Pierre Pénet m’a invité au Colloque international de l’Institut d’études avancées de Paris qu’il organise en décembre, intitulé LA PAROLE PROPHÉTIQUE : INTUITION, PRÉVISION, RÉFORME. Je lui ai envoyé la déclaration que vous pouvez lire ci-dessous.
Par ailleurs, à propos de son article Les prophètes de la finance. Contester et refaire l’époque, je lui ai écrit ceci :
« Je ne suis pas d’accord avec l’un de ses points centraux : pour justifier le fait qu’il se serait agi d’une prophétie et non d’une prévision correcte vous dites que certains de vos 18 prophètes pensaient qu’il y avait trop de réglementation et d’autres trop peu. Or il s’agit d’une considération tout à fait périphérique par rapport à la prévision elle-même : que les subprimes seraient à l’origine d’une crise financière majeure. »
Bonjour Pierre Pénet !
Merci à vous de m’avoir invité dans ce colloque en décembre consacré au prophétisme financier et de me considérer comme l’un des 4 ou 5 prophètes en matière de finance auxquels vous consacrez votre réflexion.
J’ai vu : des analyses sont produites sur en quoi je suis un « prophète financier », comment je suis arrivé jusque-là, les difficultés que j’ai rencontrées à faire passer mon message et qui justifient que je sois considéré comme un « prophète » plutôt que, justement, un économiste ayant fait des prévisions.
C’est à partir essentiellement de la difficulté à faire passer mes idées et, aussi, du fait que je n’apparaissais pas véritablement comme le type d’économiste pouvant faire ce type de prévision puisque j’étais essentiellement, en fait, un anthropologue qui avait fait carrière dans la banque, qui en était à sa 17e ou 18e année de travail dans la finance, mais comme ayant essentiellement appris la finance sur le tas plutôt que sur les bancs de l’école et en ayant travaillé dans la salle des machines : dans la soute, et en découvrant comment ça marche véritablement à l’intérieur.
C’est plutôt un avantage parce que, apprendre la finance sur les bancs des écoles, dans les universités, c’est en fait être coupé de ce qui constitue en réalité le plus gros du savoir de la finance, c’est-à-dire ce qui circule à l’intérieur des banques et dont vos supérieurs vous disent bien qu’il ne faut surtout pas en parler à l’extérieur : il ne faut surtout pas écrire d’article là-dessus, de livre ! « Ça fait partie de, comment dire ? notre capital commercial de savoir un certain nombre de choses que les autres ne savent pas ».
Alors, comment est-ce que je me suis retrouvé dans cette situation ? Ça, ça n’apparaît pas dans vos recherches parce qu’il faut véritablement que moi je vous le dise pour que vous le sachiez, puisqu’il s’agit en réalité d’une stratégie. Enfin, le mot de « stratégie » s’applique-t-il véritablement ? ce sera à vous de me le dire.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Je suis un enfant qui était bon à l’école mais j’ai rarement été premier de la classe. J’ai toujours été le second ou le 3e et mes professeurs disaient toujours (ça a commencé par les instituteurs), ils s’adressaient à mes parents en disant : « Ecoutez, s’il faisait le moindre effort, il serait premier plutôt que d’être second ou 3e. C’est parce qu’il agit en dilettante. C’est parce qu’il manifeste assez clairement que tout ça ne l’intéresse pas vraiment. On sait bien qu’il lit des livres en cachette sous la tablette de son pupitre. On sait bien qu’en fait, il s’intéresse à d’autres choses ! C’est un enfant qui se constitue son savoir de lui-même et dont le savoir qu’on lui inculque (N.B. que ce soit à l’école primaire ou, ensuite, dans l’enseignement secondaire), c’est quelque chose qu’il va absorber, mais très facilement. Il termine ses devoirs en général une demi-heure avant tout le monde et, bon, après, il s’occupe à faire d’autres choses, voilà, parce qu’il a une certaine facilité ».
Mais cela dit, vu de l’intérieur : perçu par moi, j’étais en réalité très très impressionné par d’autres camarades dont je considérais qu’ils étaient excellents dans leur domaine, ce qui n’était pas mon cas, probablement parce que, eux, ils y consacraient le plus clair de leur temps et qu’ils y mettaient une certaine, comment dire ? conviction, qu’ils construisaient un discours aussi, en disant : « Moi, je suis excellent en maths ! », etc.
Et j’en ai vu par la suite, effectivement, ils ont eu un parcours assez linéaire. Ils sont allés à l’université. Ils se sont inscrits dans le domaine où ils considéraient qu’ils étaient champions (j’en dirai un mot par la suite). Alors que moi, eh bien, j’étais effectivement un touche-à-tout. Je me suis inscrit à l’université dans plusieurs facultés avant de trouver celle qui me convenait. Je me suis inscrit dans une École de commerce puis je me suis inscrit en sciences économiques. Tout ça ne me convenait pas. J’ai fini par m’inscrire en sociologie puis en anthropologie où là je suis resté. J’y suis resté essentiellement parce qu’on me fichait la paix. Je pouvais lire n’importe quel livre (comme je l’ai fait par la suite). Je pouvais lire un livre de mécanique quantique parce que ça me passionnait et dire : « Oui, mais c’est parce que je fais une anthropologie de la mécanique quantique ! » et il était impossible à quiconque de dire : « Mais ça n’existe pas ! » : on pouvait être anthropologue de ceci ou de cela, ça dépendait de sa propre fantaisie. Et le fait est que, bon, ça m’a servi par la suite d’avoir étudié la mécanique quantique, pas pour obtenir un diplôme en sociologie ou en anthropologie mais, par la suite, quand j’ai fait des recherches de type épistémologique, ça m’a été bien utile de pouvoir dire : « Oui, et en mécanique quantique, ça se passe de telle et telle manière ! ».
Bref, j’arrive à l’université et… je sors de l’université en me disant que je suis bon : on voit bien, on comprend bien, que je ne suis pas médiocre dans ce que je fais puisque ça se passe assez facilement. Mais j’ai le sentiment d’un complexe d’infériorité par rapport à des tas de camarades qui disent : « Moi, je suis un grand chimiste ! Moi, un grand mathématicien ! », etc. Et je les vois se lancer dans leur domaine et ce dont je m’aperçois, surtout, c’est qu’ils trouvent facilement du boulot. On ne leur fait aucune difficulté et ils sont mathématiciens, ils sont chimistes, etc., mais – et ça, je le verrai au fil des années – ils ne deviennent jamais de grands mathématiciens, ils ne deviennent jamais de grands chimistes. Alors que moi, avec mon sentiment d’une certaine, voilà, d’une certaine facilité, je me classe dans les gens qui sont de niveau moyen.
Mais je constate assez rapidement une chose : c’est que je provoque la terreur des gens autour de moi, et en particulier des aînés. Je vous donne deux exemples : je suis élève de Lévi-Strauss. Je vais à son séminaire, on est en 69. Et je fais un mémoire d’anthropologie sur les rapprochements possibles entre la pensée de Lévi-Strauss et celle de Rousseau et j’ai cette surprise extraordinaire : c’est qu’au moment où je lui montre mon mémoire (un mémoire de ce qu’on appellerait master maintenant), je montre ça à Lévi-Strauss et il me dit de très très mauvaise humeur : « Oui, mais c’est des choses que j’ai déjà dites ! ».
Et là, bon, je tombe bien sûr des nues : évidemment qu’il s’agit de choses qu’il a déjà dites puisque moi, je suis le petit élève qui compare deux maîtres immenses : Jean-Jacques Rousseau et Claude Lévi-Strauss ! et je fais des rapprochements, je dis : « Voilà l’influence du premier sur le second, et la différence entre eux ». Et ce monsieur qui est donc la vedette absolue dans le domaine de l’anthropologie, quel âge a-t-il à l’époque ? Il est de 1908, moi je suis de 1946, donc il a 38 ans de plus que moi. Moi, j’ai donc… à l’époque, j’ai 23 ans, lui, il en a 61. Et donc, il ne peut absolument pas être question de rivalité entre des gens qui sont, l’un, un débutant absolu et l’autre, un professeur adulé du monde intellectuel et qui me dit : « Vous êtes un rival pour moi, voilà. Cessez de copier ce que je fais ! », alors qu’il s’agit d’un travail scolaire extrêmement respectueux. Je ne le situe pas dans la même classe que moi, bien entendu, dans la même ligue, c’est un type que je classe, je ne sais pas, 14 niveaux au-dessus du mien et il me dit : « Cessez de vous conduire en rival ! ».
Et donc je n’absorbe pas au moment-même. Je veux dire que c’est simplement de la stupéfaction. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’arrive à dire ce que je viens de dire maintenant, autrement dit, à analyser un peu ce qui s’est passé.
C’est seulement quelques années plus tard que je deviens conscient qu’on apprécie ce que je fais. Je suis un étudiant thésard à Cambridge, en fait un étudiant assez marginal parce que je suis un francophone. Bien sûr, c’est un compliment qu’on me nomme quand on recrute de jeunes professeurs cinq ans plus tard.
Mais là, même scénario, j’ai un « Professor » comme on dit là-bas, le directeur de ma « chair » (de mon département), Jack Goody. Il est né en 1919. Moi, je suis né en 1946. 1919, c’est deux ans de moins que mon propre père. Il y a donc exactement une génération qui nous sépare.
Une génération nous sépare. Très rapidement, il commence à s’énerver en considérant que je suis pour lui un rival. Il est vrai que je publie des articles aussi bien en français qu’en anglais et il y a un incident, là aussi, qui me sidère, comme l’histoire de mon mémoire par rapport à Lévi-Strauss. C’est la chose suivante : c’est que j’ai donc fait un travail de terrain en anthropologie en France. Que l’on fasse du travail anthropologique de terrain dans son propre pays, c’était une chose relativement controversée à l’époque. À proprement parler, il ne s’agit pas de mon propre pays puisque je suis Belge et que mon terrain est en France, mais enfin bon : il s’agit de l’Europe, même si la culture bretonne est distincte et très différente de la mienne. Je fais une étude sur les pêcheurs bretons. Je rédige ma thèse. Je la défends en 1977. Je suis nommé jeune professeur à Cambridge et on me reconnaît comme quelqu’un qui a fait un travail extrêmement intéressant d’anthropologie de la France. Et là, dans une conversation avec Goody (je savais qu’il avait une maison de campagne en France, dans le Lot ou en Dordogne) et il me dit : « Tu sais… » (parce qu’on est en fait, au départ, dans une relation extrêmement familière, il vient bavarder chez moi en soirée, etc. et je dis qu’il me tutoie alors qu’évidemment, en anglais, ce n’est pas facile de savoir si on tutoie ou non, mais, en fait, je sais qu’il me tutoie dans sa tête) et il me dit : « Tu sais , les conversations que j’ai eues avec les paysans autour de chez moi … j’ai pris des notes, etc., et j’aimerais bien mettre ça ensemble. Ce serait intéressant et j’aimerais bien, voilà, qu’on me reconnaisse un peu pour les choses que je vais écrire à ce sujet-là ». Et là, je lui réponds : « Eh bien, écoute, si tu veux, je peux m’arranger pour qu’on t’invite à un séminaire où on parle d’ethnologie de la France et où tu présenteras tes réflexions », ce qui est absolument normal puisque, moi, je suis, par rapport à l’anthropologie de la France, quelqu’un de sénior : je suis reconnu pour un travail qui est considéré déjà comme important. Et là, je le vois : il devient gris, simplement parce que j’ai proposé que ce soit moi qui le présente comme une personne junior vis-à-vis d’un milieu où je suis considéré comme une personne sénior, c’est-à-dire l’anthropologie de la France.
Et là, bon, le rapport capote entièrement : il commence à ce moment-là à me vouer une haine féroce et quand il a la possibilité d’empêcher que je sois titularisé, et que tout le monde dit autour de nous : « Mais enfin, il n’y arrivera pas : on voit bien que c’est un caprice, que c’est ridicule. Tu as produit plus de publications que plusieurs de tes collègues [à Cambridge] considérés comme des gens beaucoup plus séniors ». Mais il arrive quand même à m’empêcher d’être titularisé.
Bon. Et là, à ce moment-là, à ce moment-là, je commence à me demander si je ne suis pas quelqu’un d’intelligent : parce qu’il y a une telle mobilisation pour m’empêcher de progresser. Je ne suis pas dans la position des gens que je considérais comme des gens très très intelligents, comme cet ami chimiste, comme cet ami mathématicien mais pour qui, après, une fois nommés, il ne se passe plus grand-chose. Si, ils sont considérés comme honorables dans leur profession mais là, il y a un barrage : on me bloque l’accès à ma profession. Ce sera le cas aussi quand je me présenterai plus tard au CNRS en France. J’en aurai la confirmation orale bien des années plus tard quand Jacques Lautman, le fils du grand mathématicien et grand résistant Albert Lautman, que je ne connaissais pas, me convoquera au CNRS pour me dire : « J’ai découvert en arrivant ici qu’il y avait un scandale autour de votre nom : un véto a véritablement été mis à votre nomination ». En fait, l’anthropologue Michel Izard, que j’avais connu au séminaire de Lévi-Strauss et qui m’avait pris en amitié, m’avait tenu au courant au moment même.
Et ce sera le cas ensuite pour l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Donc il y a une coalition. il y a une entente, vraiment systématique pour m’empêcher d’entrer, pour empêcher que j’avance. Ma copine, qui est elle dans ce milieu qui ignore notre relation (on est relativement discret parce qu’elle est la femme d’un prof célèbre), me dira un jour : « Vous savez (on ne s’est jamais tutoyé), ce que je viens d’entendre en ville ? On espère que vous vous clochardisez ! » On ne me fait donc pas de cadeaux.
Et là, à ce moment-là, je me dis : « Bon, il y a un truc que je n’avais pas vu. Je me considérais comme très moyen mais, là, il y a un truc ! Que des gens qui ont une génération de plus que moi, que des gens dont le nom est partout dans les journaux considèrent que je suis un rival alors que je ne suis nulle part, voient en moi une telle menace… ». Tout ça se passe à l’époque où je commençais à fréquenter vraiment la psychanalyse. Et donc j’ai compris que ce n’est pas à moi de dire si je suis intelligent dans mon domaine : ce sont les autres. Ce sont les autres qui décident de ça et là, ils sont en train de mettre le paquet pour empêcher que j’entre, que j’apparaisse.
Et il y a d’autres symptômes. Il y a une nouvelle revue américaine d’histoire de l’anthropologie. Ça se passe encore au moment où je suis prof à Cambridge. J’envoie un article et il est refusé de manière assez grossière. Et là, je reconnais dans les commentaires négatifs qui sont faits pour me refuser mon papier, je reconnais quelques tics de langage du directeur de la publication qui est très connu [probablement dus au fait – que je découvre maintenant – que sa langue maternelle était l’allemand]. Et je lui réponds. Je lui dis : « Ecoutez, j’ai l’impression que ce n’est pas la qualité de mon papier qui est en jeu, c’est le fait simplement que vous n’avez pas envie que j’entre dans ce domaine ». Et je m’attendais à ce que le type m’envoie paître : me réponde n’importe quoi ou qu’il ne me réponde même pas. Je ne m’attendais pas à ce qu’il m’écrive. Et dans sa lettre il dit : « A la guerre comme à la guerre ! ». Et là aussi, à la guerre comme à la guerre, ça veut dire que, voilà, lui, il a 52 ans à ce moment-là et moi 34, et il considère que je constitue une menace pour lui.
Alors, tout ça n’explique pas encore le prophétisme. A partir de ce moment-là, je me dis : « On veut m’empêcher de faire mon métier d’anthropologue. Je vais accepter de faire d’autres choses si on me fait des propositions ». Et on m’offre effectivement de devenir fonctionnaire des Nations-Unies, ce qui a été une expérience extraordinaire. Je ne regrette absolument pas d’avoir fait ça ! J’ai manqué y laisser ma peau puisqu’on a essayé de m’assassiner mais bon, comme j’étais d’un naturel prudent, j’ai pris au sérieux un signal d’alarme, et j’ai évité les coups. On m’invite après dans l’intelligence artificielle. Très très bien ! Formidable ! Ce n’est pas à tout le monde quand même qu’on offre de devenir chercheur en intelligence artificielle alors qu’il n’a même pas un diplôme quelconque de mathématicien appliqué, ni d’informatique – parce qu’il n’y a pas encore de diplôme, à ce moment-là, en intelligence artificielle. Voilà, tout ça, c’est bien. Et après, quand ça, ça se termine, on me dit : « Devenez banquier, vous allez nous aider. Vous allez résoudre des tas de problèmes qu’on n’arrive pas à résoudre ! » et ça se passe effectivement comme ça pendant 18 ans.
Bon, pendant toute cette période-là, après Cambridge, je suis quand même extrêmement frustré. Je me dis : « Mon boulot, c’est d’être anthropologue, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Etc. ». Et là, je regarde un peu la carrière des gens. La carrière de Lévi-Strauss, qui est donc mon maître en anthropologie, ça n’a pas été facile. Il a ramé comme on dit très très longtemps [il a 50 ans quand paraît Anthropologie structurale]. Mon maître Leach, il était ingénieur. Il a été prisonnier dans un camp, dans un camp en Birmanie et puis, bon, comme il s’emmerdait, et il a eu raison, il a écrit ce qu’il voyait. Il en fait une thèse en anthropologie et on le nomme. On le nomme, bon, il n’est pas très jeune non plus au moment où on le nomme. Il a aussi 50 ans ou un truc comme ça [47]. Lacan, avant qu’on ne commence à s’intéresser véritablement à ce qu’il fait, il a 60 ans [il a 65 ans quand paraît Ecrits].
Je me dis alors la chose suivante, je me dis : « Bon, je vais voir. Je vais me mettre maintenant en retrait, en spectateur. Je vais faire les choses qu’on me demande de faire et je vais accumuler une expérience dans des domaines qui n’ont aucun rapport avec le mien (à savoir expert des pêcheries africaines, en intelligence artificielle, en finance, etc.) et on verra bien ce qui se passe ».
À ce moment-là, je me suis convaincu de ma propre valeur, mais ce n’est pas par ma conviction propre, c’est du fait de l’hostilité des autres, de l’hostilité en particulier de certains de mes maîtres. Je ne parle pas de Leach ou de Lacan qui, eux, étaient très encourageants, qui trouvaient formidable que certains de leurs élèves fassent des choses plus intéressantes qu’eux dans certains domaines, qu’ils les dépassent éventuellement. Ça, c’est la confiance en soi d’un bonhomme comme Leach par rapport à Lévi-Strauss. Mais là, je me suis convaincu. Je me suis dit : « Bon, si ces gens ont tellement peur, et comme ils ne sont pas fous, c’est qu’il y a vraiment un risque pour eux et donc, ça veut dire qu’un jour ou l’autre, j’aurai une certaine notoriété pour ce que je fais, qu’on reconnaîtra la qualité de ce que je fais ».
Et à ce moment-là, je me donne un certain nombre de repères. Je me dis : « Est-ce que j’aurai cette notoriété à 40 ans comme, je ne sais pas moi, comme Foucault [il a 40 ans quand paraît Les mots et les choses] ? Est-ce que je l’aurai à 50 ans comme Lévi-Strauss ? Est-ce que je l’aurai seulement à 60 ou 65 ans comme Lacan ? ». Et je me dis à ce moment-là : « Si je n’ai pas cette reconnaissance à 60 ans, alors là, il faudra que je fasse quelque chose : là, je ne pourrai pas continuer simplement à dire ‘Ça va se faire tout seul’. Il faudra à ce moment-là que j’intervienne de manière délibérée ».
Et bon, arrivent les 40 ans. Ça nous fait 1986. Il ne se passe encore rien. Je fais encore quelques missions pour les Nations-Unies [Congo, Libéria, Ghana, Bénin]. Je donne cours au département de Psychanalyse de Paris VIII. C’est juste l’année avant qu’on ne m’offre de devenir chercheur en intelligence artificielle. Ça paraît peut-être formidable mais je rame essentiellement, de contrat en contrat, ce qui me permet de vivoter.
J’ai 50 ans en 1996. On commence à reconnaître mon expertise comme ingénieur financier, comme quelqu’un qui fait des choses intéressantes en finance mais on est encore, je dirais, dans le sillage de la crise obligataire de 94 et en fait, je n’arrive même pas à trouver un boulot en France. Je suis obligé de trouver un boulot en Angleterre, dans les parages de La City et donc je suis quand même assez bas dans la hiérarchie du milieu financier. Je suis quelqu’un qui a trouvé, avec difficulté, un boulot sûrement très technique mais relativement mineur dans la finance à Londres.
Mes 60 ans en 2006 se profilent à l’horizon. Je travaille dans la banque aux États-Unis depuis dix ans. J’ai quitté Wells Fargo à San Francisco en 2004 et là je travaille chez Countrywide à Los Angeles comme ingénieur depuis 2005. C’est intéressant mais là, je me dis : « Bon, tu t’approches de l’âge où Lacan commence à être reconnu et il ne s’est toujours rien passé pour toi ». D’autant que je fais quelques essais de faire publier mes manuscrits [Comment la vérité et la réalité furent inventées qui paraîtra en 2009 et Le prix qui paraîtra en 2010] mais je suis considéré à ce moment-là comme un total outsider, comme quelqu’un qui est vraiment à la marge, dans les limbes. Quand j’envoie un manuscrit, les gens regardent ça et ils le tournent dans tous les sens et disent : « Oui, bon, enfin, mais qui est-ce que vous êtes ? Vous n’avez même pas un poste universitaire ! ».
Donc pas grand-chose, quasiment rien. Et à ce moment-là, je me dis : « Maintenant, voilà, c’est ce que tu t’étais dit depuis très longtemps : s’il ne s’est rien passé quand tu as 60 ans, là, le moment est venu d’intervenir. Là, il faut que tu fasses quelque chose ».
Et je regarde autour de moi. Je commence à écrire des romans sur ma vie là-bas, à San Francisco, et puis à Los Angeles, dont l’un a paru il n’y a pas très longtemps [Mes vacances à Morro Bay], mais sans me dire que c’est ça ma vocation ou que je vais devenir célèbre de cette manière. Je l’ai raconté : c’est parce que je panique un jour quand je parle à un de mes fils au téléphone et que je ne trouve plus mes mots en français. Je ne les montre à personne à cette époque-là [5/7/20 : Faux ! Je découvre en ouvrant un vieux dossier de correspondance, trois lettres de refus de mon manuscrit de Dix-sept portraits de femmes, datées de 2003 : de Gallimard, du Seuil et de Grasset].
Je me dis : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut réaliser un coup ! ». Il y a des personnes au fil de ma carrière qui m’avaient déjà dit ça, comme Michel Izard dont j’ai parlé tout à l’heure, qui me tenait au courant en particulier de ce qui se passait dans les coulisses du CNRS, qui me disait : « Voilà la saloperie qu’on vient de vous faire, pour vous empêcher d’entrer… ». Il me disait : « Maintenant pour percer, il faut une stratégie alternative, comme créer une grosse polémique : il faut faire un coup ! ». Un jour il m’avait donné rendez-vous dans un café au métro Saint-Placide, et il me dit : « Maintenant il faut que vous preniez le pouvoir. Vous pouvez compter sur moi, je serai à vos côtés : je serai votre lieutenant ! ».
C’était l’époque où je vivotais sur des contrats et je me suis dit : « Mais qu’est-ce qu’il me raconte ? ». Ce qu’il voulait dire c’est que je pouvais prendre le pouvoir en anthropologie parce que ma réputation le permettait. Mais comme je tirais le diable par la queue, comme le fait qu’on refusait de me nommer où que ce soit m’avait retiré toute confiance en mes propres capacités, j’étais totalement incapable de comprendre ce qu’il me disait. J’ai pensé pendant des années qu’il était complètement fou.
Mais donc, je reviens à 2006. Je me dis : « Eh bien, il y a la stratégie dont parlait Izard : provoquer une grosse polémique et être reconnu en ayant créé une polémique ». Mais là, bon, même si j’avais été capable de comprendre le conseil d’Izard à Saint-Placide et l’avais pris au sérieux, je ne l’aurais pas suivi : ce n’est vraiment pas mon truc de lancer une polémique pour essayer d’attirer l’attention. Ce n’est pas dans mon caractère. Les gens l’ont remarqué, je suis quelqu’un qui cite très peu mes contemporains ou cherche à les réfuter. Je repère quelques idées très importantes et je repars de là. Et en fait, il n’y a pas eu grand-monde pour les avoir, et souvent, ceux qui les ont eues, les idées importantes, ils en ont eu beaucoup. Je cite Aristote et mes confrères ont toujours considéré que c’était comme une sorte d’arrogance de ma part, que si j’engage un dialogue quelconque, c’est avec Hegel ou Aristote, et pas avec eux. C’est considéré comme une raison supplémentaire pour ne pas vouloir de moi.
Et donc, sur cette idée de polémique, je me suis dit : « Je ne vais pas lancer une polémique. Avec qui je la lancerais ? et sur quoi ? et ce n’est toujours pas dans mon caractère ! Il faut plutôt que je trouve un truc. Il faut que je trouve un truc que personne n’a vu et voilà, que je me fasse connaître comme ça ».
Et c’est ce que j’ai fait. Ce ne sont évidemment pas mes travaux dont je considère qu’ils sont importants. Mais il était devenu clair à ce moment là que si je voulais qu’on publie ces manuscrits que j’avais dans une caisse dont je pensais qu’ils étaient importants, que je trouve une manière de me faire valoir.
Et c’est comme ça que ça marchera finalement parce que, quand je publierai chez Gallimard en 2009 un livre dont le mérite est, à mon avis, absolument indiscutable [Comment la vérité et la réalité furent inventées] et qui serait passé comme une lettre à la poste si j’étais resté professeur à Cambridge (c’est une grande fresque de l’anthropologie et de l’histoire des sciences), Gallimard va le publier en écrivant sur la couverture que M. Paul Jorion « a atteint la notoriété ces dernières années pour ses commentaires sur la crise financière ».
Alors, en 2006 – effectivement en 2005, parce qu’il y a déjà des articles qui sont publiés en 2005 – je regarde autour de moi et je me dis : « Bon, en ce moment, il y a ce truc que personne ne voit sauf mes collègues et moi : on en parle [à partir de 2003] au vietnamien ou au chinois à midi [Portsmouth Square, San Francisco], que tout va se casser la gueule. Mais il n’y en a aucun qui sait conceptualiser ça. Honnêtement, ce sont de bons ingénieurs financiers, mais il n’y en a aucun qui va faire comme moi quand j’ai écrit mon livre sur Enron [Investing in a Post-Enron World – 2003], qui ira regarder dans les recensements qui sont les gens à qui on accorde des prêts subprimes. Il n’y en a aucun qui va aller regarder dans le registre des faillites personnelles. Il n’y en a aucun qui va aller fouiller dans les relations entre les groupes ethniques aux Etats-Unis pour essayer de comprendre comment ça marche, cette histoire de subprimes. Donc, là, il y a quelque chose que je peux montrer : là, je peux faire quelque chose que personne d’autre ne sait faire, parce qu’en plus d’être banquier, il faut être anthropologue et sociologue. Je vais annoncer cette crise qui se dessine. Je vais mettre le paquet en prouvant que je comprends exactement comment tout ça marche dans les moindres détails et, là, il y aura vraiment un coup ».
Et c’est là que le coup aura lieu. Ce ne sera pas une polémique avec un lampiste qui serait malheureusement pour lui passé par là, ce sera quelque chose que j’aurai vraiment trouvé tout seul, à partir de mes discussions avec mes petits camarades, qui va me faire apparaître en surface à 60 ans. Il se fera que ce sera à 61 ans : je n’ai pas tout à fait réussi, c’est à une année près mais ce n’est quand même pas mal. C’est comme ça que ça s’est passé. Voilà !
[Vers la crise du capitalisme américain ? rebaptisé de son vrai titre La crise du capitalisme américain lors de sa réédition, est imprimé en décembre 2006, il paraît en janvier 2007, j’ai alors 60 ans ; quand Lehman Brothers entraîne le monde financier dans sa chute en septembre 2008, près de deux ans plus tard – justifiant ma « prophétie » – j’aurai 62 ans].
Toute l’histoire que je viens de raconter, on pourrait imaginer que c’est un truc absolument improvisé chemin faisant, enfin, que c’est une suite de coïncidences, et c’est comme ça que je l’ai moi-même raconté jusqu’à aujourd’hui. Mais ce n’est pas une suite de coïncidences : c’est lié à développer une stratégie sur le très long terme par rapport à une situation qu’on m’avait imposée, à partir d’un coin dans lequel on m’avait acculé. Voilà.
Et donc, pourquoi le ton prophétique ? Le ton prophétique est lié au fait que je ne suis pas un « grand économiste » : je ne suis même pas un économiste tout court, je suis un bon spécialiste de l’anthropologie économique, c’est tout, je ne suis même pas un « grand financier »: je suis un bon anthropologue mais qui n’a pas fait d’anthropologie depuis longtemps. Je suis quelqu’un qui a su bien apprendre sur le tas dans le milieu de la banque. Quelqu’un qui a vite compris qu’il y avait là un savoir, un savoir oral qui n’était écrit nulle part, que j’allais acquérir un savoir qu’aucun professeur d’université en management, en sciences économiques, en finance, allait maîtriser, parce que, moi, je le découvrais là, dans la salle des machines, comment ça marche véritablement.
Et donc, là, je m’étais constitué un capital. Et à partir de ce capital, qui était un capital, je dirais, assez rare, et que moi je pouvais utiliser parce que j’avais, en arrière-plan, cette boite à outils qui était d’être non seulement un bon anthropologue, un bon sociologue, mais quelqu’un qui avait appris sur le tas les mathématiques appliquées et qui avait cette particularité par rapport aux mathématiques appliquées que, comme je n’étais pas mathématicien de formation, comme je n’avais pas fait de l’informatique théorique, dans des cours, je ne m’étais pas spécialisé. N’importe quel outil mathématique me paraissait bon si j’avais trouvé comment l’utiliser et donc j’avais en fait une boîte à outils extrêmement large parce que je n’étais pas contraint d’une manière ou d’une autre par la pensée en silo.
Donc, voilà, je me retrouve à pouvoir, à partir de 2005, écrire un livre qui annonce la crise des subprimes. Et comme je ne suis pas économiste, et comme je ne suis pas financier, il m’est très difficile de faire publier ce livre. Je peux dire à un éditeur : « Oui, mais j’étais connu comme anthropologue autrefois ». On me répond à ce moment-là – c’est ce qu’on me dit : « Vous êtes inclassable : ce n’est pas de l’anthropologie votre truc, c’est une autre histoire. Ce n’est même pas de la finance. Ce n’est même pas de l’économie. C’est un autre machin. C’est un autre machin qui parle de tout en même temps ! ».
Mais évidemment, c’était la seule manière de prévoir cette crise ! Quand Nouriel Roubini la prédit aussi – parce qu’on est 4 ou 5 -, il le fait lui aussi en outsider [un Juif iranien né à Istamboul 😉 ] et il utilise lui aussi tout le savoir qui est à sa disposition. Il n’est pas professeur de finance dans une université. Et bon, ce sera le cas aussi pour les autres. Il se trouve dans un tout petit département en Australie dans le cas de Steve Keen. Pas du tout non plus un type ayant pignon sur rue.
Donc, voilà, pour faire un coup comme celui-là, il fallait être marginal. Il fallait qu’on soit marginal parce que, sinon, si on n’était pas marginal, on était prisonnier de la pensée économique en silo, et la pensée en silo rendait impossible de voir cette crise qui se profilait. Pourquoi ? Parce que pour la voir venir, il fallait faire de la micro-économie et de la macro-économie en même temps. Il fallait être un spécialiste du secteur de l’immobilier. Il fallait comprendre toute la mécanique des produits dérivés. Il fallait comprendre toutes les subtilités du secteur de la dette, et de la titrisation en particulier. C’est-à-dire qu’il fallait maîtriser en fait des choses qui transcendent à l’intérieur de l’économie et de la finance, qui transcendent au moins une demi-douzaine de sous-disciplines, ce que personne parmi les gens en place n’était capable de faire.
Alors voilà, voilà comment on devient prophète. Ce n’est pas par vocation prophétique ! Dans mon cas, c’est une stratégie parce que, eh bien voilà, à 60 ans, je n’étais pas encore reconnu pour ce que je croyais avoir réussi à comprendre et que je m’étais convaincu que si je n’étais pas reconnu à 60 ans, il y avait là une réelle anomalie et qu’à ce moment-là, il faudrait que je m’occupe moi-même d’essayer de la rectifier.
Voilà l’histoire. C’est la première fois, bien entendu, que je la raconte comme ça. Jusqu’ici, quand on me posait des questions, je disais : « C’est une suite de coïncidences, etc. ». Ce n’est pas une suite de coïncidences : c’est l’application d’une stratégie, mais qui ne devait être mise en oeuvre qu’en tout dernier recours.
Voilà, merci.
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