurait déjà été enregistrée par l’un des très nombreux dispositifs inventés à cet effet.

D’autres chercheurs, tel le philosophe David Chalmers (1996), ont suggéré que la conscience est un phénomène dont la nature est peut-être radicalement différente de celle des autres manifestations du monde physique : à savoir, immatérielle, et à proprement parler méta-physique.

On aura noté cependant qu’aucune de ces trois solutions de rechange à la thèse de l’impuissance causale de la conscience ne relève d’un type d’explication classique en science : pour celle-ci, comme l’on sait, les effets physiques sont toujours décelables. Quant aux forces méta-physiques, elles s’excluent par définition du domaine de la physique et, ne pouvant appartenir à aucun autre domaine de la science que celui-ci, s’excluent par le fait même de son champ d’application. Seule des trois, l’hypothèse du temps parcouru à reculons, connaît un semblant de légitimité, ayant été mentionnée en physique nucléaire – en particulier par Richard Feynman – à propos du comportement de certaines anti-particules.

Des quatre hypothèses concurrentes, seule celle qui est proposée par Libet d’une impuissance causale de la conscience, présente donc les traits habituels de l’explication scientifique. Son rejet unanime par les psychologues au nom de son « absurdité » évidente est en réalité une simple conséquence du fait que cette thèse vient s’inscrire en faux contre le credo épistémologique des « sciences cognitives », à savoir le schème « fonctionnaliste » emprunté à Brentano. Ce schème peut être caractérisé brièvement de la manière suivante : la conscience est la faculté qui concrétise une intention en l’acte visé par cette intention ; une intention est déterminée par un désir fondé lui-même sur une croyance justifiée, désirs et croyances sont des états mentaux correspondant à des configurations matérielles spécifiques des cellules du cerveau (Searle 1997 : 44).

On observera au passage qu’à l’exception de la mention des neurones, de découverte relativement récente, ce schème fonctionnaliste est identique à la « psychologie populaire » telle qu’elle est inscrite dans la langue courante depuis en tout cas la Grèce antique. Les théories relatives au fonctionnement de l’esprit humain – à commencer par celles de Platon et d’Aristote – se sont, elles, toujours défiées de l’évidence inscrite dans la manière dont la langue nous prédispose à parler des choses. Le système de Brentano constitue donc un retour à l’appréhension spontanée des fonctions mentales telles que la langue les suggère et vient donc naviguer d’intention délibérée dans les eaux tourmentées de la « naïveté épistémologique ».

Le rôle causal attribué par le fonctionnalisme à la conscience est crucial, puisque c’est elle, et elle seule, qui dispose du pouvoir de transformer une intention en un acte : lui dénier cette fonction équivaut à priver les actes « volontaires » d’une origine, et revient donc à abattre l’édifice conceptuel tout entier. D’où la prétendue « absurdité évidente » de l’hypothèse de la conscience impuissante, au sein du moins du paradigme dominant des dites « sciences cognitives » : si la conscience est impuissante, le schème fonctionnaliste s’évanouit.

Il est une autre discipline cependant pour laquelle, sans appartenir à sa forme classique ou orthodoxe, la thèse de l’impuissance causale de la conscience apparaît a priori recevable. Cette autre discipline, c’est la psychanalyse.

Il s’agit d’un thème fondamental de la métapsychologie freudienne que la conscience se leurre quand elle suppose qu’elle se détermine pleinement et entièrement par elle-même : les actes posés par la conscience sont définis au moins partiellement par une influence externe, celle-ci d’origine inconsciente. L’instance du Moi, initialement posée par Freud comme quasi-identique à la conscience, se voit glisser au fil des années du côté de l’inconscient, jusqu’à se retrouver à cheval de part et d’autre de la division conscient / inconscient, du fait de ce qui apparaît alors comme un « clivage ».

Dénier tout pouvoir causal à la conscience revient automatiquement à attribuer la totalité de la détermination du comportement humain à l’inconscient. Ou, en reformulant la même proposition de manière à éviter toute substantiation d’instances tel l’inconscient : tout processus décisionnel est d’origine inconsciente. Cette nouvelle thèse, si elle est plus facilement assimilable au corpus théorique de la psychanalyse qu’à celui de la psychologie, lui est pourtant à l’heure qu’il est étrangère. Pour Freud en effet, la conscience dispose d’un rôle décisionnel évident : celui d’être le lieu du premier constat des données de la perception, données transmises ensuite à des dispositifs proprement cognitifs qui en assureront le traitement.

Or, les observations de Libet sont formelles à ce sujet : les données de la perception ne parviennent à la conscience qu’environ une demi-seconde après que l’événement a été perçu, laps de temps au cours duquel des actes moteurs dits « volontaires » en réponse à ces percepts peuvent avoir eu lieu avec, eux, des temps de réponse bien plus courts, de l’ordre du dixième de seconde. Ce qui revient à dire que le retard avec lequel la conscience est informée d’une réaction éventuelle du corps à des percepts – en cas de danger immédiat par exemple – est d’environ quatre dixièmes de seconde. La direction supposée par Freud dans la transmission de l’information procurée par la perception : du conscient – en prise directe sur la perception – vers l’inconscient est donc invalidée par l’expérience, et les résultats obtenus par Libet forcent à une révision d’un schème central à la métapsychologie freudienne.

En conséquence, la conclusion la plus plausible que l’on puisse dégager des travaux du neurophysiologue américain, si elle n’apparaît pas a priori comme hérétique par rapport à la psychanalyse, oblige toutefois à un remaniement de la théorie telle que Sigmund Freud la formula. La métapsychologie lacanienne, bâtie comme le revendique son auteur sur les fondations de l’édifice freudien, est plus à même d’assimiler sans modification majeure, la thèse de la conscience comme cul-de-sac décisionnel ; dans la mesure où chez Lacan, le sujet de l’Inconscient est un effet de la chaîne signifiante, toute instance décisionnelle chez des sujets individuels se retrouve automatiquement en bout de ligne de commandement.

 

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Quel que soit le crédit que l’on puisse accorder aux travaux de Libet, il convient d’apporter une réponse aux questions de sens commun que ses découvertes soulèvent nécessairement, et en particulier, s’il est vrai qu’elle en est privée, pourquoi la conscience semble-t-elle disposer d’un pouvoir causal ? si sa fonction n’est pas d’ordre décisionnel, quelle fut son étiologie ? enfin, si sa fonction apparente est illusoire, quelle est la fonction réelle de la conscience ?

 

Pourquoi la conscience semble-t-elle disposer d’un pouvoir causal ?

 

La conscience semble disposer d’un pouvoir causal ou décisionnel en raison d’un effet que Libet nomme « backward referral », terme que je traduirai, en respectant l’esprit davantage que la lettre, par assignation rétrospective. Cet effet, vérifié expérimentalement par lui, assure que tout percept – quel que soit le temps nécessaire à son interprétation par le système nerveux – est resitué dans la chronologie propre à la conscience au moment exact où le phénomène perçu fut effectivement enregistré : « Une telle réassignation subjective sert à « corriger » la distorsion temporelle de l’événement sensoriel réel, distorsion imposée par la contrainte cérébrale d’un retard dans le traitement de l’expérience par le système nerveux » (Libet 1992 : 267).

S’il est effectivement prouvé que 500 millisecondes s’écoulent avant que ne s’affiche dans la conscience une information obtenue par les sens, il s’ensuit nécessairement que cette faculté est impuissante à exercer la fonction décisionnelle impliquée dans les actes « volontaires » qui constituent une réponse immédiate à cette information. En effet, le déclenchement des actes dits « volontaires » ne nécessite qu’un temps de réponse beaucoup plus court par rapport aux percepts : Libet observe que « les réactions comportementales à des signaux sensoriels ou à des images peuvent avoir des temps de réponse de l’ordre de 100 millisecondes » (Libet 1992 : 267).

Les premiers travaux du neurophysiologue à assurer son renom, furent ceux où il mit en évidence – à mon sens sans aucune contestation possible – un retard de l’expérience subjective de formulation d’une intention par rapport à la réalisation effective de l’acte que cette intention vise, autrement dit, et pour éviter toute ambiguïté, Libet mit en évidence que le sentiment d’initier un acte succède en réalité à cet acte lui-même et ceci avec un retard de l’ordre de la demi-seconde. Dans les termes de l’auteur : « le cerveau fait débuter les processus préparatoires spécifiques de l’acte volontaire bien avant que le sujet ait conscience d’un désir ou d’une intention d’agir » (ibid. 263).

Qu’est-ce qui conduit alors un sujet à supposer – à tort – que l’intention précède l’acte « volontaire » – ou lui est tout au moins simultanée ? Le même mécanisme d’assignation rétrospective. Celle-ci assure que la prise de conscience d’un acte posé par un sujet lui semble coïncider avec sa réalisation, et peut – du coup – être conceptualisée ou « rationalisée » comme ayant été, non pas une prise de conscience passive, mais en fait l’intention active qui s’est réalisée dans cet acte.

Le terme « volontaire » reflète bien entendu le fait que ces actes sont traditionnellement attribués à l’exercice de la volonté, dénomination classique du pouvoir décisionnel de la conscience. La mise en évidence de l’assignation rétrospective et du retard de la formulation de l’intention par rapport à l’acte posé interdit désormais de postuler l’existence d’une instance telle la volonté, laquelle s’avérerait avoir été historiquement un autre « phlogiston » [4]. J’exclus à titre méthodologique la suggestion qu’une fonction décisionnelle puisse s’exercer en remontant dans le temps.

La conséquence logique de ce qui précède est que toute prise de décision de poser un acte – que celui-ci soit traditionnellement qualifié de volontaire ou d’involontaire – est en réalité inconsciente, et que toute représentation de l’acte achevé en termes d’une intention qui fut réalisée, est nécessairement une interprétation a posteriori et de l’ordre de la rationalisation.

 

Si la fonction de la conscience n’est pas d’ordre décisionnel, quelle fut son étiologie ?

 

L’effet d’assignation rétrospective n’a été corroboré expérimentalement par Libet que pour le sens du toucher. Il considère toutefois comme hautement probable qu’un phénomène du même ordre se vérifie pour chacun des sens et donc pour chaque type de percept. Un tel mécanisme, qui tiendrait compte des différents temps de traitement des données captées par les cinq sens, permettrait qu’un sujet voie s’afficher simultanément dans la conscience les percepts qui furent effectivement enregistrés simultanément par chacun des sens, une demi-seconde environ auparavant.

Les cinq sens spécialisés des mammifères leur permettent d’éprouver simultanément des sensations d’ordres distincts : lumineuses (électromagnétiques), chimiques, mécaniques et acoustiques. Associées à une donnée d’origine interne : l’affect, ces configurations de sensations perçues simultanément constituent, selon l’expression introduite par Jung et Riklin (Jung [1906] 1973), des « complexes ». Le rôle qui échoit alors à l’assignation rétrospective est d’assurer que ces sensations sont authentiquement présentes simultanément en mémoire active. Ces complexes s’inscrivent dans la mémoire à long terme comme souvenirs, et constituent ensemble ce qu’on appelle la « mémoire » d’un sujet. D’où l’importance de la découverte de Libet : l’assignation rétrospective permet l’enregistrement sous forme d’un souvenir unique des stimuli d’origines perceptuelles diverses qui furent authentiquement synchrones du point de vue du sujet ainsi qu’une valeur d’affect constituant en tant que telle un signal à l’intention du corps.

L’affect est la réponse émotionnelle qui correspond à chacun de ces complexes. Il s’agit de ce que la conscience perçoit des instructions hormonales à l’origine des actes moteurs, qu’il s’agisse de leur stade préparatoire, de leur en-cours ou encore des résidus de ces signaux. Gazzaniga et LeDoux ont ressuscité une conception très proche, héritée de William James qui considérait les émotions comme les interprétations par la conscience des manifestations hormonales du corps (LeDoux 1996 : 43-45).

Le sens du « moment présent » correspondrait dans cette optique à l’épaisseur chronologique du « regard » à quoi s’identifie la conscience, à savoir le laps de temps dans les bornes duquel des percepts seront considérés – aux fins d’enregistrement en mémoire à long terme – comme ayant été synchrones ; soit encore, la durée de vie « instantanée » de la mémoire active.

 

Si sa fonction apparente est illusoire, quelle est la fonction réelle de la conscience ?

 

En mémoire, les souvenirs sont reliés entre eux par l’entremise des sensations qui leur sont communes. C’est l’existence de ce réseau de connexions qui rend possible la remémoration : l’évocation d’un souvenir à partir de l’une des sensations qui le composent. Un souvenir peut donc se représenter (au double sens de « se présenter à nouveau » et d’« être l’objet d’une représentation ») dans sa totalité, c’est-à-dire en tant que configuration de sensations ayant été perçues simultanément.

Du coup, toute sensation dispose d’une double capacité : celle de s’inscrire dans la mémoire en tant que composante d’un souvenir – lequel n’est autre qu’un « complexe » de sensations qui furent simultanées –, et celle d’évoquer sur une scène virtuelle que j’appellerai selon l’usage, l’imagination, des souvenirs anciens dont elle est une des composantes. Le stockage de souvenirs en mémoire permet donc à une sensation éprouvée à un moment donné, de générer ultérieurement dans l’imagination d’un sujet une représentation différée de l’ensemble de ses avatars antérieurs.

La fonction réelle de la conscience se situe alors à ce seul niveau, de l’enregistrement de percepts simultanés sous forme de souvenirs et de leur évocation ultérieure – associés à une valeur d’affect – lorsque des sensations similaires se représentent à la perception. Paradoxalement, les processus qui trouvent au niveau de la conscience leur point d’origine sont donc affectifs et non rationnels. On verra que le décalage d’une demi-seconde entre la perception et la prise de conscience joue un rôle capital dans l’efficacité du mécanisme : c’est lui qui permet une autocorrection fluide des comportements, et qui est à l’origine du sentiment illusoire d’une fonction décisionnelle confiée à la conscience.

La capacité – à l’intérieur du regard de la conscience – d’enregistrer des souvenirs constitués de percepts synchrones, possède une fonction manifestement adaptative : une telle reconstitution de la simultanéité au sein du souvenir est la condition cruciale d’un authentique apprentissage, c’est-à-dire l’assurance qu’à l’avenir, des signaux du même type en provenance du monde extérieur déclencheront une réaction intégrant l’ensemble des informations accumulées par un sujet au cours de son histoire. Lors de la ré-évocation d’une sensation dans la réminiscence, les souvenirs dont cette sensation est l’une des composantes se représenteront dans leur combinaison unique de sensations et de valeurs d’affect, constituant par leur combinaison ce qu’on pourrait appeler une humeur affective. Le caractère éminemment pavlovien de ce mécanisme n’aura pas échappé au lecteur.

Libet, quant à lui, souligne le rôle adaptatif du fait que le pouvoir décisionnel du sujet soit dans sa totalité d’origine inconsciente plutôt que consciente : « Étant donné l’existence dans le système nerveux d’un retard de plusieurs centaines de millisecondes avant qu’il puisse y avoir prise de conscience d’un événement mental », écrit-il, « il est manifestement hautement adaptatif que la plus grande partie ou la plupart de nos processus mentaux se déroulent de manière inconsciente, sans que doivent intervenir les processus neurologiques plus lents impliqués dans la prise de conscience » (Libet 1992 : 268). On aura relevé que le neurophysiologue écrit « la plus grande partie ou la plupart de nos processus mentaux se déroulent de manière inconsciente », alors que les conclusions de son expérimentation couvrent à première vue tous les cas envisageables. On verra plus loin que le problème se pose exactement dans les mêmes termes lorsqu’il s’agit de stimulations internes, comme il en va pour la parole et pour la pensée envisagée en tant que « parole intérieure ».

 

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Ce renversement de perspective quant au rôle joué par la conscience est bien entendu radical. Le remaniement nécessaire dans les représentations est du même ordre que celui qui saisit le dernier survivant de l’équipage dans le film 2001 : L’odyssée de l’espace, lorsqu’il comprend soudain que la mission a été confiée en réalité au vaisseau spatial et à son ordinateur obséquieux, et non à l’équipage humain – probablement jugé moins fiable par les concepteurs de la mission. En conséquence, de nombreux phénomènes courants, dont les mots de la langue nous offrent une interprétation psychologique spontanée, doivent être réinterprétés dans l’optique de leur fonctionnement réel : il faut réattribuer aux instances mentales leurs responsabilités effectives, et déterminer en particulier quelles sont les causes et quels sont les effets. Tout ne se révèle pas illusion pour autant : la conscience comme telle n’est pas une illusion, mais son pouvoir décisionnel en est une ; mon intention de prononcer une phrase au moment où je la dis est illusoire, mais mon intention d’aller à Santa Monica, le mardi 4, est bien réelle. Et ainsi de suite.

Pour faciliter cette retraduction, je vais – à l’instar de Confucius – proposer une « rectification des noms ». J’ai utilisé il y a quelques paragraphes, le mot imagination pour désigner la « scène virtuelle » sur laquelle se déroule la réminiscence. Puisque c’est sur cette même scène que viennent s’afficher – avec le retard mentionné d’une demi-seconde – les percepts, il n’y aurait pas grand dommage à écrire désormais « imagination » là où j’écrivais jusqu’ici conscience, et c’est ce que je ferai du coup la plupart du temps. De même, j’écrirai – sans m’en justifier davantage – « corps », là où j’écrivais jusqu’ici inconscient. On dira désormais, après rectification des noms : « En réalité, la prise de décision, la volonté, a été confiée au corps et non à l’imagination ».

L’avantage majeur que je vois dans ce changement de vocabulaire, c’est qu’il permet d’échapper plus aisément à certaines habitudes acquises avec la psychanalyse : celles, par exemple, d’un inconscient dont le rôle se cantonne à introduire des distorsions dans le champ de la conscience, semblable à l’effet qu’avait à l’école sur la limaille de fer l’aimant déplacé sous la feuille de papier. La conscience doit se concevoir désormais comme un cul-de-sac, le mot imagination, avec la connotation qui est la sienne d’évoquer un monde de fantaisie, rend la chose plus aisée.

 

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Il faut apprendre à réécrire autrement l’ensemble des scénarios où apparaissait la conscience dans son rôle traditionnel de chef d’orchestre. Dans Principes des systèmes intelligents (1990), j’avais introduit déjà pour la pensée un modèle de gradient qui évite les difficultés qu’entraînent avec elles les explications invoquant des causes finales, des finalités.

« Une goutte de pluie tombe au sommet d’une montagne. Petit à petit, jour après jour, elle se fraie un chemin vers la mer. Au début elle parcourt en une heure plusieurs kilomètres – se jouant de tous les obstacles – ensuite sa vitesse se ralentit jusqu’à friser parfois l’immobilité. Il lui arrivera de demeurer de nombreux mois au sein de la même surface d’eau, un lac par exemple. Pourtant – à moins qu’elle ne s’évapore en route – inéluctablement, un jour, elle atteindra l’océan. Toutes les gouttes de pluie et de temps immémoriaux, sont animées du même instinct infaillible qui leur permet en dépit de toutes les difficultés de rejoindre la mer. »

Une telle manière de présenter les choses est bien entendu ridicule : les gouttes de pluie ne sont nullement possédées par un instinct ; aucune délibération non plus ne préside à leur itinéraire : quelle que soit la complexité apparente de celui-ci, il est déterminé par un principe physique unique, celui de la gravitation qui fait qu’en chaque point et à chaque instant, la goutte adopte la direction qu’indique la pente la plus raide. « Vue d’avion », elle semblera peut-être habilement sauter des obstacles, hésiter quant à la direction à prendre, paraîtra se reposer, et que sais-je encore, mais ces apparences, nous le savons, sont trompeuses : la goutte suit le gradient de la plus grande pente, un point c’est tout. Le petit ru fera la grande rivière et au moment où la petite goutte de pluie qui d’abord ruissela sur le sol rejoint la mer, tout se sera passé comme si cette dernière l’avait appelée, depuis ce moment situé dans l’avenir où la jonction a enfin lieu. Or l’océan s’est contenté d’être là : il se fait simplement qu’il constitue ce que l’on trouve au point d’aboutissement d’un gradient, ce que l’on appelle en physique, un puits de potentiel.

Ce modèle en gradient permet-il de remplacer le modèle classique du comportement humain en terme d’intentionnalité ? Certainement : il permet de se dispenser de toute notion de projection en avant, d’une quelconque tension qui nous guiderait vers un but (Jorion 1990 : 91-96 ; 1994a : 94-98 ; 1997a : 3-4). S’il s’agit d’un simple déplacement selon la plus grande pente débouchant sur la relaxation qui s’opère lorsqu’est atteint un puits de potentiel, cela suffit à priver la conscience de la fonction la plus ambitieuse que nous lui attribuons ordinairement : de se diriger de manière délibérée vers des buts qu’elle s’est préalablement assignés, et cela – notons-le – indépendamment de toutes preuves expérimentales telles celles qu’apporte Libet.

Lorsque le chaland dit qu’il a « le regard attiré » par telle ou telle vitrine de la rue marchande, sa manière de s’exprimer reflète de manière très juste le mécanisme à l’œuvre. Le sujet, sa mémoire, ainsi que son environnement physique constituent conjointement un univers de possibilités, à l’intérieur duquel son comportement dessine un trajet vers le point le plus bas, celui qui correspond à sa satisfaction, à l’annulation provisoire d’un manque ressenti. L’expression « le regard attiré » établit le constat de l’existence de cette logique de gradient où nous, sujets humains, nous laissons capturer – comme le badaud est capturé machinalement par les vitrines de la rue où il déambule – par la pente la plus raide de l’espace de configuration que constitue le double système complémentaire de nous-même et du monde qui nous entoure.

 

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L’originalité de l’homme par rapport aux autres animaux réside dans l’usage qu’il fait des mots dans la parole et dans la pensée. Le mot prononcé dans la parole est une sensation perçue par l’oreille, le mot écrit est une sensation perçue par l’œil. Comme toute sensation, le mot est susceptible d’être éprouvé simultanément avec d’autres et d’être à ce titre enregistré dans la mémoire comme souvenir. De même, comme toute sensation, le mot peut évoquer de manière différée dans l’imagination les autres sensations auxquelles il est associé au sein de souvenirs particuliers. L’enchaînement des mots et des sensations d’origine perceptuelle qui leur sont associés par la remémoration dans l’imagination, est l’un des éléments constitutifs de ce que nous appelons la pensée.

Les mots sont échangés par les êtres humains entre eux. La parole de l’un engendre la réminiscence de l’autre. En prononçant un mot, ou en l’écrivant, un sujet impose automatiquement à un autre sujet à qui il parle, ou à qui il écrit, d’enchaîner dans sa propre imagination les souvenirs auxquels ces mots sont associés pour lui (Ockham et Guillaume de Saxe tiennent qu’« un signe est tout ce qui peut rappeler à une personne quelque chose qu’elle sait déjà » – Moody 1953 : 18). Ainsi en dialoguant, en échangeant des mots, les êtres humains sont capables d’évoquer mutuellement leurs souvenirs respectifs. Mieux, comme leurs conversations sont en soi matière à souvenirs, ils s’en constituent par le dialogue de nouveaux qui leur seront communs : autrement dit, par le dialogue ils se construisent une partie commune à leur mémoire.

Le dialogue est donc un processus automatique : l’évocation du souvenir par l’un des interlocuteurs engendre la réminiscence de l’autre. La conversation s’épuise puis s’éteint quand le souvenir de l’un n’appelle plus la réminiscence de l’autre. S’ils en ont la liberté alors, ils se quittent. Mais si le temps de l’un appartient à l’autre en raison d’un rapport de force existant entre eux, alors le premier est obligé de rester et sa présence prolongée le condamne à stocker dans sa propre mémoire ce qui n’était jusque-là que les souvenirs du second. Sa mémoire a été annexée par celle d’un autre et en est désormais le prolongement : il lui est, selon l’expression consacrée par la philosophie, « aliéné ».

Les Grecs les premiers se sont rendus compte que l’on pouvait imposer sa mémoire à autrui donc l’aliéner, sans recourir à la force, sans même tirer parti d’un rapport de force pré-existant. La manière dont les souvenirs sont connectés permet à la remémoration de les parcourir selon de multiples trajets, mais si celui qui parle évoque ses souvenirs dans un ordre spécial, alors ces choses qu’il sait deviendront automatiquement le savoir de celui qui l’écoute. Cette magie qui permet à quelqu’un d’imposer sa mémoire à un autre sans que celui-ci se sente violenté, c’est la conviction ; les Grecs ont comparé ce pouvoir à celui d’une drogue qui altère l’état de conscience, et l’ont appelée pharmakon. Aristote fut le premier à codifier l’ordre dans lequel il convient d’évoquer ses souvenirs pour les imposer à la mémoire d’autrui, pour « gagner son cœur », pour emporter sa conviction. La manière de procéder si l’on part de principes certains, il l’appela analytique ; si l’on part de principes simplement plausibles, il l’appela dialectique.

La méthode selon laquelle des mots sont prononcés d’une manière qui ne soit pas une pure et simple remémoration « en vrac » : ce que je viens d’appeler « évoquer ses souvenirs dans un ordre spécial », c’est ce qu’on nomme habituellement la « raison », et c’est avec la simple réminiscence, le deuxième mode de la pensée. Evoquer sa pensée dans un ordre précis, c’est raisonner, et le souvenir qui en lie deux autres, c’est la raison qui lie le dernier au premier (classiquement, chez Aristote, la raison c’est le terme moyen du syllogisme, celui qui s’élimine dans la conclusion pour laisser seuls en présence les deux extrêmes, entre lesquels se trouve du coup établie, une relation qui ne préexistait pas au syllogisme ; en mathématiques anciennes, la raison, c’est bien entendu la moyenne arithmétique ou géométrique – entre deux termes ; voir Jorion 1996 : 281).

Dans la nouvelle perspective ouverte ici, cette évocation dans un ordre précis n’est pas pour autant délibérée, elle suit elle aussi un gradient qui se trouve dans ce cas-ci contraint selon l’ordonnancement qu’Aristote codifia sous le nom de syllogisme. C’est selon que la pensée aboutit à tel endroit ou à tel autre au sein des mémoires que la pente génère du syllogisme ou de la connexion simple – apparentée à l’association libre (Jorion 1990a : 52-54). C’est la culture au sein de laquelle on se trouve qui propose ici des plages où les notions sont emboîtées par une relation d’inclusion des unes dans les autres et là des plages où elles ne sont connectées que par des identités de nature, des ressemblances ou des proximités dans le temps et dans l’espace (Jorion 1989).

Le noyau absolu de chaque sujet humain c’est ce que la métapsychologie lacanienne définit comme son fantasme : le « filtre » constitué par l’ensemble de ce que j’ai appelé dans Principes des systèmes intelligents, les « noyaux de croyance » (Jorion 1990a : 64, 66, 138), les inscriptions premières accompagnées des valeurs d’affect initiales, celles qui furent contemporaines de cette inscription. Quand le métabolisme se dégrade comme dans l’agonie, le dernier signifiant accessible est logiquement celui de la première inscription : « Maman ». Il n’est pas étonnant non plus qu’apparaisse visuellement au moment de la mort l’image d’un tunnel au bout duquel se trouve une lumière, image qui n’est autre que la réminiscence du souvenir visuel « primal » : une lumière – la première vécue – au bout d’un tunnel.

La vérité d’une conversation se développe comme la frontière complexe (fractale) des deux bassins attracteurs que constituent les fantasmes des interlocuteurs. Dans mon ouvrage intitulé Le prix (2010) j’explique comment le prix se constitue d’une manière identique à celle qui préside à la formation de la vérité : les deux phénomènes relèvent de la même interprétation parce que leur structure est isomorphe ; la seule différence entre eux, c’est que la vérité s’exprime sur le mode du mot et le prix sur le mode du nombre. Si l’on parle de la vérité on évoque du fait même quelque chose qui fonctionne comme le prix des échanges entre deux interlocuteurs et si l’on parle du prix on évoque quelque chose qui fonctionne comme la vérité des relations humaines. On pourrait dire de manière lapidaire que le prix est la vérité des choses humaines exprimée en nombres et la vérité, le prix des choses humaines exprimé en mots.

 

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C’est Freud qui le premier observa que sans une dynamique d’affect pour provoquer la remémoration, la mémoire ne serait qu’un réseau statique qui demeurerait sans expression extérieure. Aux mots est attachée une valeur d’affect qui rayonne sur ceux qui leur sont directement connectés. Ces valeurs sont en perpétuelle variation : il faut imaginer le tissu de la mémoire associé à des valeurs d’affect comme la surface de l’océan par grand vent.

Quand nous sommes éveillés, la pensée parcourt le réseau des traces mnésiques selon une dynamique déterminée par l’affect : c’est lui qui canalise, qui décide à certaines bifurcations que la pensée prendra tel branchement plutôt que tel autre. En fait, les valeurs d’affect déterminent le gradient : ce sont elles qui définissent ce qui est localement « la pente la plus raide ».

J’ai donné des exemples dans Principes des systèmes intelligents de soucis qui encouragent, qui guident l’association libre des mots vers eux de manière insistante, toujours renouvelée, à tout moment de la journée : « se souvenir d’acheter du beurre », « le rappel d’impôt aussitôt démenti », etc. (1990a : 75-76). Le souci est un puits de potentiel auquel nous ne pouvons rien faire, il appelle l’association libre vers lui.

L’intention peut être envisagée comme un « souci » d’un type particulier. Aussitôt que l’intention est présente, dès que le projet existe, par exemple la création d’un objet – et quelle que soit la manière dont ce souci s’est imposé – le but à atteindre agit de fait comme un puits de potentiel, encore qu’il n’ait comme réalité que celle, virtuelle, d’un aboutissement : le chemin vers lui est encore à construire, et au « coup par coup », avec la succession de choix que détermine le relief du paysage mnésique, et non d’un seul tenant.

Wittgenstein s’est souvent interrogé quant à la nature de l’intention. Il se demande par exemple, « « J’ai l’intention de partir demain » – Quand as-tu cette intention ? Tout le temps : ou de manière intermittente ? » (Wittgenstein 1967 : 10). La réponse à sa question est en réalité « tout le temps dans le corps et de manière intermittente dans l’imagination ».

Au moment où est fixé le rendez-vous de Santa Monica pour le 4, une anxiété est attachée à l’intention d’y être et d’y être ponctuellement. Tous les mots, toutes les expressions liées à cet événement sont désormais affectés de cette anxiété : le nom du lieu, « Santa Monica », le nom de la personne, « Debbie » ou « Deborah », la date, « le 4 novembre », le jour de la semaine, « mardi », etc. Chaque fois que reviendra sur la scène de l’imagination quoi que ce soit qui, par association, rappelle l’une de ces étiquettes, l’« intention » de me rendre à ce rendez-vous sera réactivée.

À moins que n’existent des buts intermédiaires, des tâches intermédiaires à accomplir, jusqu’au jour dit, l’anxiété ressentie à chaque évocation du but à atteindre sera minime : il ne s’agira de rien de plus que de simples rappels du rendez-vous à venir. « Ah oui, j’ai rendez-vous à Santa Monica, avec Debbie, le mardi 4 novembre ». Le jour venu, interviendra une nouvelle association « 4 novembre » / « aujourd’hui », le niveau d’anxiété sera alors beaucoup plus élevé et – pareil à la petite goutte de pluie qui en chaque point choisit la pente la plus raide –, moi aussi à chaque point du temps et de l’espace je choisirai la direction la plus susceptible de faire baisser mon souci et de la quantité la plus grande possible.

 

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Mais tout cela, ce ne sont que des constatations de bon sens. Où vient se situer alors dans la parole le mécanisme de « backward referral », d’assignation rétrospective, mis en évidence par Benjamin Libet ? Il faut supposer que dans ce cas-ci aussi, le sentiment d’une intention qui se réalise, découle de cette réassignation. Mesurée en temps réel, ma prise de conscience de ce que je viens de dire, doit suivre avec la demi-seconde de retard constatée dans tous les autres cas. L’on n’a donc pas matériellement le temps d’« avoir l’intention de dire » tout ce que l’on dit effectivement dans le feu de l’action d’une conversation ou d’un discours quelconque, c’est-à-dire qu’une fois lancée sur sa pente, la parole se poursuit jusqu’à extinction, relaxation, à savoir jusqu’à ce que le gradient d’affect vienne mourir dans un puits de potentiel. Dans la conversation, c’est le discours de l’autre qui, mettant mon affect en émoi, relance le processus, à savoir crée un nouveau gradient.

Or, et la chose va de soi, on ne s’arrête pas de penser quand on s’arrête de parler.

« Socrate : Appelles-tu penser ce que j’appelle penser ?

Thééthète : Dis-moi ce que c’est.

Socrate : Le discours (logos) que l’âme se tient à elle-même sur ce qu’elle voit. Il me semble que, lorsqu’elle pense, elle ne fait rien d’autre que converser, poser des questions et proposer des réponses, affirmant et niant. Lorsqu’elle se fixe et ne met plus en doute, nous appelons cela « opinion » (doxa). Donc ce que j’appelle se former une opinion c’est discourir (légein) et l’opinion, c’est la parole que l’on énonce non pour quelqu’un d’autre ou tout haut (phonè) mais en silence pour soi-même. »

(Platon, Thééthète, 189E – 190A, d’après la traduction de J. Burnet, in Kneale & Kneale [1962] 1986 : 17-18).

On s’entend parler quand on parle, mais on s’entend parler tout aussi bien quand on se contente de penser. Allons plus loin : si ce que l’on dit, on n’a jamais eu « l’intention de le dire », alors ce que l’on dit, on l’apprend seulement – comme quiconque – au moment où on se l’entend dire. Merleau-Ponty écrivait, « … mes paroles me surprennent moi-même et m’enseignent ma pensée […] Exprimer, pour le sujet parlant, c’est prendre conscience ; il n’exprime pas seulement pour les autres, il exprime pour savoir lui-même ce qu’il vise […] Nous-mêmes qui parlons ne savons pas nécessairement ce que nous exprimons mieux que ceux qui nous écoutent » (Merleau-Ponty [1951] 1960 : 111, 113, 114). Et si l’on s’entend dire ce que l’on dit soi-même, alors ce qui est entendu nous met en émoi au même titre que ce que l’on entend dire par autrui.

Qu’est-ce que cela implique ? Cela implique la chose suivante : notre discours (aussi bien intérieur qu’extérieur) au moment où il est entendu, modifie notre affect, c’est-à-dire modifie le profil du gradient d’affect qui sous-tend notre discours alors même que celui-ci est en train de se dérouler. Il y a rétroaction (feedback), effet en boucle, et comme pour tout effet en boucle – effet cybernétique – la dynamique se nourrit du léger retard qui existe entre le « me l’entendre dire » et « me mettre en émoi ».

Le « backward referral », l’assignation rétrospective, intervient là, de la même manière que dans tout autre type de perception, dans la parole et dans le dialogue intérieur propre à certains processus de pensée, donnant lieu à une boucle de rétroaction permettant à la dynamique d’affect sous-tendant un univers de signifiants stockés comme traces mnésiques de s’auto-entretenir jusqu’à ce qu’une relaxation intervienne du fait même que des phrases sont produites, qu’un discours est généré, jusqu’au moment où il s’interrompt parce qu’il n’y a « plus rien à dire ».

 

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Parce que le mécanisme de la parole est en réalité bien plus proche de nos conceptualisations que celui des actes moteurs, c’est d’avoir analysé la manière dont se déroule la rétroaction pour la parole qui va nous permettre dans un deuxième temps de comprendre la manière dont l’affect opère le contrôle du comportement.

L’affect stocké en mémoire, associé à un souvenir, est un paquet de signaux hormonaux, c’est-à-dire, un ensemble d’instructions adressées au corps en vue d’un passage à l’acte. Les percepts actuels déclenchent la remémoration de souvenirs auxquels ces percepts sont déjà associés. Toute l’information pertinente dont dispose le sujet quant à la situation existante est ainsi réactivée et en particulier l’affect lié. Le premier souvenir évoqué peut en appeler d’autres à sa suite, selon la ligne de pertinence décroissante qui s’observe aussi dans l’association libre.

L’humeur éprouvée est la résultante de l’affichage dans la conscience de résidus hormonaux et de signaux générés en réponse, soit à des percepts actuels, soit à des souvenirs remémorés induits par ceux-ci. Les pôles émotionnels de la peur et de la colère correspondent respectivement aux dispositions à l’action polaires que sont la soumission et l’agression. Ces émotions génèrent par rétroaction (feedback), et avec la demi-seconde de retard observée empiriquement par rapport à l’enregistrement des percepts, une réaction hormonale qui constitue le contexte au sein duquel le bilan soumission / agression s’évalue, et se concrétise en actes concordants. La perception est bien entendu continue, tout comme d’ailleurs, l’évaluation décalée d’une demi-seconde et l’input que celle-ci génère à son tour.

La combinaison des valeurs d’affect constitue une humeur affective, le bilan de celle-ci déclenche un comportement se situant sur le continuum entre d’une part l’agression et la fuite, et d’autre part la soumission. Avec le décalage constaté expérimentalement d’une demi-seconde, le résultat de ce comportement vient s’afficher dans le « regard » de la conscience : ces nouveaux percepts déclenchent de nouvelles réminiscences, qui produisent à leur tour une nouvelle combinaison de valeurs d’affect, débouchant sur un nouveau bilan ouvert sur l’action, et ainsi de suite.

Le corps mesure le rapport de force existant entre lui et les conditions prédominantes de l’univers qui l’entoure. La peur correspond à une évaluation dont le bilan est négatif ; la colère, à une évaluation au résultat positif. L’émotion ressentie reflète l’écart entre l’humeur hormonale qui correspond à la réponse jugée appropriée par le corps et sa capacité effective de réponse à l’instant présent.

La peur ne constitue donc pas, comme le veut une conception traditionnelle, une interférence de l’émotion avec le comportement moteur, elle est au contraire la mesure adéquate de l’effort qui devra être déployé dans la fuite. Quand la peur a disparu, c’est que je suis prêt. De même, la colère est la mesure de l’avantage immédiat que le corps peut tirer d’un rapport de force qui lui est, dans ce cas-ci, favorable.

La clef du rôle joué par l’affect dans le comportement moteur est donc celle-ci : le comportement actuel du corps est communiqué à la conscience avec un léger retard ; cet affichage-même – dont la simultanéité des percepts est garantie par le mécanisme de l’assignation rétrospective – déclenche une évaluation du rapport de force corps / monde, débouchant sur des corrections de type « fuite en avant » ou « fuite en arrière » (le sens de ces corrections est vécu comme émotion, sur un continuum qui s’étend de la peur à la colère) : comme dans la parole, le paysage de l’espace de configuration du double système complémentaire que nous constituons avec le monde qui nous entoure, se modifie alors même que le processus est en train de se dérouler. Les actes posés conduisent donc à redéfinir à partir d’eux ce qui se passera ensuite, assurant de cette manière un contrôle effectif.

C’st cette observation banale qu’un contrôle effectif a lieu qui nous renforce dans la croyance spontanée (et endossée par la culture) que la conscience joue un rôle décisionnel à partir des buts qu’elle s’assigne. La conscience joue bien un rôle dans le processus de prise de décision, mais en tant que simple rouage dans l’affichage réglant la dynamique d’affect. C’est cette dernière qui assure en réalité l’entièreté de la prise de décision, faisant de celle-ci un processus exclusivement inconscient.

Le discours que la conscience se tient à elle-même, la parole intérieure, est sans impact direct sur notre comportement : elle n’est porteuse d’aucune intentionnalité réelle qui se concrétiserait dans nos actes. L’intentionnalité est un artefact généré par une rationalisation a posteriori, qu’on pourrait appeler au « premier degré » : seuls existent des soucis. L’impact indirect de notre parole intérieure n’est toutefois pas négligeable puisqu’elle agit sur notre propre dynamique d’affect. Quant à notre parole « extérieure », elle influence la dynamique d’affect de nos interlocuteurs – quel que soit le degré de méprise quant à nos propres motifs que nous entretenions et que notre discours véhicule automatiquement : nos interlocuteurs, eux, y trouveront en effet toujours matière à jauger le rapport de force existant entre nous – non pas au niveau de l’interprétation consciente, mais à celui où nos dynamiques d’affect respectives dialoguent entre elles « de gré à gré » et à l’insu de notre conscience.

En conséquence, ce n’est que rétrospectivement que nous découvrons dans notre propre comportement passé, et par une rationalisation au « second degré » cette fois, des buts intermédiaires que nous aurions visés. En réalité il n’a jamais existé que du coup par coup : une progression qui suit un gradient de descente dans un paysage de potentialités et qui vient combler un souci plutôt que réaliser un but.

 

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Prenons l’exemple de ce que l’on appelle l’éduction. L’éduction est censée être une sorte de « répétition générale » que peut opérer le corps avant que n’ait lieu un acte physique « volontaire ». Supposons que je doive franchir un fossé. Deux cas sont possibles : je saute « sans devoir me concentrer », je saute « en devant me concentrer ».

Si je saute sans devoir me concentrer, mon corps saute et informe mon imagination du saut qui vient d’avoir lieu. Par assignation rétrospective le saut et la prise de conscience que j’en ai apparaissent simultanés à mon imagination et je n’ai aucun mal à reconstruire ce qui s’est passé comme une « décision de sauter » suivie d’un « saut ».

Si au contraire je saute en devant me concentrer, il y a éduction. L’éduction est vécue par la conscience comme une sorte de « répétition » mentale : je me concentre, et mon corps « répète » « mentalement » l’acte à accomplir jusqu’à ce qu’il soit « prêt ». Une fois prêt, je saute.

Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire dans la nouvelle perspective ouverte par les expériences de Libet et complétée par notre réflexion théorique ? Il faut une fois encore, dans ce second cas comme dans le cas précédent, qu’en fin de compte l’explication fasse intervenir dans un premier temps mon corps qui saute, et dans un second temps, mon imagination qui en est informée.

Je suis au bord du fossé, « sur le point de sauter », mais je ne saute pas encore. Mon corps est « sur le point de sauter », les signaux annonciateurs du saut parviennent à mon imagination comme « répétition mentale ». Laquelle se remémore d’un bloc un paquet de souvenirs associés au fait de sauter dans des situations similaires. Par exemple que je rate son coup et me casse la figure au fond du fossé, et ces évocations suffisent à paralyser mon corps provisoirement. Le niveau d’adrénaline augmente dans mon sang et modifie mon humeur affective, ma « confiance en moi », jusqu’à ce que les souvenirs évoqués sur le théâtre de l’imagination soient désormais ceux du saut réussi, et du triomphe qui l’accompagne comme sa récompense. La paralysie du corps par la réminiscence s’interrompt et le corps saute. L’imagination est informée de l’acte posé par le corps : par assignation rétrospective le déroulement des faits est reconstruit comme « je me suis concentré, et lorsque j’ai été prêt, j’ai sauté ».

Si l’acte à accomplir est difficile, il est possible que l’imagination constitue en soi un obstacle en continuant d’associer les signaux en provenance du corps avec une représentation de l’échec. Ce qu’il faut obtenir dans ce cas-là, c’est, comme tout athlète le sait, de « faire le vide dans sa tête » ; autrement dit, qu’il ne se passe rien sur la scène virtuelle de l’imagination.

– Comment fait-on pratiquement pour « faire le vide dans sa tête » ?

– On se concentre… on cesse de réfléchir et on … fait le vide dans sa tête…

Bien entendu non, l’explication est incohérente : les vieilles manières de s’exprimer sont difficiles à perdre car la langue tout entière participe de cette représentation spontanée qui fait de la conscience un organe décisionnel. Tout comme on le verra pour l’attention, « se concentrer » désigne probablement une qualité accidentelle plutôt qu’un processus. Tout simplement, que la scène de l’imagination où viennent se représenter les réminiscences, soit déserte.

L’expérience courante nous le rappelle : si je « réfléchis » soudain au fait que je suis en train de dévaler l’escalier à vive allure – c’est-à-dire, si je m’en fais une représentation dans l’imagination – je suis presque certain de me casser le cou, l’émotion associée à la représentation interférant avec l’acte en cours.

Autrement dit, l’éduction, ce n’est nullement une « répétition mentale » opérée par la conscience, c’est plus simplement la conscience informée des hésitations du corps. La peur peut provoquer la paralysie : si la tendance à la fuite contrebalance exactement la tendance à affronter le danger, un équilibre provisoire s’installe dans l’inaction. L’affect accompagne la réminiscence, laquelle est convoquée dans l’imagination par la perception de la situation périlleuse. Le vertige, entend-on dire parfois, « c’est la tentation de sauter dans le vide ». C’est plus probablement la paralysie qui saisit le corps quand l’affect, engendré par la représentation imaginaire de la chute, vient inhiber la réaction plus saine du corps de presser le pas pour se mettre à l’abri du danger. Le fait que l’on se représente la chute a pu faire penser à tort que l’on est tenté par elle. La sueur qui perle alors dans la paume des mains constitue la préparation salutaire du corps à l’éventualité de devoir s’agripper à un objet quelconque qui permettra de prévenir, ou du moins d’interrompre la chute.

 

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Les processus décisionnels portant sur des actes moteurs sont donc de deux types : ceux que l’on appelle traditionnellement « volontaires » et ceux que l’on appelle « involontaires ». Ces derniers ne donnent pas lieu à « prise de conscience », la conscience n’en est pas informée : les battements de mon cœur me passent en général inaperçus, ce n’est que quand le cœur bat la chamade, induisant des vibrations que d’autres récepteurs enregistrent, que je prends conscience de ces battements. Il en va à l’inverse pour les actes « volontaires », la conscience en est informée a posteriori, mais avec une assignation rétrospective qui leurre la conscience et la conduit à concevoir le déclenchement de l’acte et sa prise de conscience comme synchrones et à s’imaginer du coup comme étant la source de l’intention qui s’est réalisée dans l’acte.

Dans l’acte réflexe, la main a, par exemple, été retirée précipitamment après contact avec l’objet brûlant – la conscience enregistre ici le mouvement du corps comme ayant eu lieu, mais sans entretenir l’illusion d’une intention qui aurait présidé au passage à l’acte. L’acte réflexe ne vient s’inscrire dans le regard du moment présent, subjectivement vécu, qu’en extériorité ; la conscience en est informée a posteriori mais de manière purement passive, sans qu’elle se suppose une responsabilité dans sa réalisation. Et cela, parce que la prise de décision a eu lieu ici très en amont, prévenant une coïncidence dans le temps – « reconstruite » par l’assignation rétrospective – de l’acte et de sa prise de conscience, et privant ainsi la conscience de l’illusion d’une intentionnalité. Dans un cas comme celui-ci, de la main qui se brûle, il n’existe pour le corps aucun bénéfice à mobiliser l’expérience enregistrée dans le souvenir et accessible par la remémoration : se brûler lui est néfaste, cela, il le sait, et sans apprentissage.

Comme je le signalais déjà au passage plus haut, le titre d’actes « volontaires » se révèle du coup usurpé : si le mot « volonté » désigne le pouvoir dont dispose la conscience d’être à l’origine d’actes moteurs, alors les travaux de Libet établissent désormais que la volonté est illusoire, la conscience étant privée d’un tel pouvoir. Aucun acte ne devrait dorénavant être caractérisé ni comme « volontaire », ni comme « involontaire », puisqu’il s’avère qu’aucun acte quel qu’il soit ne résulte de l’exercice de la volonté. Seule demeure pertinente la distinction entre les deux types d’actes, ci-devant « volontaires » et ci-devant « involontaires », mais la différence entre eux se réduit à ceci : que les premiers entretiennent chez un sujet l’illusion d’une instance telle que la volonté, c’est-à-dire encouragent la conscience à se supposer un pouvoir décisionnel, tandis que les derniers, passant inaperçus de la conscience, sont considérés a priori comme en dehors de sa juridiction.

Notons aussi que lorsque l’acte moteur « volontaire » est devenu un automatisme, la conscience cesse d’être toujours informée de son accomplissement. « Où ai-je mis mes clefs ? », « Ai-je bien éteint la lumière avant de sortir ? », je n’en sais fichtre rien : mettre mes clefs dans ma poche ou éteindre la lumière sont des automatismes, c’est-à-dire des actes « volontaires » qui ne s’affichent plus que rarement dans le regard de la conscience. L’attention est alors le nom d’une qualité supposée au sujet lorsqu’il pose un acte « volontaire » qui s’affiche à la conscience : on dit, « J’ai changé la roue, puis j’ai roulé en faisant très attention » ; lorsque cet acte « volontaire » est un automatisme et que sa réalisation ne s’affiche pas dans la conscience, l’attention est inversement censée faire défaut : on dit, « Quand le pneu a éclaté, on bavardait, je ne faisais pas attention à la route ».

Comme dans le cas de l’acte réflexe mentionné plus haut, l’acte moteur « volontaire » devenu un automatisme, n’a plus besoin d’une évaluation de la réponse hormonale adéquate : le corps sait ce qu’il a à faire. Du coup, le comportement a lieu dans de meilleures conditions si l’imagination fait défaut : l’acte « volontaire » devenu automatisme ne bénéficie plus de la réminiscence. Toute modification de l’équilibre hormonal comme effet en retour de l’imagination est ici parasite : la représentation imaginaire interférerait tout bonnement avec l’acte en train de se dérouler, comme dans le cas mentionné plus haut de la volée d’escalier qu’on déboule.

Pas plus que la volonté donc, l’attention n’est une faculté, sa présence ou son absence sont purement phénoménologiques : signalant simplement l’affichage dans la conscience du type d’acte susceptible – dans certaines circonstances – d’un tel affichage. Ce qui manque en particulier quand « l’attention est absente », c’est la capacité à rationaliser, à se tenir un discours de type parole intérieure comme commentaire sur les événements en cours ; en général, l’inconscient, le corps, demeure parfaitement au courant de la localisation des clefs « perdues » pour la conscience et les retrouve sans difficulté dès que l’« on cesse d’y penser », aussitôt en fait que les automatismes recouvrent leur empire.

Ces remarques n’interdisent pas, bien entendu, de continuer d’utiliser des mots tels intentionattentionconcentration ou volonté dans leur usage phénoménologique. Il y aura toujours des personnes « capables d’attention » et d’autres faisant « preuve de volonté », il y aura toujours des actes « posés d’intention délibérée » même si l’attention, la volonté, la concentration, ou l’intention en tant que facultés ou dispositions mentales n’existent pas. Ce à quoi il est fait référence par ces expressions, c’est à la qualité d’un comportement, quant à sa continuité, sa cohérence, l’absence d’auto-contradiction, etc. Il faut se départir cependant du réflexe de lire dans ces qualités l’aboutissement de l’exercice d’une faculté.

 

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Le langage propre aux êtres humains leur permet d’assurer la satisfaction de leurs besoins et pulsions par le truchement de la parole seule : en demandant à quelqu’un. Avant que le langage n’existe, l’animal doit s’y prendre de manière directe : par le truchement de scénarios fondés probablement entièrement sur des associations de percepts et d’affects, et ancrés avant tout apprentissage possible dans ces quelques « scripts » de base qu’on a coutume d’appeler instincts. Quant à nous, êtres humains, nous ne savons plus ce que c’était que ressentir un besoin à l’époque où n’existait pas encore la parole intérieure qui dit « Tiens, j’ai faim ! ».

La prévalence des concepts dans la langue, ainsi que l’absence pour la plupart d’un significat ayant une existence dans le monde sensible, implique que le signifié d’un signifiant est généralement un autre signifiant plutôt qu’un significat. Cela veut-il dire que l’avènement du langage chez l’homme a réduit la portée de la perception par les organes des sens pour la survie ? Le fait que le concept puisse s’enchaîner au concept restreint-il le rôle des percepts d’origine externe à être uniquement – selon l’heureuse expression de Lacan – des « points de capiton » ? Oui, dans une certaine mesure, ne serait-ce que parce que certains besoins et pulsions sont satisfaits précisément par des phrases prononcées (« Je t’aime », par exemple). Pour le reste, il semble bien que le corps puisse se passer de mots mais l’imagination non, et qu’ils vivent dès lors des vies partiellement disjointes.

Ce que la conscience perçoit du monde, le monde extérieur à la peau du sujet parlant, c’est avant tout « ce que les mots en disent », le reste étant à la charge du corps qui, lui, ne nous informe de ce qu’il fait qu’à l’occasion. L’imagination se nourrit désormais d’un matériau avant tout lié au stockage des mots dans la mémoire : du coup, la conscience « voit » à travers la grille du concept ; le corps, pendant ce temps là, tout occupé à une autre affaire – le mammifère que nous sommes – , nous maintient en vie. C’est lui, par exemple, qui donne un grand coup de volant pour éviter le coyote qui traverse la route, pendant que moi je bavarde, ou plutôt – car c’est bien de cela qu’il s’agit, et dans tous les cas – pendant que « je m’écoute parler ».

Ce que la parole autorise, c’est la mise en scène dans l’imagination d’un univers absolument coupé de toute résonance physique immédiate : la possibilité pour tout locuteur et à tout moment de produire par des mots la représentation d’un univers fictif. Si j’invente de toutes pièces un conte de fées pour un enfant sur le point de s’endormir, il s’agit bien d’une réaction à un environnement physique : il existe effectivement un rapport causal entre l’enfant et la production de mon récit. Mais cette relation physique se cantonne au rapport contextuel entre le genre narratif mobilisé et la situation culturelle de l’enfant à l’heure du coucher. Il n’y a en aucune manière de correspondance entre cette situation et le contenu narratif lui-même : entre moi assis sur le bord du petit lit et les dragons et enchanteurs qui peuplent mon histoire. En conséquence, le contenu du récit est privé de toute déixis, de toute « monstration », il est imaginaire au sens où il se déroule entièrement dans l’imagination, et ne reflète en rien les circonstances physiques du narrateur.

Autrement dit, le langage permet à l’imagination de jouer entièrement sur le mode fictif, déconnectée de l’univers physique immédiat – alors que le corps, pendant ce temps là, comme l’on dit, « assure ». Dans un autre registre, le fait qu’une machine, en l’occurrence un ordinateur, puisse se passer complètement d’être en prise avec le monde physique qui l’entoure, et produise néanmoins par l’intermédiaire d’un logiciel une manipulation adéquate de suites de mots – suffisante en tout cas pour réaliser les fonctionnalités qui sont les siennes – vient conforter l’hypothèse qu’il pourrait en être de même pour les êtres humains : à savoir que le langage permet que le comportement du corps et le comportement verbal se développent en parallèle, et soient à la limite parfaitement orthogonaux : entièrement dissociés l’un de l’autre.

L’intellectuel incarne souvent une telle déconnexion sous une forme au moins partielle. L’image du « professeur distrait » en offre la caricature dans la représentation populaire : son corps fait une chose, sa parole intérieure en évoque une tout autre ; les interférences provoquées dans sa démarche par l’imagination et ses associations propres le conduisent parfois à se cogner à un réverbère (les érudits ajouteront, « en disant : « Pardon, Madame » »).

Le même clivage entre le comportement spatio-temporel et le comportement de type linguistique existe de fait à l’heure actuelle [En 1997, date de rédaction du texte, mais toujours d’actualité à l’époque de la publication du présent ouvrage] entre les domaines distincts de la robotique et de l’intelligence artificielle. Un pont entre les deux, qui autoriserait une authentique simulation du comportement humain dans sa totalité, exigerait que l’on mette en place un double système opérant selon le mécanisme mis au jour ici. À savoir : primo : l’équivalent d’une conscience identifiée à un regard où des percepts viennent s’afficher en temps réel, secundo l’équivalent d’une conscience générant un discours sur ce qu’elle perçoit du monde et du comportement du corps auquel elle est attachée (ce discours étant une rationalisation, c’est-à-dire un commentaire a posteriori et privé de tout accès aux motivations réelles de ce comportement), tertio l’équivalent d’une conscience qui génère des instructions constituant une disposition à l’action à partir de l’affect associé aux mots composant le discours qu’elle produit (la signification de ce dernier, et en particulier tout ce qu’il suppose quant à un pouvoir décisionnel de la conscience, étant elle sans conséquence, la conscience constituant à ce point de vue un cul-de-sac). Autrement dit – en termes plus techniques – il faudrait que les actions du robot s’affichent dans un regard, qu’elles génèrent à partir de cet endroit des associations de type linguistique, et que celles-ci produisent une combinaison de signaux qui, lorsqu’est atteint un seuil, déclenche une action, conduisant à la relaxation provisoire du système.

 

* * *

 

J’écrivais dans « Jean Pouillon et le mystère de la chambre chinoise », que « La parabole de la « chambre chinoise » vient conforter le projet d’une intelligence artificielle en mettant en scène quelqu’un – homme ou machine – qui bien que ne comprenant pas le chinois le parlerait aussi bien – sinon « plus correctement », ajouterait Pouillon – que quelqu’un d’autre qui en maîtriserait à la perfection la signification » (Jorion 1997b : 95).

Pouillon affirmait, dans le passage auquel je consacrais mon commentaire, « Je ne connais pas le sens des mots qu’ils emploient… Cette ignorance n’est nullement un handicap… … [elle me permet de] forger des phrases, souvent plus « correctes » que celles dont ont usé les orateurs et dont la structure grammaticale me garantit qu’elles peuvent avoir une signification. Laquelle ? Je ne sais pas… » (Pouillon 1993 : 155-157).

Ce qui fait défaut, dans l’exemple présenté par Pouillon, d’un sens qui s’est maintenu en dépit d’une signification des mots invoqués, vide à ses yeux, c’est l’imagination, laquelle est indispensable – comme nous l’avons vu – pour constituer chez un sujet parlant une dynamique d’affect qui s’autoalimente dans la parole, intérieure comme extérieure. Mais l’imagination est sans objet quand – comme ici – il s’agit simplement pour le sujet de rapporter les propos de quelqu’un d’autre, c’est-à-dire d’agir comme un simple écran sur lequel est projetée la dynamique d’affect d’autrui. En l’occurrence, l’imagination de Pouillon produirait ici une interférence, en important comme un effet parasite, l’affect lié aux événements de son histoire personnelle à laquelle les « coils », les « profilés longs », les « tôles quarto », sont étrangers, alors que ce qui compte seul, c’est le rendu fidèle – quel que soit le sens que quiconque pourra attribuer à la phrase.

Revenons-en alors à ces trois thèses qu’il m’avait semblé possible d’inférer déductivement du « Plaisir de ne pas comprendre » et de remarques incidentes sur des questions proches dans Temps et roman, thèses à propos desquelles j’affirmais qu’elles « présentent les signes évidents de l’absurdité » (Jorion 1997b : 96).

« primo, la connaissance des règles syntaxiques est essentielle à l’usage correct d’une langue,

secundo, la connaissance des règles sémantiques est, elle, indifférente à l’usage correct de cette langue » (ibid.).

En effet, le syntaxique ne parvient pas à l’imagination : il est du même ordre que l’acte ci-devant « involontaire » ; le sémantique, c’est au contraire ce qui y parvient : il est du même ordre que l’acte ci-devant « volontaire ». C’est ce contraste qui avait permis à certains Scolastiques, en particulier à Jean Buridan (1297-1361), d’affirmer que le syntaxique est privé de signification : il possède un sens mais qui n’est pas ce que nous appelons la signification, laquelle est précisément ce que le sémantique véhicule exclusivement. Le sens du syntaxique est entièrement traité en amont de la conscience, au niveau inconscient, par le corps – selon l’expression que j’ai utilisée dans ce texte –, c’est la partie aveugle, inaccessible du sens, celle qui nous oblige à des contorsions mentales quand nous essayons de définir – pour reprendre le vocabulaire scolastique – un syncatégorème tel « néanmoins ».

« tertio, Le sentiment intuitif de compréhension est, lui, indifférent à l’usage correct d’une langue » (ibid.)

La compréhension, c’est l’évocation par l’imagination, activant en même temps que les concepts évoqués, tous ceux qui leur sont liés (cf. Jorion 1990a : chapitre 9). Le contenu de cette représentation, c’est la signification, mais il existe une partie du sens qui est absente de la signification : tout ce qui est de l’ordre de la structure, de l’armature de la phrase ; la structure ne passe pas dans l’évocation, c’est ce que Freud observe à propos du rêve : que les effets syntaxiques doivent y être exprimés comme rébus, qu’ils doivent être évoqués de manière indirecte, sous une forme figurée, figurative . Autrement dit, on est forcé de reproduire la signification des syncatégorèmes à l’aide d’un montage de catégorèmes.

Ceci prouve que la production de phrases « correctes » peut effectivement avoir lieu sans que rien n’apparaisse sur la scène de l’imagination de celui qui les génère. D’où la réalité de l’effet constaté par Pouillon : il produit des « phrases souvent plus correctes » en confiant la tâche à son corps et en laissant son imagination vagabonder par ailleurs sur des objets conceptuels probablement « plus passionnants » que des « coils », des « profilés longs », des « tôles quarto », en restant lui-même, comme « à l’extérieur de la communication ».

 

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Au moment où j’ai suggéré une « rectification des noms » où le mot « inconscient » est remplacé par le mot « corps » et le mot « conscience » remplacé par le mot « imagination », certains lecteurs auront peut-être fait le pas suivant qui consiste à remplacer le mot « imagination » par le mot « âme ». Ce pas est minime et peut être posé maintenant sans objection majeure. On serait parti alors des concepts de la psychanalyse en termes de « conscient » et d’« inconscient » pour aboutir à la dichotomie « corps » et « âme », beaucoup plus ancienne, et correspondant à ce que j’ai appelé une « psychologie spontanée » inscrite dans la langue.

La seule différence, mais elle est essentielle, c’est qu’ici, on a affaire à un rapport inversé par rapport au schéma classique pour ce qu’il en va des responsabilités, de la prise de décision : ici, l’âme n’est pas aux commandes, c’est le corps ; l’âme lui est entièrement subordonnée.

Ce que la parabole de la chambre chinoise met en scène, c’est un prisonnier qui parle le chinois en ayant fait de la sémantique du chinois, – à son corps défendant – un simple élément de la syntaxe de la langue. Son corps parle chinois, et son âme n’en est nullement informée. Que fait-elle, son âme, pendant ce temps-là ? C’est difficile à dire. Cependant, si j’étais elle, je rêverais à m’échapper de la geôle. Je me fredonnerais peut-être le refrain d’une ballade de Johnny Cash aux accents sartriens : « The walls of a prison will never hold me… ». Cela dit, si le prisonnier de la chambre chinoise arrivait un jour à s’évader, ce serait son corps qui non seulement y serait parvenu, mais, comme nous le savons maintenant, en aurait aussi, en réalité, pris l’initiative et posé tous les gestes.

Cette conclusion à laquelle nous avons abouti n’exigeait pas – on l’aura peut-être noté – la vérification expérimentale dont Benjamin Libet est l’auteur (ce qui ne retire rien à son immense mérite) : il était possible d’y parvenir aussi bien de manière déductive à partir d’une réflexion sur la parole intérieure, et après avoir remplacé une logique en termes de causes finales par une autre en termes de gradient.

 

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Pourquoi deux mille cinq cents ans de réflexion se sont-ils révélés impuissants à remettre en cause le pouvoir décisionnel de la conscience ? Il me semble qu’il y a, sur cette question, quelque chose de l’ordre du préjugé, de ce qui ne se modifie qu’en tout dernier recours dans l’organisation conceptuelle (ce que j’ai appelé ailleurs noyau de croyance), quelque chose de l’ordre d’un tabou.

L’histoire des sciences nous est peut-être ici d’un certain secours. Lorsque Max Planck pose les jalons de la mécanique quantique, il nous est aisément loisible d’énumérer ses prédécesseurs : il bâtit sur les fondations posées par Clausius, Maxwell et Boltzmann. Lorsque Darwin met au point sa théorie de l’évolution des espèces ou lorsque Freud développe la métapsychologie freudienne, on aurait au contraire bien du mal à déterminer leurs prédécesseurs (l’œuvre parallèle de Wallace est contemporaine de celle de Darwin). On peut toutefois leur trouver ici et là dans l’histoire (et parfois quelques années auparavant seulement), des précurseurs, des penseurs qui exprimèrent des vues où l’on retrouve en germe, sous forme ébauchée et le plus souvent d’idée isolée, ce qui ne prendra tout son sens que dans la théorie complète que Darwin ou Freud développèrent ensuite. Lorsque des prédécesseurs existent, comme c’est le cas pour Planck, la quête de précurseurs apparaîtrait bien vaine puisqu’une ligne continue de prédécesseurs conduirait jusqu’à eux.

Qu’est-ce qui distingue alors les découvertes de Darwin ou de Freud, sinon leur réelle nouveauté ? « Qu’elles ne constituent pas des théories à proprement parler » disent aujourd’hui certains, « du fait qu’elles ne sont pas falsifiables, qu’elles ne se prêtent pas à la contre-épreuve ». L’argument est sans mérite : leurs théories sont falsifiables, au même titre que le Big bang par exemple, même si cela exigerait davantage d’argumentation discursive que de recours à la vérification expérimentale pure. Ce qui distingue leurs constructions, c’est qu’il est difficile, au sens de « dur » psychologiquement, pour un auteur de les formuler. Il existe ici, comme je l’ai dit, un tabou à surmonter, quelque chose qui provoque la crainte ou la colère si l’on y touche : il y a aussi une conversion à réaliser, en premier lieu pour son auteur, au moment où il formule sa théorie, en second lieu pour son lecteur au moment où celui-ci doit se laisser convaincre, au moment où certains remparts dressés par son affect doivent s’effondrer pour faire place à la conception nouvelle.

Ce qui caractérise le darwinisme ou le freudisme, c’est que s’ils sont vrais, le mérite de Darwin et de Freud, en tant qu’ils en sont les auteurs en est automatiquement diminué. Si nous ne sommes que les descendants de grands singes, alors le darwinisme lui-même a pour auteur le descendant d’un grand singe (les caricaturistes de l’époque s’en sont d’ailleurs donné à cœur joie), de même, si toute œuvre humaine est un moyen détourné de satisfaire une pulsion d’ordre sexuel, alors la métapsychologie freudienne elle-même est un moyen détourné pour son auteur de satisfaire une telle pulsion.

La théorie de l’évolution de Darwin ainsi que la psychanalyse – on l’a écrit – impliquent une dévaluation, un rabaissement de l’image que se fait le genre humain de lui-même. La vanité de l’espèce en prend un mauvais coup, car il s’agit de bien plus que d’une théorie nouvelle, il s’agit aussi d’une leçon d’humilité. Copernic en avait fait autant lorsqu’il déplaça la terre du centre vers la périphérie ou lorsque Linné le premier classa l’homme au rang des mammifères.

Alors qu’est-ce qui nous empêchait de comprendre la distribution réelle des responsabilités entre le corps et l’âme ? Probablement un mécanisme psychologique du même ordre que celui que je viens d’évoquer à propos de Darwin et de Freud : si tel est bien le cas, alors composer la Neuvième Symphonie ou peindre La ronde de nuit, sont sans aucun doute des réalisations personnelles ayant leur fondement dans un être biologique modelé par une histoire, mais qui ne sont pas davantage liées à un sujet humain maître de ses actions, que le fait pour quiconque d’entre nous d’ouvrir une fenêtre machinalement. Quant à celui qui attacherait son nom à la découverte que les fonctions de l’âme et du corps doivent être simplement inversées, il rabaisserait d’autant sa propre découverte : elle aurait été tout aussi machinale, selon l’automatisme qu’il aurait mis en évidence. Il serait l’auteur de sa découverte par un mécanisme dont – il l’aurait prouvé – sa personne n’est le support que pour des raisons parfaitement fortuites au regard de l’histoire. Tout ce qu’il pourrait affirmer quant au fait qu’elle ne pouvait avoir lieu que par lui se trouverait automatiquement disqualifié : ce ne pouvait être que lui sans doute mais sans pour autant que la paternité en revienne à ce « moi, je » dont il aime ponctuer son discours.

Voilà en quelques mots ce qui expliquerait pourquoi les penseurs qui se sont penchés sur le mystère de la chambre chinoise se sont arrêtés au bord de son élucidation, puisque ce qu’il s’agissait de découvrir les aurait privés de la satisfaction de mettre en avant leur propre personne – satisfaction qui guide de tout temps le processus de la découverte.

 

Laguna Beach, 3 décembre 1997

 

 

 

  1. Pourquoi nous avons neuf vies comme les chats ?

 

Paru dans « Reconstitutions », Papiers du Collège International de Philosophie, Numéro 51, 2000 : 69-80

 

Armel et moi nous nous sommes arrêtés sur le côté Ouest de la rue de Condé. Francis – qui sait que nous allons prendre le métro à Odéon, s’est arrêté lui aussi. Mais Isabelle qui ne connaît rien à nos projets a déjà traversé la rue. Elle s’aperçoit soudain qu’elle est la seule à l’avoir fait, et revient sur ses pas. Mais une voiture débouche à toute allure, qui ne pourra pas l’éviter…

Quelques instants plus tard je m’entends dire à Isabelle : « J’ai vu votre sang sur la rue ». Armel lui dit : « La voiture est passée à quelques centimètres de vous ».

Dans la nuit je m’éveille et je pense : « Je l’ai vraiment vue morte : j’ai véritablement vu le sang d’Isabelle sur la chaussée. Aussitôt après je l’ai vue vivante, mais pendant une fraction de seconde je ne l’ai pas imaginée, mais littéralement vue morte ». Je me dis, le monde a bifurqué, je me suis trouvé un moment dans un monde où Isabelle a été tuée, puis aussitôt, dans un monde où – Dieu merci – elle était en vie. Est-ce que ma vision de l’accident ne suppose pas la brève co-existence de deux états-de-choses incompatibles ? co-existence qui se résoudrait comme en mécanique quantique par la synthèse soudaine de deux états également possibles et jusque-là superposés (la fameuse « réduction du train d’ondes ») ? Je pense à ce que rapportent certains rescapés d’un état « proche de la mort » et qui disent avoir éprouvé le sentiment que leur conscience (âme) « survole » la scène où leur corps lutte entre la vie et la mort. Ils affirment aussi que cette contemplation s’est interrompue brutalement et qu’ils ont alors repris conscience, autrement dit, que leur conscience s’est soudain trouvée réunie à leur corps meurtri dans un processus de réduction comparable à celui que subit un train d’ondes au niveau quantique.

Je me rendors. Quelque temps plus tard, toujours au milieu de la nuit, je me réveille et, en l’espace de quelques minutes, une suite de conséquences philosophiques de l’hypothèse des mondes parallèles précipitent dans ma réflexion : un torrent déductif où figurent une réconciliation des points de vue réaliste et idéaliste, une confirmation de la conception leibnizienne du « meilleur des mondes possibles », une expansion du cogito cartésien, le rôle joué par la Raison dans l’histoire, ce qu’il faut penser de l’idée que le temps aurait une réalité purement psychologique, enfin, comment concevoir (de manière non-contradictoire) la nature de l’Être-donné.

Bien entendu, le matin au réveil, je ne crois plus à aucune de ces sornettes, dont j’attribue l’élaboration au relâchement de l’esprit critique propre aux réflexions nocturnes. Et pourtant… au cours de la journée je retourne à plusieurs reprises vers ces réflexions, étonné de la qualité esthétique d’une démarche apportant des réponses à certaines questions philosophiques classiques à partir de l’hypothèse des mondes parallèles. C’est ce sentiment de la beauté de la cascade déductive qui m’encourage à la mettre sur le papier, en dépit de ce que je considère comme sa plausibilité quasiment nulle.

Ce qui m’a frappé au cours de ma réflexion nocturne, c’est non seulement l’aisance avec laquelle l’ensemble des questions qui se sont présentées à ma réflexion trouvaient une solution, mais surtout comment celles-ci – qui m’apparaissaient jusque-là disparates – se retrouvaient harmonieusement organisées en un tout, du fait précisément qu’une solution leur était apportée dans un ordre logique particulier. Nous nous étions faits à l’idée que la science était le domaine des questions qui trouveraient réponse, la philosophie au contraire, celui des celles qui resteraient ouvertes. Mais la science nous a – à tort ou à raison – déçu sous ce rapport. L’inversion des perspectives s’applique-t-elle aussi à la philosophie, à savoir, que ses questions à elle se révéleraient solubles ?

Mais quelle foi accorder à un système du monde dont le seul mérite serait de résoudre un sous-ensemble important des questions qui ont retenu, au cours des âges, l’attention des philosophes ? Autrement dit quelle garantie nous apporte quant à sa vérité une théorie dont la seule vertu est celle de sa cohérence, sa capacité-même à « faire système » ? Une telle disposition à répondre sans se contredire à ces questions, lui assurerait-elle – de manière inductive – une vraisemblance qui, sinon – au vu de son contenu propre – lui serait spontanément refusée ?

Un débat intellectuel a eu lieu à la fin des années 1990 dont l’objet était que les philosophes se méprennent le plus souvent quant à la signification des positions défendues par les scientifiques, la portée épistémologique des théories et des faits à partir desquels ils construisent une argumentation philosophique leur échappant en réalité, si bien que, contrairement à ce qu’ils imaginent, les philosophes ne bâtissent pas à partir de la science, mais se contentent d’y trouver, de manière très lâche, une « source d’inspiration » (cf. Sokal & Bricmont 1997, Bouveresse 1999). Une occasion m’est offerte ici de répondre indirectement à cette accusation en mettant en évidence ce qui se produit quand un philosophe prend au sérieux ce que disent les scientifiques, en l’occurrence pour ce qui touche à la théorie dite des « mondes multiples » [5] qui suppose que l’univers se fend de manière incessante en une multitude de mondes parallèles. L’aboutissement de ma réflexion, présenté en deux temps est, comme on le verra, surprenant à chacune des étapes de son développement.

Les comportements inattendus au niveau microscopique des particules élémentaires qu’étudie la mécanique quantique sont quelquefois présentés au profane par le biais de l’expérience mentale dite du « chat de Schrödinger », laquelle débouche sur l’hypothèse induite des « mondes multiples ». La prémisse est celle d’états concurrents de la réalité qui demeurent superposés jusqu’à ce qu’un événement tel que leur observation – ou plutôt l’interaction avec eux que suppose leur mesure – les oblige à choisir une manière de se présenter, et ceci sans que l’alternative implicite à la superposition initiale perde pour autant de sa réalité [6]. L’interaction – dont la mesure [7] n’est que l’un des avatars possibles – est alors à l’origine d’une bifurcation de mondes entre deux de leurs états possibles.

Dans l’expérience mentale imaginée par Erwin Schrödinger dans les années trente du siècle dernier, un chat dont la survie ou la mort dépend de la brisure d’une fiole de cyanure déterminée par une variation quantique ayant une chance sur deux de se produire (réduction d’un train d’ondes), se retrouve simultanément mort et vivant dans deux univers également possibles mais ayant « bifurqué », ayant divergé l’un de l’autre. Le chat est à la fois mort et vivant mais dans deux mondes en voie de séparation [8], l’ontologie sous-jacente à cette conception étant donc celle de myriades d’univers co-existants, chacun évoluant selon un scénario qui lui est propre, d’où l’appellation pour cette interprétation de la mécanique quantique, d’hypothèse des mondes multiples (parallèles).

Ce qui – à ma connaissance – n’a jamais été évoqué dans les discussions relatives au chat de Schrödinger, c’est ce que celui-ci en pense. Sans doute parce que l’auteur de l’expérience mentale supposait que l’animal n’est pas pleinement conscient de ce qui lui arrive. Remplaçons alors le chat par un être humain pour rendre le cas de figure plus instructif. Si ce dernier est à la fois mort et vivant, on peut supposer que les principes courants en matière de conscience restent d’application, à savoir que, 1º dans le monde où il est mort, son cadavre est privé de conscience, alors que 2º dans le monde où il demeure en vie, son corps continue à être doué de conscience, c’est-à-dire, a la conscience d’être en vie (quand il n’est pas endormi, évanoui ou dans le coma). Autrement dit, en cas de divergence entre deux scénarios où dans l’un, l’individu meurt, alors que dans l’autre il demeure en vie, la conscience de soi doit nécessairement s’attacher au scénario où la capacité métabolique du corps reste entière [9].

Or l’existence de telles bifurcations entre mondes possibles a été, selon les représentants d’un courant important parmi les physiciens contemporains, prouvée au-delà de tout doute raisonnable. Je vais tirer de ceci un certain nombre de conséquences. La première est la suivante : s’il existe certaines stratégies de vie concurrentes où le choix malheureux signifie la mort inéluctable de celui qui le pose, son auteur ne s’en apercevra jamais, sa conscience de soi restant nécessairement attachée à celui (ou ceux) des mondes multiples où il reste en vie – quelle que soit la faible probabilité du scénario auquel celui-ci (ou ceux-ci) correspond(ent). Il ne s’apercevra donc pas que son choix fut en réalité malencontreux. Dans les narrations autobiographiques qu’il tiendra dans le monde où il survit, il ira même jusqu’à justifier à qui veut l’entendre la justesse de son pauvre jugement, renforçant ainsi involontairement sa tendance aux choix tactiques médiocres. Cette stratégie se poursuivra jusqu’au moment où il se heurtera à une situation où sa probabilité de survie sera devenue cette fois objectivement nulle. Nous connaissons tous des individus très fiers de leurs prouesses et auxquels nous n’attribuons aucun rôle à leur talent dans ce qui leur arrive de positif mais seulement à la chance incongrue dont ils semblent bénéficier.

Ce phénomène expliquerait une observation faite par les psychologues – évoquée dans le contexte de l’irrationalité des comportements des joueurs compulsifs (Tversky & Wakker 1995) – la persistance dans l’erreur propre à l’espèce humaine, et qui la distingue à ce point de vue des autres animaux. L’autoréflexion propre à la conscience qui s’auto-congratule (« mon choix tactique était judicieux… ») au sujet d’un comportement qui a conduit dans un monde parallèle à une mort certaine, est indispensable pour qu’une telle tendance se développe : l’animal privé de conscience [s’il existe] est confronté à l’objectivité de la réussite ou de l’échec de ses comportements ; au contraire, l’homme dont la conscience s’attache nécessairement au monde où son corps demeure en vie, est encouragé à persévérer, quelle que soit la stupidité objective de son jugement quant à la tâche d’assurer sa survie.

Et puisque j’ai évoqué ici le jeu, il m’est permis, dans la perspective des mondes multiples, de poser le théorème suivant : La roulette russe est une activité sans risque et qui peut rapporter gros. (Une proposition identique vaut pour tous les sports dits extrêmes). Il s’agit là en fait d’un simple corollaire de ce que je viens d’avancer : le joueur s’en sort – du moins dans sa propre histoire, celle à laquelle s’attache sa conscience de soi – tant qu’il existe dans l’éventail des scénarios possibles au moins l’un où il reste en vie. La chance de survie étant fixée ici – selon la règle du jeu – à cinq chances sur six, le sujet s’en sort toujours. Bien sûr, dans la vie des autres, il meurt nécessairement une fois sur six, mais pour ce qui est de la sienne propre, le risque est nul qu’il disparaisse du fait de sa participation au jeu : il mourra sans aucun doute un beau jour mais pour une autre cause, lorsque ses chances de survie dans l’ensemble des scénarios possibles qui s’ouvrent à lui seront devenues nulles, ce qui veut dire que dans la plupart des cas, il mourra « subjectivement » de mort dite naturelle : du fait de la corruption ultime de son corps matériel. La persistance du jeu au cours des siècles récents, en dépit de son danger apparent, est une conséquence de la vérité du théorème.

J’ai mentionné le fait que dans le monde d’un joueur de roulette russe ses partenaires de jeu meurent une fois sur six, alors qu’en ce qui le concerne personnellement cette probabilité est réduite à zéro. De manière plus générale, les acteurs qui meurent de mort violente dans mon histoire personnelle mènent en réalité une vie beaucoup plus paisible dans leur propre vie (l’expérience subjective qu’ils en ont). Inversement, la vie aventureuse que je mène apparaît beaucoup plus dangereuse à mes contemporains qu’à moi-même, ma capacité effective à m’en sortir indemne étant, comme on l’a vu, considérable. Cette constatation peut être généralisée en un deuxième théorème : Chacun mène (subjectivement) une vie beaucoup plus paisible que celle que ses contemporains observent.

L’histoire de sa propre conscience suit donc nécessairement une pente « optimiste » selon laquelle, en gros, on s’en sort, sinon toujours, du moins un certain nombre de fois [10]. Le concept classique de providence désigne ce principe que chacun observe à l’œuvre pour ce qui touche à sa propre existence. Ceci explique en particulier pourquoi une proportion importante de situations fortement compromises connaissent cependant un dénouement heureux, dit « providentiel », et ceci en dépit de la probabilité objectivement faible de tels retournements de situation. Ainsi, malgré l’inéluctabilité objective d’une guerre mondiale thermonucléaire – en raison du malentendu culturel régnant entre protagonistes surarmés et enclins au raisonnement paranoïaque – nous avons tous, lecteurs potentiels de mon texte, survécu à la IIIème guerre mondiale.

Une série de questions qui vont de soi pour tout individu au sein de la culture occidentale, « Pourquoi moi, ici et maintenant… quelle est la signification du monde qui m’entoure par rapport à ma propre existence ? », etc. reçoivent alors chacune une réponse presque évidente et, ensemble, elles s’articulent en un tout esthétiquement satisfaisant.

Ma conscience se manifeste nécessairement au sein du seul monde où mon existence est possible. Mais comme il s’agit, parmi la multitude des mondes avérés, du seul où mon existence est à même de se manifester, au sein de ce monde singulier, mon existence n’est pas contingente mais nécessaire : ce monde singulier et mon existence en son sein sont consubstantiels. Y étant nécessaire, ma présence au sein du monde auquel je participe est ontologiquement non-problématique. L’évidence de cette thèse s’imposerait d’elle-même s’il nous était donné d’observer simultanément notre présence ici et maintenant dans le seul monde que nous habitons, et notre absence totale dans les myriades d’autres mondes parallèles où notre existence est impossible. Cette expérience est bien entendu irréalisable puisque l’observation par nous d’un autre monde singulier que celui auquel nous appartenons, impliquerait notre présence nécessaire en son sein, ce qui est contradictoire.

Ma nécessité au sein d’un monde singulier s’accompagne de celle de tous les événements qui ont précédé mon apparition dans son histoire. Ceux-ci ne sont cependant pas significatifs du seul fait de ma propre existence : ils sont significatifs aussi bien par rapport à l’ensemble de mes sept milliards et demi de contemporains [11]. Ceci dit il serait toutefois non-pertinent pour moi de m’interroger quant à ce qui pourrait m’apparaître éventuellement comme la bizarrerie – due à son improbabilité – de leur séquence : c’est leur configuration particulière qui m’a rendu possible, toute autre séquence a débouché sur des mondes ontologiquement distincts ; les événements qui ont présidé à l’existence de ceux-ci seraient-ils même plus « plausibles » que je n’y demeurerais pas moins impossible.

Le prix ontologique à payer pour l’existence parallèle de myriades de mondes contingents est la nécessité en-soi de chacun de ceux-ci, c’est-à-dire la nécessité intrinsèque de chaque événement qui y intervient, au sein de sa propre séquence – ce que l’on est convenu d’appeler « déterminisme ». Prenons l’exemple d’une succession peu probable d’événements : ma mère survit à la IIème guerre mondiale en raison des circonstances suivantes. Sa propre mère, ma grand-mère – non-juive – meurt en 1941, en Belgique occupée, d’un cancer à évolution très rapide. Mon grand-père – juif – se retrouve chef de famille ayant la responsabilité d’enfants non-juifs, et pour cette raison échappe de peu à la déportation.

J’ai souvent songé à la rationalité inattendue du nazisme qui – prenant à la lettre la logique généalogique juive – a permis la survie de mon grand-père alors que ses frère et sœurs disparaissaient dans les camps. Au sein d’une approche de type « mondes multiples », mon interrogation n’a cependant pas lieu d’être : ma propre existence suppose automatiquement qu’au sein du monde qui est le mien, les Nazis adoptèrent une logique matrilinéaire pour leur façon d’établir la généalogie des Juifs. Ceci ne veut pas dire que mon existence explique ou justifie leur démarche ; cela veut dire simplement que le seul monde possible où mon existence se manifeste est celui où les Nazis appliquèrent à l’extermination des Juifs une logique matrilinéaire ; dans celui, ou ceux, où – dans une perspective de rationalité moindre – ils adoptèrent une logique patrilinéaire, je ne suis tout simplement pas né.

Autre exemple, pendant 200.000 ans les Néanderthaliens sont contemporains des Homo Sapiens. Pourquoi ont-ils alors disparu ? La question est en réalité indifférente par nécessité logique. En effet, dans un monde parallèle, un sujet conscient se constate Néanderthalien et se pose naïvement la question symétrique à la mienne : qu’est-il donc advenu des Homo Sapiens ?

Je n’ai donc pas à me préoccuper du pourquoi des conditions de ma propre existence : il s’agit là d’un donné nécessaire à mon monde singulier. Non parce que mon existence donnerait un sens à ce monde, mais parce qu’à l’intérieur de ce monde singulier, il existe une double nécessité : de son déroulement tel qu’il a été, et de ma présence en son sein à une époque donnée. Autrement dit, mon existence impose une contrainte rétrospective sur le monde au sein duquel j’interviens : mon existence est contingente dans la perspective de tous les mondes possibles, mais elle est nécessaire à l’intérieur du monde singulier dont je parle, à partir duquel je parle. Ce qui implique que, de mon point de vue, je vis nécessairement dans celui des mondes multiples où je trouve automatiquement ma place, puisque non seulement tous les événements qui y ont eu lieu avant ma naissance sont compatibles avec celle-ci, mais aussi parce que tant que je demeure en vie tous les événements contemporains me sont nécessairement eux aussi com-possibles.

Nous sommes tous – l’ensemble des contemporains, ceux dont l’existence impose un système de contraintes identiques sur l’existence passée du monde, et il en va de même, partout et toujours, pour toute « cohorte » quelconque de contemporains. Et ceci établit entre eux une contrainte leibnizienne de « com-possibilité » : quelle que soit la variété apparente de mes contemporains, nous sommes liés par le fait que notre émergence simultanée à l’existence est « com-possible » : compatible avec l’histoire antécédente d’un monde singulier.

Et il en va de manière symétrique pour l’avenir. Le monde que l’on offre à sa descendance est le même que le sien, du moins jusqu’au moment où ils sont conçus. Ensuite, chacun de ces mondes se met tout aussitôt à bifurquer. Du coup, il n’est pas entièrement vain d’entretenir le souci généreux de léguer un monde meilleur à ses enfants : le leur est nécessairement identique au nôtre sur une partie de son histoire en tant que soumis au même système de contraintes qu’exige son histoire antérieure ; le monde de mes enfants ne peut commencer à bifurquer qu’après que j’y ai moi-même vécu un certain temps [12].

La fin de ma com-possibilité avec mon monde signale ma mort. Dans le vieillissement mon métabolisme s’épuise à maintenir la com-possibilité de mes cellules et de mes organes avec le monde auquel j’appartiens. Tant qu’il en existe au moins un où mon existence est possible, ma conscience lui reste attachée. Ceci m’autorise à toujours me trouver dans ce qui est pour moi le meilleur des mondes possibles, celui où – parfois contre toute vraisemblance – je demeure en vie. On a redécouvert bien sûr ici la thèse leibnizienne mais par le biais d’une ironie : chacun vit dans le meilleur des mondes possibles, mais sans qu’il existe pour autant un univers unique qui bénéficierait de cette propriété. Notre monde à chacun n’est le meilleur des mondes possibles que parce que ceux-ci existent en arrière-plan en quantité astronomique – du fait de leur disposition incessante à diverger les uns des autres pour s’engager sur des trajectoires distinctes, et que notre conscience – étant liée à notre corps matériel – dispose automatiquement de la capacité providentielle à s’attacher à celui qui nous punit le plus bénignement pour nos erreurs. Par ailleurs, cette harmonie ne résulte pas comme chez Leibniz d’une volonté divine extérieure à ce monde mais du flou ontologique qui caractérise la nature au niveau quantique. [Hegel affirme de cette volonté divine chez Leibniz qu’elle est l’« égout par lequel toutes les contradictions s’évacuent » (Hegel [1825-26] 1985 :1639)].

D’où une conception qui débouche sur une réconciliation de l’idéalisme et du réalisme. Le monde existe effectivement, mais celui que j’observe est par nécessité « mon monde » : celui dont les contraintes justifient mon émergence à l’existence. Ce n’est pas celle-ci qui procure au monde sa signification mais elle contribue à la signification de ce monde singulier au sein duquel j’existe : celui-ci est bien mon monde à moi et je le partage avec mes contemporains, même si leurs parcours en son sein n’arrêtent pas de diverger par rapport au mien. D’où une extension possible du cogito cartésien : « Je pense donc je suis, je suis donc mon monde est d’une certaine manière ». Le fait de ma conscience me permet d’appréhender le monde où j’existe, et cette existence est consubstantielle avec un monde singulier : il y a sur ce monde une contrainte qui est celle de ma com-possibilité avec tout ce qui d’autre le compose. Le fait que je pense ne façonne pas le monde ni ne le détermine a posteriori, mais moi et le monde singulier au sein duquel j’apparais, nous sommes solidairement liés dans le tissu d’un scénario unique parmi des myriades d’autres qui sont non seulement possibles mais se réalisent également par ailleurs.

De même, mon existence et la conscience que j’en ai, après que se soient succédées un nombre considérable de générations, supposent la reproduction de comportements similaires et solidaires sur une longue période. En fait, plus j’apparais loin dans l’histoire, plus mon existence suppose – comme contrainte – une survie plus longue de l’espèce, dont la probabilité dépend de l’amenuisement des attitudes autodestructrices, et de l’émergence au contraire de comportements de plus en plus unifiés. Autrement dit, plus j’interviens tard dans l’histoire de mon monde plus mon existence suppose un progrès dans la réconciliation de l’espèce avec elle-même. On n’observe pas là l’exercice d’un principe évolutionniste, mais les implications d’une contrainte rationnelle. C’est-à-dire, plus loin j’apparais dans l’histoire de mon monde, plus mon existence suppose l’exercice de la raison dans l’histoire de ce monde. Mais aussi, et quel que soit le moment où une conscience se révèle à elle-même, celle-ci constatera nécessairement dans la période qui l’a précédé cet exercice de la raison dans l’histoire qui l’a précédée. Comme le conçoit Schelling, « la nature comme le savoir est un système de raison » (Hegel [1840] 1995 : 515).

Plus spécifiquement : mon existence n’interdit pas la barbarie nazie dans les années qui précèdent immédiatement ma naissance, mais elle suppose la rationalité minimale qui leur fait adopter la conception juive de la généalogie quand ils entreprennent l’élimination des Juifs. Ainsi, chacun appartient pleinement à son époque, et seulement à elle. Ce n’est pas par hasard que je nais en 1946, c’est là que s’ouvre l’univers de ma possibilité : ni avant, ni après mais à ce moment-là même dans un monde singulier.

Chacun se voit ainsi offrir son époque comme un bien inaliénable : c’est celle non seulement où il est devenu possible mais aussi celle où son absence serait marquante, s’inscrirait positivement comme une lacune. Je porte dans mon essence l’empreinte de la barbarie qui a précédé de peu ma naissance, ainsi que de celle qui m’entoure depuis. Autrement dit, elle ne m’est pas étrangère, je suis du monde où elle est : il y a consubstantialité, il y a harmonie automatique entre mon époque et moi-même ; j’en suis le fruit, et elle- même porte – en creux – mon empreinte : il est impossible que je n’y sois pas apparu.

John Barrow et Frank Tipler ont proposé en 1986 leur « principe cosmologique anthropique ». Partant de la constatation qu’un monde susceptible d’engendrer des créatures telles que nous est contraint de manière très spécifique et à l’intérieur d’un éventail très étroit de valeurs possibles pour les constantes physiques universelles, Barrow et Tipler considèrent l’existence d’un tel concours de circonstances comme improbable, et résultant nécessairement d’un dessein. Le caractère sidérant d’une telle coïncidence s’évanouit cependant s’il s’avère qu’il existe par ailleurs des myriades d’univers parallèles où ces constantes possèdent des valeurs différentes. La constatation censément « significative » de la très faible probabilité d’un univers « anthropique » se révèle en réalité triviale si les univers sont multiples. Sous sa forme alors banalisée le « principe cosmologique anthropique » se reformule de la manière suivante : Nous apparaissons nécessairement dans le monde où nous sommes possibles, et nous sommes absents par définition de tous les autres.

En conséquence, il est très peu vraisemblable qu’il existe d’autres systèmes stellaires habités dans tout monde où je suis moi-même présent : la chaîne d’événements nécessaires à l’apparition de la conscience sous la forme que j’observe en moi et chez mes semblables est trop singulière pour que l’on puisse imaginer que quelque part ailleurs dans ce même monde elle se soit développée sous une forme analogue. De ce point de vue, Barrow et Tipler ont sans doute raison : la signification de notre monde réside d’une certaine manière en nous-mêmes. Et à l’intérieur de chaque monde possible où la conscience apparaît, c’est la forme sous laquelle elle se manifeste qui lui procure sa signification, au sens où, comme l’affirme Schelling, l’homme, ou sous sa forme généralisée, la Raison, est le moyen par lequel la Nature prend conscience d’elle-même (Schelling cité par Hegel [1840] 1995 : 517).

De même qu’il existe des myriades de mondes possédant leur propre histoire, de même il en existe des myriades d’autres où le temps n’a jamais eu lieu, soit que les trains d’ondes au niveau quantique ne se sont jamais réduits en l’une ou l’autre de leurs expressions phénoménales possibles, soit que leurs manifestations se sont toujours annulées sans jamais déboucher sur la dissymétrie qui instaure une histoire dans son irréversibilité [13]. Dans la mesure où il existe des mondes sans histoire, il est permis d’évoquer comme le font les physiciens, la « réalité purement psychologique du temps ». Mais un monde sans histoire est aussi un monde où la conscience n’apparaîtra jamais. Le temps est donc nécessaire pour qu’il puisse exister un jour une « réalité psychologique » de quoi que ce soit. Il n’est donc pas exact de dire que le temps n’a qu’une existence « psychologique » : le fait psychologique, c’est-à-dire le fait d’une représentation au sein d’une conscience, ne peut intervenir que dans un monde déjà pourvu d’une chronologie. Il demeure que certains mondes possibles sont privés d’histoire.

Il est maintenant tentant de démonter l’échafaudage qu’a constitué dans mon exposé l’hypothèse des mondes multiples et d’examiner ce qui en résulterait. À savoir, les réponses apportées aux questions philosophiques évoquées seraient-elles également valides si les savants se trompaient en réalité et si l’interprétation spontanée que nous avons de l’univers, à savoir qu’il est unique, était après tout la bonne ? Si oui, ce qui apparaîtrait alors, c’est que les questions que la philosophie se pose, formaient déjà système, préalablement au fait qu’on leur apporte une réponse qui les lie sur le mode déductif. Autrement dit, en posant les questions qu’elle a posées au fil des âges, la philosophie aurait en réalité postulé une ontologie très spécifique, mi-réaliste, mi-idéaliste, qui comprend à la fois une représentation modélisée de ce monde et ce qui s’approche de plus près de ce qu’un être humain peut considérer comme étant sa signification en soi, et par rapport à lui.

De plus, la raison pour laquelle le simple fait de poser de telles questions s’assimile à un amour de la sagesse deviendrait évident. Notre présence nécessaire au sein d’un monde fait tout entier d’existences com-possibles propose les termes d’une réconciliation : comment œuvrer à maximiser cette com-possibilité en étendant la compatibilité et la complémentarité des consciences. Ce monde dans l’horreur propre au temps où nous sommes nés (je m’adresse ici à mes contemporains) est bien le nôtre d’une manière non-contingente. Si nous ne l’aimons pas, libre à nous de le changer [14]. Ce faisant, nous ne modifierons sans doute jamais qu’un monde singulier parmi des myriades de mondes parallèles, mais il nous est du moins offert d’en transformer un. Et pour ce faire, nous disposons d’un atout majeur : nous avons, pareils aux chats, la capacité de nous tromper du tout au tout quant à la manière de le faire, huit fois.

 

 

 

 

III. La physique + ce qui lui manque = l’amour. Un théorème de philosophie naturelle

 

Il nous semble aller de soi que certains des principes guidant notre vie au quotidien échappent entièrement au domaine de la démonstration scientifique. Il en va ainsi de l’amour. Et si cette fausse évidence ne résultait que du manque d’attention, de notre négligence, du fait qu’aucun esprit imaginatif et aventureux ne l’avait tenté jusqu’ici ? Et si l’amour pouvait être prouvé par la physique ?

Nous expliquons à un enfant le ciel étoilé. « Tu vois, ça c’est l’étoile du Berger… et celle-là, c’est l’Étoile polaire… » Nous lui expliquons ensuite que les étoiles qu’il a vues là ne se déplaceront les unes par rapport aux autres qu’insensiblement parce qu’elles sont en réalité très éloignées de nous. L’étoile du Berger, au contraire, nous pourrons l’observer à différents endroits du ciel car il ne s’agit pas d’une étoile mais de Vénus, planète du système solaire tout comme la Terre.

Nous ajouterons que le fait que nous voyons deux étoiles l’une à côté de l’autre au firmament ne signifie nullement qu’elles soient voisines. Nous nous les représentons comme les éléments de ce que nous appelons la « voûte céleste », comme si leur image était peinte sur un plafond très élevé. Elles se situent en réalité au sein d’un immense espace.

Si nous avons l’esprit un peu mathématique, nous parlerons alors de « projection ». Nous pouvons ainsi projeter un ensemble de points compris à l’intérieur d’un cube, un objet à trois dimensions, sur l’espace à deux dimensions qu’est une feuille de papier. Imaginons une statuette de Napoléon dans un cube transparent, et projetons son image sur 6 feuilles de papier présentées chacune devant l’une des six faces. Nous aurons Napoléon vu dans les trois dimensions de l’espace : l’avant et l’arrière, la droite et la gauche, le haut et le bas, c’est-à-dire vu de face, de dos, son profil droit et son profil gauche, vu d’en haut et d’en bas. Dans chaque cas nous perdons une partie de l’information, plus ou moins essentielle à la reconnaissance de l’empereur. De face, il sera facilement reconnaissable (c’est cela, l’« image » que nous avons de Napoléon) ; latéralement, d’un côté ou de l’autre, beaucoup moins (le bicorne perd sa forme caractéristique, visible seulement de face) ; de dos, encore un peu, d’en haut aussi ; d’en bas, pratiquement pas (aucun des traits distinctifs de Napoléon n’est visible).

Une autre illustration nous est offerte par la compréhension que nous pouvons avoir, depuis le sol, d’une bataille aérienne d’ancien style, disons entre des Spitfire et des Messerschmitt Bf 109 durant la Bataille d’Angleterre. Nous pourrions imaginer, depuis le sol, que deux avions sont sur le point de se percuter parce que nous ne percevons pas qu’il existe entre eux une différence d’altitude de 10 mètres. Là aussi parce que pour nous la scène est projetée sur la « voûte céleste ».

Pourquoi cette entrée en matière ?

Une retentissante « querelle du déterminisme » opposa en 1980 et 1981 le mathématicien français René Thom (médaille Fields 1958) au chimiste belge d’origine russe, Ilya Prigogine (Prix Nobel de chimie 1977). En débat, l’hypothèse du déterminisme qui suppose que le devenir du monde se déroule selon son unique trajectoire possible. 

Aux yeux de Thom, le devenir du monde est déterministe, ce qui veut dire que son comportement passé et son comportement présent (son état instantané et la vitesse instantanée de chacun de ses éléments), déterminent entièrement ses états futurs. Prigogine affirmait lui que dans le devenir du monde, des sauts aléatoires ont lieu entre les branches de bifurcations représentant des alternatives entre états futurs.

Thom tenait qu’à l’indéterminisme apparent auquel Prigogine renvoyait il ne pouvait y avoir qu’une seule raison, la même qui nous fait croire que le Spitfire et le Messerschmitt sont sur le point d’entrer en collision : nous lisons l’état du système, non pas dans l’espace où il se situe véritablement, mais dans une « stylisation » du monde tel qu’il est : une projection qui « écrase » des objets en réalité éloignés l’un de l’autre, en raison d’une réduction du nombre de dimensions constituant véritablement l’espace de ce monde . L’imprédictibilité pour nous, affirmait Thom, ne résulte pas d’une lecture correcte du fait que le déroulement historique ne soit pas déterministe mais de ce que nos équipements psychiques et notre représentation scientifique, à nous êtres humains, sont inadéquats car trop rudimentaires pour que nous appréhendions la véritable structure de l’univers : « … cet arrêt est dû à la défaillance de notre entendement, et non à une impossibilité « essentielle » à aller au-delà » (Thom 1990 : 278), écrivait-il.

Nous, êtres humains, sommes convaincus de vivre dans un monde à quatre dimensions en lesquelles nous pouvons décomposer ce que nous éprouvons comme « le devenir » : les trois dimensions de l’espace complétées de la quatrième dimension du temps. L’indéterminisme apparent d’un monde pourtant foncièrement déterministe serait dû au fait, selon Thom, que l’univers possède intrinsèquement davantage de dimensions, le monde à quatre dimensions qui nous est familier (le « monde sensible » des philosophes ; l’Existence-empirique dont parle Alexandre Kojève) ne nous offrant qu’une projection de l’univers en tant que tel, en tant qu’il est véritablement (l’« Être-donné » de Kojève). Le déterminisme nous serait lisible si nous introduisions en nombre adéquat dans notre modélisation, les dimensions manquantes : les « dimensions cachées ».

Thom écrivait en 1980 : 

« Quand un phénomène est apparemment indéterminé, on peut s’efforcer de réinstaurer le déterminisme en multipliant l’espace donné U par un espace (interne) S de variables cachées ; on considérera le phénomène initial dans U comme projection d’un système déterministe dans le produit U X S » (Thom [1980] 1990 : 76).

Ou, dit un peu autrement :

« … pour tout nuage de points on devrait chercher à le représenter comme projection d’un mécanisme déterministique à temps discret après multiplication par un espace S de variables cachées » (Thom 1990 : 275).

Appelons par convention Σ le nombre total de dimensions (avec Σ > 4) permettant de décrire l’univers comme étant déterministe et Ω , le nombre de dimensions qui nous sont inconnues parmi ces Σ. On a alors, selon ces conventions Ω = Σ – 4 .

Supposons par la suite que la thèse de Thom soit valide, et tirons-en – en ayant à l’esprit ces conventions – un ensemble d’implications.

À propos du discours qui s’était constitué en Grèce antique comme « la philosophie », Kojève rappelait qu’au Moyen Âge, « c’est à la suite de la décomposition du Discours synthétique (= philosophique) en trois Discours exclusifs (= théoriques) que la Philosophie se théorise en tant que Théologie, Science et Morale, d’abord axiomatiques » (Kojève 1973 : 14). Tandis que l’expression « philosophie naturelle » renvoyait à cette époque au discours unique englobant ce que nous distinguons aujourd’hui comme science et comme théologie.

Le contexte étant ainsi posé, nous sommes-nous jamais préoccupés de la part manquante à notre expérience humaine pour qu’il soit possible d’en rendre compte sur un mode déterministe, à savoir pour que notre destin soit connaissable de bout en bout à n’importe lequel de ses instants ?

Un tel souci s’est effectivement manifesté dans notre culture et un examen rapide suffit pour conclure que c’est la notion de « Dieu » qui a servi à désigner cette part manquante. Un « Dieu » qui, même s’il ne détermine pas notre comportement dans ses moindres détails (Dieu omnipotent), n’ignore cependant rien de ce qui se passera dans l’univers de toute éternité (Dieu omniscient).

Dans son ouvrage sur La querelle des futurs contingents, Léon Baudry nous explique à ce propos que « d’après S. Bonaventure (1221-1274) […] Dieu connaît tous les exemplaires des choses futures et les connaît pleinement parce qu’il est à la fois intelligence suprême et suprême intelligible. […] la connaissance de Dieu se produit dans un présent absolument simple qui englobe toute la durée. […] Dieu connaît les événements à venir comme s’ils lui étaient présents » (Baudry 1950 : 11).

Même s’il y eut débat au cours des âges sur la manière de concevoir précisément cette « garantie déterministe » offerte par Dieu, il est donc permis d’avancer que

« Dieu » est le nom que nous avons attribué aux Ω (Σ – 4) dimensions dont la connaissance nous échappe, puisqu’il s’agit du terme dont nous avons désigné ce que nous devrions savoir en plus de ce que nous savons déjà pour que le caractère déterministe du devenir nous apparaisse et nous soit lisible.

Comme le signale l’intitulé de l’ouvrage de Baudry, le débat sur l’omniscience de Dieu quant au devenir du monde et des êtres humains en particulier a pris dans notre culture le nom de « querelle des futurs contingents » (1465-1475), qui se formula ainsi * : « Après que le Christ eut dit à S. Pierre : cette nuit, avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois, était-il au pouvoir de l’apôtre de ne pas renier son maître ? » (Baudry 1950 : 28).

Jésus de Nazareth étant Dieu, il sait selon Bonaventure, pour qui Dieu connaît l’avenir de toute éternité, ce que Pierre fera ; le défi qu’il lance à l’apôtre est donc de mauvaise foi : il n’était pas au pouvoir de Pierre de ne pas renier Jésus. 

Mais, et c’est cela qui donnera lieu à cette querelle qui déchirerait l’université de Louvain durant dix ans, le futur existe-t-il véritablement déjà « de toute éternité », comme l’affirme Bonaventure, ou bien est-il toujours « à venir », tant qu’il n’est pas encore advenu à partir du présent, c’est-à-dire « contingent », même à l’intelligence divine ?

C’est ce que, au contraire de Bonaventure, affirmerait Duns Scot (1266-1308) pour qui « la prescience divine ne précède pas les choses dans le temps (ibid. 29) : « Les idées éternelles […] représentent les choses à l’état de purs possibles […] Les moments futurs de la durée n’existent pas encore ; il ne peut donc pas y avoir entre eux et l’éternité divine de coexistence effective, attendu que ce qui n’existe pas ne saurait servir de fondement à une relation réelle » (ibid. 13) . 

Mais que l’on adopte la position de Bonaventure, d’un déterminisme fondé sur une connaissance par Dieu de tous les moments passés, présents et à venir dans « un présent absolument simple qui englobe toute la durée », ou celle de Duns Scot, de Dieu déterminant à partir du présent les événements qui demeurent contingents tant qu’il n’ont pas eu lieu, un fait demeure incontestable : c’est bien la notion de « Dieu » qui dans notre culture constitue le cadre au sein duquel a été évoqué ce qui manque à notre représentation du monde pour que celle-ci puisse être déterministe. 

Précisons du coup que

 « Dieu » est le nom que avons donné aux Ω (Σ – 4) dimensions dont la connaissance nous échappe ; il s’agit du terme que nous appliquons à la part d’explication qu’il nous faudrait ajouter au discours tenu par la science physique si nous voulions rendre compte de notre comportement comme étant déterminé, et cesser de le définir comme la suite des choix que nous opérons en exerçant notre « libre-arbitre ».

Si nous acceptons la thèse de René Thom, et celle plus spécifique que je viens d’énoncer comme son prolongement, alors Paul de Tarse (? – 67), saint Paul, a intuitivement raison quand il affirme que Dieu seul peut nous révéler la part de notre destin qui nous échappe, sa proposition conçue de cette manière étant littéralement vraie dans le vocabulaire que notre culture a fait sien. 

Pourquoi aspirons-nous à recevoir des indications sur la part de notre destin qui nous échappe ? Et cela, quelle que soit l’intelligibilité des messages susceptibles de nous parvenir en provenance de « Dieu » dans le cadre que Paul de Tarse définit. En raison de la difficulté que nous éprouvons dans notre navigation quotidienne à l’intérieur d’un monde dont les événements – à l’exception de ceux qui sont nécessaires (ceux-ci ayant nécessairement lieu) – nous apparaissent contingents, c’est-à-dire supposant, s’ils nous impliquent, des choix de notre part.

Nous en sommes en effet réduits – dans le langage que j’utilise – à interpréter le monde tel qu’il est en soi  aux Σ dimensions permettant d’en rendre compte entièrement (c’est-à-dire de manière déterministe), à partir du « monde sensible » de notre expérience quotidienne  qui est la projection en 4 dimensions d’un monde en réalité aux Σ dimensions (avec Σ > 4).

Notre connaissance à titre individuel du monde sensible qui nous semble être à 4 dimensions est celle de notre sens commun. Elle est éclairée par le savoir que nous propose la science physique. Mais elle est à la recherche des éléments qui nous manquent, cachés dans Ω autres dimensions, et qui nous permettraient eux de baliser la véritable ligne de conduite que nous offrirait la connaissance de la voie déterministe dans laquelle nous sommes en réalité engagés dans le monde tel qu’il est en soi, possédant Σ dimensions (les 4 connues et les Ω cachées). 

La façon dont l’université médiévale avait réparti le savoir était intuitivement correcte quant à ce que nous sommes à même de comprendre empiriquement et ce qui est hors de portée de l’expérience que nous offrent nos sens : d’une part le système qui apparaissait alors complet d’Aristote pour tout ce qui touche au monde naturel dans ses 4 dimensions et, d’autre part, pour le reste : la partie inconnaissable à partir de l’usage de nos sens et du raisonnement, les Saintes Écritures : le sur-naturel, dans ses Ω dimensions cachées.

À notre échelle, c’est-à-dire à l’intérieur des 4 dimensions au sein desquelles nous avons le sentiment intuitif de nous déplacer (celles que nous percevons, où nous éprouvons ce que nous vivons), nous nous sentons écartelés entre ce que notre volonté entreprend de faire et ce que nous nous observons faire effectivement.

Voici les termes en lesquels Paul de Tarse décrivait cela :

« 5- Je ne reconnais pas même mes actes comme étant les miens car ce que je fais ce n’est pas ce que je voudrais faire mais ce que j’abhorre. […] 19- Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. […] 23- mais je vois dans ma chair une autre loi qui lutte contre la loi que ma raison approuve, et qui fait de moi le prisonnier de la loi du péché qui est dans ma chair. 24- Malheureux que je suis ! Qui me délivrera de ce corps condamné à la mort ? » (Épître aux Romains 7).

Nous louvoyons (c’est du moins ainsi que nous le ressentons) entre des choix qui sont, dans le vocabulaire des traductions classiques de Paul, ceux d’une part de l’esprit et d’autre part, de la chair, que nous appelons plus volontiers dans un vocabulaire moins daté : « le corps ». Nous sommes à tout moment tiraillés entre les exigences de notre conscience (l’esprit, qu’Aristote avait appelé avant Paul, « volonté ») et celle de l’inconscient freudien (le corps : la chair des traductions classiques de Paul, qu’Aristote appelait quant à lui « appétit »).

Ces choix, nous les appréhendons intuitivement comme ceux d’une « volonté » à l’œuvre, présente à la conscience : « J’ai envie de faire ceci », et les exigences d’autre part d’un corps (l’inconscient) qui nous conduit à agir différemment de ce que notre volonté imagine avoir déterminé .

Ces tiraillements devant les alternatives des choix s’offrant à nous, nous les vivons comme étant l’exercice de notre libre-arbitre, dont le ressenti nous semble indiquer qu’aucun déterminisme n’est à l’œuvre dans le monde sensible où nous évoluons.

Pour tout ce qui est du tiraillement entre esprit et chair, Paul affirme que la vérité porteuse de réconciliation entre ces deux facteurs se situe en-dehors de nous : il faut que nous nous tournions vers le « Ciel », à la recherche d’un troisième élément qui transcende les deux dont nous constatons avec tristesse le conflit, et qui indique le cours à suivre : « ce qu’enjoint notre seigneur Jésus de Nazareth qui s’est sacrifié pour nous sauver du péché originel et que nous pouvons émuler », autrement dit notre foi en ce « Christ qui est en nous ». 

Ce déterminisme qui serait selon René Thom le véritable mécanisme à l’œuvre dans l’univers, mais situé au-delà du connaissable, en arrière-plan du monde sensible où nous exerçons quotidiennement notre libre-arbitre, nous l’espérons tous : nous sommes dans sa quête permanente. Rares en effet sont ceux d’entre nous capables d’ignorer systématiquement les sirènes d’un horoscope rencontré au hasard des pages d’un magazine, quelle que soit la banalité ou la stupidité criante de son pronostic. Une espérance qui s’identifie, si Thom a raison, à notre appréhension intuitive que ce déterminisme se trouve bien là en arrière-plan. Notre attention est constamment en éveil, guettant la présence de « signes » qui nous seraient adressés : adressés par « la Providence » dans une perspective religieuse, adressés par la « superstition » dans une perspective laïque. Laquelle prend diverses formes, du naïf au savant. Ainsi, pour l’astrologie, pour qui la configuration des planètes au firmament au moment de notre naissance détermine le schéma général de notre destinée, et leurs positions respectives par la suite, les incidents de notre vie quotidienne. Ainsi aussi pour les signes lisibles dans la synchronicité : « la coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal entre eux et possédant un sens identique ou analogue » selon Carl Jung (1875-1961) et Arthur Koestler (1905-1983), lequel attirait notre attention sur « l’ange des bibliothèques » qui – avant l’avénement du tout-numérique – nous conduisait parmi les rayons vers l’information recherchée avec une sûreté défiant toute plausibilité. Ainsi enfin pour les signes lisibles selon André Breton (1896-1966) dans le « hasard objectif » qui serait « la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain ». 

Les signes, les rencontres improbables, seraient autant d’« ouvertures » sur Ω, sur les dimensions cachées nous permettant d’accéder empiriquement à des éléments d’information obtenus indirectement quant au contenu du monde tel qu’il est : l’Être-donné de Kojève, non pas à 4 dimensions mais à Σ dimensions (Σ > 4).

Serait-il alors possible de découvrir un principe général, ou un système de directives qui, si nous les suivons, nous permettraient de ne pas nous évertuer à agir à contre-courant d’un monde dont le devenir est inéluctable dans son déterminisme ? Si nous prenons en effet à tout instant à rebrousse-poil un monde déterministe, nous serons confrontés en permanence à des choix sans nécessité, accumulant les frustrations d’une vie dont le caractère épuisant n’a pas lieu d’être.

Les civilisations occidentale et orientale ont conçu chacune un principe de vie permettant à leurs membres de maximiser l’harmonie ressentie entre eux et le monde où ils sont plongés, de minimiser le conflit entre les choix auxquels les confrontent leur destinée et le monde où ces choix ont à s’exercer. L’Occident a appelé ce principe, à la suite de Paul de Tarse, l’amour, l’Orient, à la suite de Lao-Tseu, le tao.

L’amour, est en effet le terme dont nous désignons notre intuition d’une signification globale de l’ensemble des dimensions connues et inconnues de nous où « tout se trouverait réconcilié ». 

Voici ce qu’en dit Paul de Tarse dans un texte fondateur.

« 01- J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’avais pas la charité, s’il me manquait l’amour, je ne serais qu’un cuivre qui résonne, qu’un éclat de cymbale.

02- J’aurais beau avoir le don de la prophétie, tout savoir des mystères et posséder toute la connaissance, j’aurais beau avoir la foi qui déplace les montagnes, s’il me manquait l’amour, je ne serais rien.

03- J’aurais beau distribuer toute ma fortune à ceux qui sont dans le besoin, j’aurais beau abandonner mon corps aux flammes, s’il me manquait l’amour, cela ne me servirait à rien.

04- L’amour prend patience et est bon ; l’amour ne connaît pas l’envie ; il n’est pas vain, ne se gonfle pas d’orgueil ;

05- il ne se conduit pas de manière impropre ; il ne cherche pas son intérêt ; il ignore la provocation ; il ne pense pas à mal ;

06- il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ;

07- il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère en tout, il endure tout.

08- L’amour ne faillira jamais. Les prophéties failliront, parler en langues cessera, et là où il y avait du savoir, il s’évanouira » (Première épître de Paul aux Corinthiens 13).

À partir de la réflexion chrétienne sur l’amour, telles qu’on la trouve exprimée par Jésus de Nazareth, puis reformulée par Paul de Tarse, comme nous allons le voir, Hegel a lui aussi parlé de l’amour, en des termes qui suggèrent d’y relever une méthode intuitive ouverte à chacun pour gérer du mieux possible les dimensions de notre univers qui demeurent cachées à nos yeux, celles que j’ai dénotées par le symbole Ω.

Pensons pour commencer au fait que quand nous sommes enfants, des propos nous sont tenus du genre : « Parfois tu aimerais te faire plaisir mais ce n’est pas le bon moment parce qu’il y a des devoirs qui passent avant. Quand tu rentres de l’école tu aimerais bien jouer, mais tu dois d’abord faire tes devoirs. Ton devoir alors, c’est d’oublier pour le moment ce que ton corps te dit qu’il aimerait mieux faire, qui lui ferait davantage plaisir. Cela, tu le feras plus tard car ta raison te dit de faire d’abord ton devoir, qui doit passer avant », etc. 

Si ce que nous appelons « nos devoirs » quand nous sommes petits, et « la Loi » – loi juridique ou loi morale – quand nous sommes grands, nous permet de trancher lorsqu’il y a conflit entre le plaisir du corps et d’autres considérations, comme l’entretien de ce corps et tout ce qui relève de nos rapports avec la communauté, il existe cependant un moyen de les réconcilier, au point que le sens du devoir s’efface entièrement parce qu’il vient s’intégrer, se couler, dans une instance englobante. C’est ce que Jacob Taubes (1923-1987) nous permet de comprendre quand il rassemble ce que l’on trouve dans les écrits théologiques et d’autres fragments de Hegel à propos de l’amour. 

Ainsi, selon Hegel, nous rappelle Taubes, l’amour « ne nous enseigne pas le respect des lois ; bien plutôt, il met en évidence ce qui satisfait la loi et l’annule en tant que loi, et est donc quelque chose de supérieur à l’obéissance à la loi, et qui rend la loi superflue » (Hegel in Taubes [1947] 2009 : 150). Et encore : dans l’amour il y a « unité entre le penchant et la loi, dans laquelle la seconde perd sa forme de loi » (Hegel in ibid. : 151). Et Taubes d’ajouter : « Dans l’amour, toute considération de devoirs s’évanouit » (ibid. : 150) car, selon Hegel toujours : « les devoirs supposent une résistance, alors qu’un acte que nous aimons poser n’en suppose aucune » (Hegel in ibid. : 151).

Selon Hegel, l’amour aplanirait donc le conflit entre le plaisir et le devoir ; avec lui, la loi est respectée sans effort, sans même y songer. L’amour, c’est donc le principe qui nous permet de faire s’évaporer les tiraillements des choix à arbitrer entre notre volonté rationnelle soucieuse des devoirs et la force contradictoire émanant de notre « chair » dans les termes de Paul de Tarse, qui nous entraîne elle dans la recherche du plaisir. L’amour pour Hegel est la recette de la moindre résistance du monde à notre désir de vivre, avec lui, nous prenons sans effort le monde « dans le sens du poil » selon l’expression consacrée, parce qu’il y a avec l’amour, « unité entre le penchant et la loi ».

Quel rapport alors avec le nombre de dimensions dans notre univers, et ce que nous pouvons en saisir ? 

Continuons d’écouter Hegel : pour lui, l’amour est l’« union de l’esprit et du divin ; aimer Dieu, c’est se sentir soi-même dans le tout de la vie sans aucune restriction extérieure dans l’infini » (Hegel in ibid. : 151), Taubes précisant à ce propos que « Hegel conçoit l’infini non comme l’absence de toute limitation, mais comme perfection » (ibid. : 151).

Qu’est-ce que cela signifie dans la perspective que nous adoptons ici d’un nombre de dimensions du monde que nous percevons (4) et d’autres qui nous demeurent cachées (Ω), et dont l’ensemble permet de rendre compte du monde tel qu’il est vraiment (Σ), à savoir déterministe de toute éternité ? 

Je reprends, en l’explicitant dans cette optique de la physique, le passage de Hegel cité à l’instant : 

« l’amour est l’union de l’esprit [vécu dans les 4 dimensions de notre expérience quotidienne] et du divin [les Ω dimensions qui nous demeurent cachées] ; aimer Dieu, c’est se sentir soi-même dans le tout de la vie sans aucune restriction extérieure dans l’infini [le monde tel qu’il est en réalité, dans ses Σ dimensions] ».

Taubes dit encore que « l’amour prend sa forme parfaite dans la révélation qu’est la vie et a toujours une longueur d’avance par rapport à la révélation de Dieu » (ibid. : 155). Qu’est-ce que la « révélation qu’est la vie » ? Laissons la conclusion à Hegel : « les amants se séparent à nouveau, mais dans l’enfant, l’union elle-même est devenue inséparable » (Hegel in ibid. : 154).

Le taoïste Tchouang-tseu (369 – 286 av. J.-C.) rapporte une historiette mettant en scène son adversaire idéologique Confucius en vue de souligner le caractère rigide et dogmatique du confucianisme qui vise par ses préceptes s’adressant d’un côté aux dirigeants et de l’autre aux sujets, à assurer l’harmonie entre le gouvernement (« Le Ciel ») et ses citoyens (« La Terre »), mais sous la forme empesée de comportements ritualisés. 

Alors que Confucius admirait la cataracte de Lü-leang, il aperçut un homme emporté par les eaux tourbillonnantes. Il enjoignit aussitôt à ses disciples de tenter de venir en aide au malheureux s’il passait à leur portée sur la berge. À la surprise générale, l’homme sortit de l’eau par ses propres moyens, et s’apprêtait à reprendre avec insouciance sa promenade. Interrogé par Confucius, il expliqua sa manière habituelle de se baigner dans les eaux rugissantes de la cataracte : « Je me laisse aspirer par l’entonnoir du tourbillon, puis rejeter dans le remous autour. Je me contente de suivre le mouvement de l’eau sans agir pour ma part » (in Billeter 2015 : 28). 

L’art de vivre de l’intrépide baigneur de Tchouang-tseu, c’est bien sûr le wu-wei du taoïsme, un moins-agissant qui ne doit pas être confondu avec un non-agissant : suivre le tao, la voie, c’est se laisser couler judicieusement et sereinement dans le cours du monde en perpétuel devenir. C’est là que réside la liberté authentique de chacun : dans une telle insertion harmonieuse à la place qui nous est propre au sein de l’ensemble, ayant appris à survivre parmi les remous les plus violents, ayant acquiescé au principe de ne pas résister au mouvement tumultueux du monde plus qu’il n’est nécessaire.

Comment mieux harmoniser son comportement avec celui du monde dans l’ensemble de ses dimensions : les 4 auxquelles nous sommes sensibles, et les Ω dimensions qui nous sont cachées, que ce baigneur ayant parfaitement intégré le principe du tao, la voie : « Je me contente de suivre le mouvement de l’eau sans agir pour ma part » ?

Or l’amour occidental et le tao oriental, nous permettent de dépasser la simple « lecture de signes ».

Les mantiques, les techniques de divination, sont autant de modes d’appréhension des dimensions cachées (Ω). Elles font cependant de l’essence du monde tel qu’il est dans sa complétude, une entité étrangère aux individus, qu’ils consultent alors de manière ponctuelle sur un mode oraculaire, en extériorité à eux-mêmes. La démarche inverse est celle d’offrir une méthode digne de ce nom en tant que mode de vie à proprement parler, proposant une méthode pour se couler harmonieusement dans le flux du monde en devenir. C’est cela que l’amour occidental et le tao oriental ont accompli, réussissant dans la tradition qui était celle autrefois de la philosophie naturelle occidentale, une appréhension d’ensemble, que ni la science seule, ni la théologie seule, n’étaient à même de réaliser. 

Il y a pour nous le physique = les 4 dimensions qui nous sont connues, et le méta-physique, le physique tel qu’il échappe à notre représentation [et que le « surnaturel » a vainement tenté de capturer] – les Ω dimensions qui nous échappent parce qu’elles sont hors de la portée de nos sens, adaptés eux à un devenir en 4 dimensions. Ce que nous n’avons pas su produire (ou pas encore produit), c’est un discours sur l’Absolu, les Σ dimensions ensemble (physique connaissable + méta-physique inconnue ou inconnaissable), soit ce qui correspondrait à ce que désignons du terme d’eschatologie : l’étude des fins dernières de l’homme et du monde.

Rien n’interdit cependant a priori de découvrir par les méthodes classiques de la science physique, à l’aide d’une analyse extensive des données, les Ω dimensions cachées dont Thom suppute l’existence et qui nous échappent.

Il n’est pas à écarter cependant que l’explication une fois produite ne soit pas compréhensible à des créatures qui comme nous vivent intuitivement dans un monde à 4 dimensions et non à Σ dimensions. 

Peut-être sommes-nous en train d’inventer avec ce que désignons par « Intelligence Artificielle », l’instrument qui, lorsqu’il aura analysé l’ensemble des données dont nous disposons, nous fera apparaître les Ω dimensions manquantes. 

Le risque existe cependant que nous ne comprenions strictement rien à ce que l’IA aura découvert (à l’instar du chimpanzé à qui le sens de la discussion entre ses deux gardiens s’il convient ou non de le changer de cage, échappe entièrement) mais rien n’interdit à l’IA de modéliser avec succès les Σ dimensions (physique + méta-physique) qui sont véritablement celles qui permettraient de rendre compte du devenir de notre univers par la chronique de son déroulement purement déterministe, et de nous communiquer la part de ce récit qui nous serait compréhensible, et pour commencer – car c’est là une chose au moins que nous pouvons comprendre – quel est le nombre représenté par Ω.

Indépendamment de toute question de compréhension, nous serions de toute manière incapables de vivre dans un monde dont le déterminisme nous serait parfaitement transparent : une telle compréhension déboucherait sur un fatalisme paralysant, sur notre désespoir, à nous êtres humains conçus pour vivre dans le « souci », l’anxiété des moments à venir. Nous n’avons pas été conçus pour l’ataraxie : la tranquillité de l’âme, mais pour l’incertitude ouverte sur des choix cornéliens – même si la plupart d’entre nous cherchons à y échapper pour nous réfugier dans l’anesthésie que nous procurent les paradis artificiels achetés dans le commerce, licite ou illicite, ou par la magie de l’ordonnance obtenue du médecin traitant ou du spécialiste.

C’est à cette incapacité constitutive chez nous à vivre le déterminisme que Taubes fait allusion quand il affirme :

« Nous ne saurions partager l’optimisme […] au sujet de l’ultime libération de l’esprit humain par la conscience de soi historique, parce qu’une critique de la raison historique […] révélerait de quelle perte de sa substance l’homme paierait une telle libération. [Car cette libération] découvrirait à notre regard le visage de la Méduse caché derrière la liberté de l’historicisme. À notre époque, les tentatives pour masquer les conséquences de l’historicisme n’ont pas manqué. La plus récente est l’œuvre de Martin Heidegger, qui a […] voulu échapper aux conséquences fatales d’une libération ultime de l’esprit humain » (Taubes [1947] 2009 : 284).

Heidegger a tout fait pour préserver l’Ω, les dimensions cachées, soit ce à quoi nous renvoyons par le concept « Dieu », en tant qu’inconnaissable par essence. Thom avait lui aussi l’intuition de cette forclusion voulue par certains quand il faisait observer :

 « Le hasard serait-il autre chose qu’un substitut laïque de la finalité divine … » (Thom [1980] 1990 : 63).

Et il ajoutait dans sa « Postface au débat sur le déterminisme » :

« Le conflit déterminisme-hasard est […] la manifestation d’une préférence ontologique entre la substance et l’attribut. On ne s’étonnera pas si les déconstructeurs de l’être, les détracteurs de l’ordre et autres chantres du hasard préfèrent le statistique au déterminisme » (Thom 1990 : 279).

Propos qui faisaient écho à une remarque faite par lui antérieurement :

« Serait-ce le caractère fondamentalement subjectiviste et a-scientifique d’une tradition universitaire issue de Husserl et de Heidegger ? » (Thom [1980] 1990 : 77).

Ce que l’on pourrait paraphraser en « le parti de Dieu défend son pré carré contre tout empiétement par la science physique ».

Conclusion

 

L’interprétation de la mécanique quantique que proposa Hugh Everett III en 1957, en supposant que chacun des deux états superposés observés dans une particule poursuit son évolution de manière déterministe (quitte à produire un tout nouvel univers pour ce faire), au lieu que la fonction d’onde ne se réduise en l’une des deux branches de son alternative, est celle qui a pris le principe du déterminisme le plus au sérieux parmi les interprétations concurrentes de la mécanique quantique. Il existe donc d’emblée une affinité essentielle entre la théorie d’Everett et le credo de Thom en un déterminisme de fait de notre univers physique. La réconciliation à cette occasion des théories philosophiques les plus convaincantes ayant été produites au fil des siècles, au sens de la cohérence interne de leur construction, que sont celles de Descartes, Leibniz et Hegel, constitue un élément qui soutient par son éclairage, de manière indirecte sans doute mais non-négligeable pour autant, leur plausibilité.

Néanmoins, même si l’hypothèse de Thom sur le déterminisme devait être fausse, à savoir que notre univers ne compte pas plus de dimensions que les 4 que nous lui connaissons, et que l’indéterminisme soit véritablement son lot, il est éclairant d’examiner les conséquences qu’auraient la vérification expérimentale des hypothèses d’Everett et de Thom ou la plausibilité devenue incontournable que pourrait leur assurer toute autre source, en raison de la lumière que projette sur notre sort commun le décentrement vertigineux qu’elles supposent.

Quoi qu’il en soit donc de la véritable facture du monde (de l’Être-donné), l’exercice n’aurait pas été vain. Il serait même, pourquoi pas ? salutaire, comme le sont en soi les principes de l’amour et du tao, de la voie, dont nous avons pu situer le rôle clé en tant que lignes de conduite idéales dans notre monde emporté par le devenir – ou qui semble tout au moins tel à nos yeux.

 

 

 

 

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[1] Publié chez Christian Bourgois en 1985. Je possède toujours un courrier par lequel Guilbaud me remercie du compte-rendu que j’en avais fait dans la revue L’Âne : « Les ‘petits poissons’ qui me cherchent chicane, je ne leur en veux pas : je m’accroche à mes vues, résolument éloignées de toute ontologie… ».

[2] Selon Kojève, même le bouddhisme chinois est athée : « l’analyse de la conception bouddhiste du monde permettra d’élucider la nature de toute religion athée… » (Kojève 1998 : 75).

[3] Relèvent de la réflexion théologique de Hegel, lors de son séjour à Berne : La vie de Jésus (1796), une réécriture par lui des évangiles, ainsi qu’une réflexion sur ce qu’il appelle La positivité de la religion chrétienne (1795-96). Il y a ensuite dans les « Écrits divers » de Hegel, des notes inédites sur l’amour, rédigées alors qu’il réside à Francfort (1797-1800)

[4] Le fluide « matière-flamme » présent au sein des matières combustibles dont on supposait que la disparition expliquait la combustion. C’est Lavoisier, en mettant en évidence que le poids total d’une chose ayant brûlé avait augmenté, qui révéla que la combustion était en réalité une oxydation vive : de l’oxygène se combine avec ce qui brûle.

[5] La théorie des mondes multiples (« many-worlds ») est une reformulation de la mécanique quantique publiée en 1957 par Hugh Everett III dans sa thèse défendue à Princeton. D’autres physiciens de premier plan, tels Murray Gell-Mann (1929-2019) et James Hartle, souscrivent à des variantes très proches de cette conception. Price fait observer que « [La théorie] des mondes multiples est un retour à la conception classique, pré-quantique, de l’univers dans laquelle toutes les entités mathématiques d’une théorie physique sont réelles » (Price 1994-95), à entendre comme « chaque symbole présent dans les équations utilisées dans la modélisation représente un objet réel du monde physique ».

[6] Price : « Selon l’hypothèse des mondes multiples, l’ensemble des aboutissements possibles d’une interaction quantique se réalisent. La fonction d’onde, au lieu de se réduire au moment de l’observation, continue d’évoluer de façon déterministe, couvrant la totalité des possibilités inscrites en elle. Tous ces aboutissements existent simultanément, mais cessent d’interférer l’un avec l’autre : ils ont divergé en un ensemble de mondes tous également réels mais mutuellement inobservables » (Price 1994-95).

[7] Price : « Une mesure est une interaction entre sous-systèmes qui déclenche un processus d’amplification [d’un événement microscopique vers un événement macroscopique : à notre échelle, qui nous devient alors visible], le plus souvent à l’intérieur d’un objet (que nous appelons alors en général l’instrument de mesure) ayant plusieurs degrés de liberté internes, conduisant à un changement dans la structure au plus haut niveau de l’objet (qui peut être l’appareil d’enregistrement) » (Price 1994-95).

[8] Price : « Du point de vue du chat survivant, il occupe un monde différent de celui de sa copie malheureuse et décédée » (Price 1994-95).

[9] La mort dans l’un des scénarios provoque une rapide divergence des deux mondes : « Les mondes bifurquent, “décohèrent”, l’un de l’autre quand des événements irréversibles ont lieu. [… Ceux-ci] détruisent pratiquement toute possibilité d’interférence future [entre les mondes ayant divergé] » (Price 1994-95). Au contraire, en l’absence d’une telle irréversibilité, l’ensemble des mondes où je reste en vie retrouvent rapidement leur unité. À propos du fait que nous ne ressentons pas (à l’intérieur des mondes où nous restons en vie) l’effet de ces bifurcations constantes, Price fait la remarque suivante : « L’argument selon lequel la représentation du monde implicite à cette théorie est infirmée par l’expérience, du fait que nous ne sommes pas conscients du processus de bifurcation, sont comparables à la critique du système copernicien selon laquelle le mouvement de la terre considéré comme un fait physique réel est incompatible avec l’appréhension de sens commun de la nature, puisque nous ne ressentons pas un tel mouvement. Dans les deux cas l’argument perd de son impact lorsqu’il est montré que la théorie elle-même prédit que notre expérience sera ce qu’elle s’avère être. (Dans le cas du système copernicien, l’addition de la physique newtonienne fut nécessaire pour que l’on puisse démontrer que les terriens sont nécessairement insensibles au déplacement de leur planète) » (Price 1994-95).

[10] Nombre de fois qu’une intuition à fondement empirique a pu évaluer à neuf, avant que cette disposition à une immortalité relative ne soit attribuée aux chats. D’où le titre du présent essai.

[11] Sans parler de toutes les autres créatures vivantes et de l’ensemble des entités inertes – que j’ignore ici en raison de la qualité toute spéciale d’autoréférence que la conscience autorise. Les animaux – ou certains animaux – disposent peut-être d’une conscience mais, contrairement à nos co-spécifiques, ils échouent (en tout cas auprès de la plupart d’entre nous) à nous convaincre qu’ils en disposent effectivement (le chat de Schrödinger en particulier).

[12] Price : « [la conception des] histoires multiples définit une hiérarchie d‘histoires de type plus familier connectées entre elles où chacune est l’“enfant” de l’ensemble des histoires parentes possédant un sous-ensemble seulement des événements irréversibles qui définissent cet enfant, et est aussi le “parent” de toute histoire possédant un sur-ensemble de tels événements » (Price 1994-95).

[13] Intuitivement, on pourrait penser que tout monde sans histoire versera un jour ou l’autre dans la chronologie, du fait qu’il existe à tout moment (constaté bien entendu dans un monde historique parallèle) une probabilité non-nulle qu’une dissymétrie créatrice d’irréversibilité apparaisse.

[14] À moins hélas que le sentiment de liberté qui accompagne la conscience ne soit lui purement illusoire. Je me dois de mentionner cette éventualité, ayant défendu cette thèse dans la première partie du présent ouvrage. Si, comme je l’ai avancé dans ce texte antérieur, la conscience est privée de tout pouvoir décisionnel, nous sommes alors réduits au statut de témoin impuissant de notre histoire individuelle, capables seulement de rédiger à son sujet une narration autobiographique qui entérine les faits. La conscience comme cul-de-sac constitue une interprétation possible du mythe platonicien de la caverne (voir Griswold 1999 : 14).

[15] Lorsqu’un espace est envisagé dans un nombre plus réduit de dimensions que le sien, les physiciens parlent aussi de réduction dimensionnelle ou de compactification.

[16] Un clin d’œil à « Je suis l’alpha et l’oméga » (Apocalypse de Jean, 22 : 13).

[17] Dans la citation de Thom ci-dessus, cela donnerait « réinstaurer le déterminisme en adjoignant à l’espace donné E de dimension 4 un espace O de variables cachées de dimension Ω (qu’on peut appeler interne du fait du lien entre cet espace, qui nous est caché, et l’espace donné) ; on considérera le phénomène initial dans 4 dimensions vu dans E comme projection d’un système déterministe dans l’espace-produit E × O, espace à 4 + Î© (= Î£) dimensions ».

[18] La querelle se déroula tout entière dans le cadre de l’université de Louvain, qu’elle déchira pendant près de dix ans. Elle prit une ampleur telle que « si de bons amis n’étaient intervenus, Sa Sainteté [le pape Sixte IV] aurait déclaré l’université tout entière hérétique » (ibid. 42). La question à laquelle Pierre de Rivo [Pierre van den Beken de son vrai nom selon les usages contemporains] eut à répondre (« Après que le Christ eut dit… »), fut posée le 13 décembre 1465 (ibid. 27-28). Pierre de Rivo tenait que « Rien ne peut précéder dans le temps un futur contingent d’où il puisse se déduire par voie de conséquence nécessaire » (ibid. 29). Le point de vue contraire fut défendu par Henri de Zomeren [Henri van Echerbroech comme il serait appelé aujourd’hui], lequel nous assura que les étudiants assistant à la disputatio n’étaient pas moins de cinq cents (ubi non creditur fuisse unquam citra quingentos auditores) (ibid. 261).

[19] Dans la perspective de Kojève, la position de Bonaventure s’assimile au point de vue éléatique parménidien d’un devenir « figé », qu’il assimile à la Thèse de la philosophie, alors que celle de Duns Scot s’identifie à l’Anti-thèse de la philosophie développée par Héraclite du devenir comme flux changeant ininterrompu : « … loin de s’im-poser, la Philosophie, déjà posée en tant que Thèse, se re-pose en tant qu’Anti-thèse, qui s’op-pose à la Thèse parménidienne et qui fut développée pour la première fois par Héraclite » (Kojève 1973 : 7). La question se pose dans ce cadre de concevoir l’Éternel comme étant soit statique dans une perspective parménidienne, telle que reprise par Platon, soit dynamique dans une perspective héraclitéenne, comme ce fut le cas chez Aristote. Dans les termes de Laurent Biard, commentateur de Kojève : « Tout se passe donc comme si Parménide n’avait orienté son regard que vers l’éternité immobile source des essences éternelles des choses, quand Héraclite ne se serait tourné que vers la variabilité indéfinie des manifestations sensibles des choses et des mots censés les désigner par leur sens » (Kojève 1998 : 33). Et chez Kojève lui-même : « l’Éternel [chez Kant] mis en relation avec le Temps lui-même et non plus avec l’Éternité : NI l’Éternité platonicienne qui est hors [du Temps], NI avec l’Éternité aristotélicienne qui est dans le Temps » (Kojève 1973 : 11).

[20] Comme on l’a vu : l’« Être-donné » chez Kojève.

[21] L’« Existence-empirique » chez Kojève.

[22] Nous avons vu dans la première partie que le psychologue américain Benjamin Libet avait montré dans les années 1970 que ce que nous appelons dans le cadre de la vie quotidienne notre volonté n’est en réalité que l’entérinement au niveau de notre conscience de gestes que notre corps a en réalité déjà entrepris et dont celle-ci n’est informée qu’avec un retard qui lorsqu’il est mesuré intervient en fait entre une demi et dix secondes plus tard, moment où la conscience se convainc qu’elle a l’intention de les opérer.

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Une réponse à “La volonté, le destin, l’amour, ne sont pas ce que vous croyez

  1. Avatar de Decoret Lucas
    Decoret Lucas

    Si dimension supérieure il y a, la relativité des quand on veut on peut des je t’aime et des j’y arriverai est tout de même un peu relative.

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