« Comment sauver le genre humain », le 18 mai 2020 – Retranscription

Retranscription de « Comment sauver le genre humain », le 18 mai 2020

Paul Jorion :

Bonjour Vincent Burnand-Galpin. On n’est pas tout à fait dans le format habituel de PJ TV. Ça serait un peu exagéré que je te présente comme un invité sur PJ TV alors que nous avons rédigé ensemble un ouvrage.

Je fais un tout petit récapitulatif : on s’est connu parce que tu m’as invité à l’ENSAE (École nationale de la statistique et de l’administration économique). Tu t’occupais de l’organisation des invitations de gens de l’extérieur. Tu m’as invité, si j’ai bon souvenir, deux fois. Une troisième fois, c’était à HEC et c’est d’ailleurs… la photo, c’est à HEC, quand tu m’as invité, c’était quoi, il y a un an ou deux ans.

On a commencé à bavarder et ça s’est présenté comme ça dans les conversations que tu étais prêt à m’aider un peu sur la documentation. De fil en aiguille, on a écrit des articles ensemble et quand j’ai fait une série de conférences, un cycle de conférences à la demande de l’Université catholique de Lille sur « Déclarer l’état d’urgence pour le genre humain », ça s’est présenté, je dirais, presque automatiquement que, comme on collaborait déjà depuis un certain temps sur les textes que je faisais, qu’on le fasse ensemble, voilà, pour la première fois. Et le livre a paru le 18 mars dans des circonstances un peu bizarres puisque les gens n’ont pas pu se rendre chez le libraire.

On va commencer, je vais te demander simplement : quelles sont tes impressions jusqu’ici d’un livre qui n’est pas véritablement sorti et dont on aimerait bien quand même qu’il devienne un sujet d’actualité ?

Vincent Burnand-Galpin :

C’est sûr que ce n’était pas de chance qu’il sorte à ce moment-là mais en même temps, ce qu’on peut voir, c’est qu’il est tombé d’une certaine manière à pic quand on se rend compte que les sujets qu’on aborde sont devenus vraiment d’actualité, plus que jamais d’actualité, alors qu’il y a quelques mois même, on aurait pu être pris pour des fous, des idées qui auraient pu passer inaperçues, on ne sait pas, ou trop avant-gardistes comme on t’a toujours considéré peut-être. Mais là, voilà, ces sujets-là reviennent. Alors, il y a certaines propositions qui étaient inimaginables il y a quelque temps qui le sont maintenant. On entend parler de plus en plus de planification, de plus en plus d’historiens qui écrivent des articles pour parler de la planification : « Ah, peut-être que c’était une bonne idée à l’époque. Peut-être qu’on pourrait s’en inspirer aujourd’hui ». L’Etat-providence aussi qui revient au goût du jour un peu partout, que ce soit à droite, dans la droite sociale, ou à gauche. C’est ça qui est intéressant aujourd’hui.

Paul Jorion :

Il n’est pas vrai que le livre n’ait pas circulé du tout parce que – je le dis à l’intention de ceux qui ne connaissent peut-être pas tout à fait le monde de l’édition – à partir du moment où le livre est prêt sous la forme d’épreuves, d’épreuves qui sont les dernières (c’est le texte qui va être envoyé à l’imprimeur) ou même avant, quand on en est aux secondes épreuves, par exemple, quand on regarde s’il ne reste plus grand-chose à corriger, les éditeurs commencent à faire circuler le manuscrit. On l’envoie à un certain nombre de journalistes, à un certain nombre de personnalités comme, pour un livre comme celui-là, des personnalités dans le monde politique et économique. Et donc, il y a un certain nombre de gens qui l’ont lu quand même, même s’il n’est pas disponible en librairie. A la dernière minute aussi, dès qu’il y a des exemplaires imprimés, ils sont envoyés aussi immédiatement à un certain nombre de personnes dont on se dit qu’elles pourraient en parler. Et là, personnellement, moi, j’ai eu le sentiment quand j’ai regardé les deux premières interventions de M. Macron, Président de la République en France, qu’il y avait des passages qui ressemblaient, je dirais, de manière à ce point proche de choses qui se trouvaient dans notre livre, et déjà dans le manuscrit, que ç’aurait été une coïncidence tout à fait extraordinaire qu’on retrouve des propos de ce type-là sans qu’il n’y ait eu une influence de la part soit du manuscrit, soit des tout premiers exemplaires qui ont circulé. Est-ce que tu crois, toi, personnellement, est-ce que tu crois qu’il y a eu une influence de ce type-là ou bien c’est simplement une convergence qui est comme ce que tu as dit, que l’actualité impose à ce point ce type de manière d’aborder les sujets ? Qu’est-ce que tu en penses ?

Vincent Burnand-Galpin :

C’est vrai qu’il y a quand même pas mal de choses. Je veux dire, à la première allocution, il y avait la phrase sur l’Etat providence d’Emmanuel Macron. Là, si je retrouve la phrase… Enfin, que ça devient une évidence et qu’on doit l’imposer quel qu’en soit le coût. Et bon, on aurait pu dire coïncidence mais, après, il y a quand même une autre phrase qui est passée un peu plus inaperçue dans la 3e allocution sur la planification. Alors là, personne ne l’a vraiment soulignée. Il disait : « Il nous faut bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience qui seules peuvent permettre de faire face aux crises à venir ». Alors, il parlait bien de planifier. Il n’a pas utilisé le terme de planification mais il y a bien quelque chose là qu’il n’ose pas encore dire peut-être, et qui est là, mais c’est vrai que, maintenant, ce sont des idées présentes partout, enfin, qui commencent à émerger. On va dire que c’est comme si on les testait d’une certaine manière. On n’osait pas encore les prononcer. Pareil avec cet article qu’on avait vu du n° 3 des Républicains, Aurélien Pradié, qui parlait de cette planification. Enfin, voilà, il y a cette idée de renouer avec le gaullisme qui est à la racine de la planification à la française. C’est comme si, en ce moment, différents partis testaient les idées pour voir quelle est sa réception aujourd’hui. Peut-être qu’on a participé à ça ? sans aucun doute en fait.

Paul Jorion :

Dans le cas d’Aurélien Pradié, là aussi, j’ai le sentiment que ce serait une coïncidence, je dirais, comme on en voit une fois tous les millions d’années s’il n’avait pas lu notre texte, si ça n’avait pas influencé la manière dont il dit les choses. Jusqu’ici, pour ce qui est des comptes-rendus à proprement parler du livre, il y en a eu deux tout à fait intéressants, je veux dire, des grands comptes-rendus associés dans les deux cas avec un entretien par ailleurs à mon égard. Et d’ailleurs, toi, tu as eu aussi un entretien. Tu nous en diras peut-être quelque chose. Mais curieusement, c’est uniquement en Belgique. C’est uniquement dans la revue Trends-Tendances qui est une revue essentiellement pour les milieux d’affaires, et dans L’Echo, L’Echo qui s’appelait autrefois L’Echo de la bourse, qui est donc du même genre que Les Echos en France. Ce sont deux journaux (l’un est un magasine hebdomadaire, l’autre est un quotidien) qui s’intéressent essentiellement aux questions d’économie et de finance. Les deux ont attiré l’attention sur le fait qu’il y a quelque chose que nous n’avions pas loupé dans ce livre qui sort le 18 mars, c’est le fait que nous parlons des pandémies. Nous n’en parlons pas énormément mais nous en avons parlé quand même parmi les grands risques existentiels en disant qu’on n’est pas préparé à ce genre de choses et sous un deuxième aspect qui a été évoqué de manière complotiste ou plus ou moins sérieuse aussi, la possibilité de guerre bactériologique. On nous complimente sur le fait qu’on n’a pas raté ça. Si on ne l’avait pas vu, si on n’en avait pas parlé du tout, je crois que, là, il y aurait eu une critique que certains n’auraient pas hésité à faire en disant : « Ils ont pensé à tout sauf à ce qui allait véritablement se passer ».

Vincent Burnand-Galpin :

C’est ça l’avantage d’écrire avec toi, c’est que tu as déjà pensé les choses à l’avance et qu’on ne peut jamais rater l’écriture [rires]. Mais oui, ce qui est intéressant, c’est aussi que ce soit deux journaux, comme tu le disais, L’Echo qui est un journal plutôt dirigé vers la bourse et ces lecteurs-là. Et tu en parlais, justement, au tout début du livre, dans l’avant-propos du livre, que ceux qui s’intéressent à ces sujets-là en premier, ce sont justement ceux qui le considèrent, dont on attendrait le moins cette réaction-là finalement. C’est ce milieu-là, finalement, de la finance qui guette les premiers signaux et qui serait la première prête à réagir à ce genre de choses. Et donc, c’est ce que tu disais. Tu parlais de ça, le Business roundtable qui parle des priorités, qui remet en cause la priorité uniquement du capital et là, c’est eux qui s’intéressent dans la presse belge, aujourd’hui, à ces questions-là par rapport à notre livre.

Paul Jorion :

Oui, mais en même temps, c’est considéré – et d’ailleurs, dans l’interview qui a paru dans L’Echo, Marc Lambrechts qui pose les questions insiste sur le fait, je dirais, il nous répond un petit peu à l’avance en disant : « Oui, oui, mais regardez, les milieux d’affaires ne sont pas si stupides que ça. Regardez le Business roundtable qui a vu que le vent tournait, qu’il fallait faire les choses autrement ». Mais à peine cette interview était-elle publiée que, en France, le Medef et surtout l’Institut Montaigne qui est présenté comme un think tank sérieux, comme des gens qui réfléchissent sérieusement aux problèmes, là, sont partis, je dirais, tout à fait dans la direction opposée, faisant par exemple, je dirais, quasiment des caricatures de l’attitude ancienne du patronat sur ces questions. J’ai pensé tout de suite, quand j’ai vu la déclaration du Medef, à ce banquier qui, en 2008, aussitôt après l’écroulement, a dit : « Bavardez autant que vous le voulez. Ça ne fera aucune différence. C’est nous qui sommes toujours aux manettes et c’est nous qui reconstruirons le système à l’identique ». C’est pratiquement ça, non, la déclaration du Medef, et puis l’intervention de l’Institut Montaigne 

Vincent Burnand-Galpin :

Après, c’est vrai. Il y a une différence entre les déclarations souvent et les petits détails, on va dire, au jour le jour ou quand l’urgence économique se présente. Là, ils sont face à des entreprises qui sont au bord du gouffre et c’est sûr qu’ils ne vont pas proposer tout de suite de rattrapage, enfin on va dire la défense, la protection de l’écologie. Leur priorité, c’est celle toujours de garder les entreprises en vie et de demander de l’argent pour soutenir leurs entreprises qui sont au bord du gouffre. C’est inévitable.

Paul Jorion :

Il y a pire parce qu’il y a un passé. Je ne sais pas si tu te souviens. C’était [Denis] Kessler à l’époque où il était n° 2 du Medef qui avait dit : « Le but, l’objectif, c’est de détricoter entièrement les jours heureux, le programme du Conseil National de la Résistance ». Alors que là, il est clair, dans notre bouquin – et il y a des pétitions qui circulent en ce sens maintenant mais nous le disons très clairement dans le bouquin – ce qu’il y a eu en termes de tentative de réaliser un programme le plus proche de ce que nous réclamons maintenant de nos vœux, c’est Les jours heureux, c’est le programme du Conseil National de la Résistance. Donc, quand nous le disons, nous savons que Kessler a mis ça, à l’époque, comme étant l’objectif même du Medef en France.

Vincent Burnand-Galpin :

Oui, c’est sûr qu’à un moment donné, il va y avoir une confrontation des idées. On ne fera jamais que tout le monde soit d’accord sur le plan politique à mener. Les jours heureux, c’est sûr qu’il a été dessiné contre les entreprises à l’époque. Il y avait cette méfiance par rapport à ces entreprises qui avaient collaboré donc il y avait un côté punitif qui peut-être se retrouve, d’une certaine manière, aujourd’hui et qui n’est pas forcément la meilleure des manières de procéder, certainement, mais qui est de punir d’une certaine manière les entreprises qui ont trop pollué par rapport à ce qu’elles auraient dû et qui nous entraînent vers la destruction de l’environnement. Donc, c’est vrai qu’il y avait ce côté punitif. Il ne faut pas renouer avec ça aujourd’hui pour qu’il puisse y avoir un consensus qui se dégage.

Paul Jorion :

On voit beaucoup circuler de pétitions. J’en ai signé quelques-unes au début sur l’Après-Covid. Il en vient plein maintenant. Elles vont toutes à peu près dans le même sens de dire : « On ne peut pas recommencer comme on l’a fait. On ne peut pas reconstruire à l’identique ». Le message est là. Il n’est souvent pas, je dirais, aussi révolutionnaire que ce qu’on propose dans notre bouquin parce que, dans notre bouquin, vraiment, on propose un véritable programme avec des points qui sont articulés les uns avec les autres, avec des chiffres pour expliquer comment ça marcherait si ça marchait, avec une réflexion. Quand on fait de la gratuité, est-ce qu’on peut l’appliquer à tout de la même manière exactement ?

Comment faire, à partir de là, pour que celles qui sont des déclarations de bonnes intentions et qui sont généreuses, absolument, mais qui ne défèrent pas énormément de tout ce qu’on avait vu comme déclaration en 2008 ? En 2008, à l’automne, quand tout s’écroule, tout le monde se dit : « Ils n’oseront pas essayer de reconstruire à l’identique ! ». Maintenant, nous savons. 12 ans plus tard, nous savons qu’ils vont essayer de le faire. En quoi est-ce que ça change les choses ? En quoi est-ce que la situation diffère ? J’ai le sentiment qu’une pétition comme celles qui circulent soit signée par 2 000 chercheurs, par 3 000 intellectuels, par 10 000 ceci ou ça, que le rapport de force n’aura pas véritablement changé et c’est ça qu’on nous dit du côté du Medef, du côté de l’Institut Montaigne : « Vous pouvez raconter ce que vous voulez, ça ne fera aucune différence. Nous ne tenons absolument pas compte de ce que vous dites. Ça n’entre pas dans l’équation parce que ça n’entre pas dans l’équation réelle des décisions qui devront être prises ». Qu’est-ce qu’il faut faire ? Est-ce qu’il faut continuer à faire des pétitions de ce type-là ? Est-ce qu’il faut essayer de se rassembler tous le plus possible autour de ça ou bien continuer comme ça, 2 000 signent ici, 3 000 signent là ? Est-ce que ça a un avenir ?

Vincent Burnand-Galpin :

Peut-être, la première des choses, c’est… Ce qui est intéressant dans ces pétitions, c’est qu’il y a une convergence, on va dire, des idées, on va dire, une clarification, une unification, une harmonisation de ces idées-là mais, après, le problème c’est qu’il reste dans ce niveau des lecteurs du Monde d’une certaine manière. C’est eux qui disent : « Bah oui, on est d’accord. Il faut sauver la planète. Il y a la crise sociale… » mais comment passer au stade suivant ? C’est comment finalement parler à tous et le rapport de force démocratique finalement. S’il n’en reste que dans les instances, directions politiques, on va avoir du mal à faire quoi que ce soit quand le pouvoir est détenu, est monopolisé par un parti aujourd’hui. Donc, est-ce qu’il y a moyen de faire passer, que ce message soit ressenti par tous, y compris ceux qui ne sont pas lecteurs du Monde, qui ne sont pas lecteurs de Libération, qui ne lisent pas forcément notre livre ? Comment faire pour que ce message soit le même ? C’est un peu la question qu’on avait avec le « petit homme » dont on parle dans le livre. Le « petit homme », c’est le terme qu’utilise Wilhelm Reich dans un livre qu’il a publié juste après la guerre, enfin qui était une espèce de cri de révolte par rapport à tous les totalitarismes qui ont eu lieu pendant la guerre et il dénonçait ce « petit homme », lâche selon lui, qui n’avait pas été à la hauteur de ses responsabilités. Donc, le petit homme, c’est l’homme lambda qui n’est ni riche, ni puissant, qui n’apparaît pas dans les médias. Et il y avait cette idée… Il a 3 besoins, 3 besoins essentiels : le premier étant la sécurité, la sécurité alimentaire, la sécurité du logement, un cadre de vie serein. La deuxième, c’est la justice, le fait que chacun ait la part qu’il mérite et la troisième, c’est la vie bonne comme il le dit, c’est-à-dire, une vie simple avec sa famille, pouvoir vivre tranquillement avec sa famille, avec des moments conviviaux. Ce sont les priorités de ces « petits hommes », comme on les appelle. Comment faire pour que le message un peu général de sauvetage du genre humain colle avec, finalement, les envies de chacun ? Et c’est ça tout l’enjeu. Et c’est une fois qu’on arrive à joindre ces deux choses qu’on arriverait peut-être à avoir un rapport de force pour nous.

Paul Jorion :

Il y a deux dimensions. Il y a la dimension : être les plus nombreux et là, de ce point de vue-là, on peut regretter effectivement que ces initiatives de pétition ont l’air, chaque fois, démarrer à partir d’un groupuscule et qu’on retrouve en fait l’éparpillement un peu de la gauche au niveau de ces trucs qui circulent. Et là, on peut imaginer, oui, qu’on essaye pour une fois – parce que c’est très rare dans l’histoire de la gauche qu’on se mette vraiment d’accord – qu’il y ait, comme on a pu le voir à certaines occasions, comme la réforme des retraites et des choses comme ça, une véritable unité.

Mais une fois qu’on montre ce rapport de force, on peut le montrer de deux manières. On peut montrer qu’on a, du coup, une influence au Parlement sur ce qui va se décider ou bien qu’on a simplement une influence dans la rue et on a le sentiment que la déconnexion est de plus en plus… le fossé est de plus en plus grand dans la mesure où le problème, et on l’a vu pour l’Europe, le problème, ce ne sont pas les institutions européennes. Le problème c’est que nous, tous, dans les pays européens, nous élisons des représentants au niveau du Parlement européen qui, ensuite, se cooptent pour avoir des dirigeants au niveau de l’Europe qui représentent des opinions de droite extrêmement conservatrices.

Comment arrive-t-on, d’abord, à avoir l’unité du côté, je dirais, de tous les gens qui s’identifient à des idées généreuses, etc. ? Mais ensuite ce que j’avais résumé par une formule qui n’est pas du français, « faire que les sacheurs soient aussi les décideurs » parce que, on le voit, et dans notre société qui recourt assez facilement à une répression un peu aveugle et extrêmement dangereuse et très menaçante, on semble avoir perdu tout à fait ce souci qui semblait central dans les années 30 et dont parlait Keynes, empêchée et qui était centrale à l’invention de la sécurité sociale par Bismarck. Bismarck n’était pas un type de gauche du tout mais il avait peur de la rue et on a inventé cette sécurité sociale pour empêcher une révolution.

On a l’impression qu’avec les moyens de répression, les robots tueurs bientôt, les drones qu’on pourra utiliser aussi bien contre des gens qui manifestent dans leur propre pays que contre des étrangers, ou bien on arrivera assez facilement à définir comme terroristes des gens qui, simplement, ont des opinions dissidentes. Comment rendre les gouvernements davantage sensibles à, justement, ce ressentiment qui monte dans les populations ?

Vincent Burnand-Galpin :

C’est vrai qu’ils n’ont plus peur de la rue et c’est peut-être ça, un des premiers problèmes et le deuxième, c’est la représentation nationale. Comment faire pour, effectivement, que ça corresponde ? Comme on le voyait, comme tu le disais pour la discussion des retraites, il y avait une unanimité de certains des partis de l’opposition pour ce programme alors que la majorité du Parlement était pour le voter. Donc, comment faire ? C’est la grande question. Moi, j’y apporte, j’y ai apporté – je t’avais montré ce livre – une petite pierre à l’édifice. C’est ce Guide d’action du lycéen engagé. L’idée, là-dedans, c’est que chacun doit se saisir des institutions qui existent. L’idée, c’était, voilà, au lycée, il y a ce qui s’appelle le Conseil d’administration qui décide d’un certain nombre de choses et où il y a des représentants des lycéens. Il y a le Conseil de la vie lycéenne qui, voilà, est à parité élèves et professeurs, enfin administration. Et donc, là, il y a un certain nombre de choses qui existent aussi, des associations dans les lycées. Et l’idée, c’est que toutes ces institutions existaient et il y avait de quoi faire pour s’engager mais il n’y avait pas les bonnes personnes pour y aller d’une certaine manière. Certains se faisaient élire sans savoir ce qu’ils pouvaient faire. D’autres y allaient juste parce qu’il fallait remplir les places. Et l’idée du guide, c’était de dire : « Voilà, maintenant, il faut savoir se saisir de ce qui existe et donner les bons outils d’engagement, avoir une action crédible ». Peut-être que c’est ça aussi qui manque, c’est les actions crédibles finalement : on arrive très facilement à décrédibiliser les mouvements comme celui des Gilets jaunes qui a été très rapidement taxé de tous les maux alors que la force organisationnelle est devenue difficile.

Paul Jorion :

Je réfléchis là, tout haut. On a parlé du Conseil National de la Résistance et tu l’as souligné, c’est parce que la droite patronale s’était discréditée par la collaboration qu’une union nationale a pu se faire pratiquement de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Est-ce qu’il faut attendre que le patronat se discrédite complètement ou bien est-ce qu’il suffit d’insister peut-être comme nous le faisons tous spontanément en disant : « Ils se discréditent déjà par des déclarations incendiaires, par des propos qui conduisent à la rébellion, par leur morgue, leur assurance de classe » ?

Je crains que, pour obtenir l’union, il faille encore davantage. Espérons que ce ne soit pas le cas, qu’on pourra cette fois-ci… Mais, quand on fait des raisonnements, j’allais le dire, que cette fois-ci, on sera peut-être plus raisonnables. Là, je crois que tous les grands philosophes nous enseignent une chose, c’est que des raisonnements fondés sur : « Cette fois-ci, on sera plus raisonnables », il ne faut pas compter là-dessus. Il faut compter que les choses se passeront un peu comme avant, ou pratiquement toujours comme avant.

La difficulté, c’est que les gens qui ont tiré les leçons, ce ne sont pas les gens qui prennent les décisions ensuite. Il est question que M. Macron prenne au sérieux, je dirais, les propos qu’il a tenus. On sait qu’avec M. Sarkozy, ça n’a pas été le cas. Le discours de Toulon n’a pas été mis en pratique. Je souris parce que je pense bien entendu à M. Hollande, « Mon ennemi, c’est la finance » et puis, là, ça n’a pas tenu. A la fin de la même journée, le propos était déjà dissuadé dans les faits.

Avançons. Profitons de cette discussion entre nous pour lancer le débat. Il est clair… Quand j’invite des artistes comme les frères Dardenne, des artistes qui sont engagés sur le plan social…  Marina Vlady est une actrice mais c’est une actrice qui, voilà, n’a jamais caché ses opinions sur le plan politique, opinions qui sont très proches des nôtres. Quand j’invite des gens, des politiques à proprement parler comme Paul Magnette et Clémentine Autain que nous aurons dans quelques jours, il est plus facile de parler des choses dans les mêmes termes exactement. Je crois que tu avais une question à me poser, justement, sur cette petite tentative PJ TV. C’est quoi ?

Vincent Burnand-Galpin :

C’est ça [rires]. On a invité maintenant 6 personnalités depuis le début. Qu’est-ce que tu retiens de ces 6 personnes, de ces entretiens, auquel on n’aurait pas pensé, nous, dans le livre ? Qu’est-ce qu’ils apportent de plus, finalement, à notre sujet qui est « Comment sauver le genre humain ? » ?

Paul Jorion :

Il y a des choses qui m’ont surpris, heureusement. Je veux dire, c’est pour ça un peu qu’on fait ça. C’est pour qu’on apprenne quelque chose. Quand Attali a dit – et je ne sais pas si c’est vrai ou non – mais quand Attali a dit que c’est la première fois qu’on fait passer l’humain avant l’économique, ça m’a forcé à réfléchir. J’ai vu… Moi, je vois essentiellement ce qui s’est passé comme le fait que la préoccupation de l’humain, c’était simplement de ne pas déborder les capacités des hôpitaux, capacités qui étaient plus facile à déborder parce qu’on a imposé la logique du boutiquier à la gestion des hôpitaux alors qu’avant, on avait le sentiment que c’était un service public à proprement parler, pas une boutique qui essaye de faire du profit et qui se met, elle aussi, dans la logique du flux tendu dont on voit que, dans les circonstances de crise, ce n’est absolument pas ça qui peut marcher.

Non, ça m’ouvre évidemment des horizons de poser des questions à des gens qui vont me dire des choses qu’éventuellement, je ne sais pas, mais c’est évidemment davantage du côté de… Des gens comme Attali et comme Magnette sont des personnes qui sont au pouvoir ou qui ont été proches du pouvoir et qui ont un souci, je dirais, que la lucidité reste dans le cadre de ce qui apparaît faisable même si ce faisable, c’est éventuellement d’ordre révolutionnaire mais de l’ordre du faisable, de l’ordre de ce qu’on peut faire, sachant le type de contraintes qui existent dans des sociétés humaines. Et, je viens d’en évoquer une, c’est le fait que : n’espérons pas que les gens auront changé quand on en aura vraiment besoin. Les gens, les êtres humains ont cette capacité extraordinaire à la survie. Il y a une robustesse extraordinaire, qui a de bons côtés et des mauvais. Le bon côté, c’est la générosité, c’est l’héroïsme. C’est la sainteté éventuellement qu’on voit apparaître quelquefois. C’est aussi du calcul à court terme. C’est la lâcheté. C’est la couardise aussi. Nous savons que nous avons affaire à tout l’éventail et, pour la suite, il faut que nous tenions compte du fait que tout l’éventail sera toujours là et qu’il faudra changer les choses dans cette perspective.

Et donc, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’on ne peut pas simplement compter – c’est Luc Dardenne qui le disait l’autre jour – on ne peut pas compter simplement, voilà, qu’un soulèvement populaire renversera tout et on mettra quelque chose d’entièrement neuf à la place. Les quelques tentatives qui ont été faites étaient tellement désorganisées que ça n’a pas donné grand-chose ou que c’est retombé très rapidement. L’URSS est retombée dans des travers du tsarisme, je dirais, par inertie simplement à l’intérieur du système.

Vincent Burnand-Galpin :

Ce que tu dis, la phrase d’Élisée Reclus qu’on cite dans le livre. Ces actes-là, populaires, de révolution, c’est difficile d’espérer quelque chose de ces mouvements-là « qui se règlent au hasard des balles », de qui a été tué, de qui a les forces en présence à un moment donné.

Paul Jorion :

Mais, dans l’autre sens, la difficulté à se faire entendre, à se faire entendre par une droite au pouvoir qui s’est convaincue – et ça, c’est vraiment, je dirais, une des forces de ce néo-libéralisme ultralibéralisme – qui s’est convaincue que ce qu’elle propose sont des solutions « purement techniques », que c’est la seule solution au problème dans une espèce de logique d’ingénieur, « There Is No Alternative ». Il n’y a pas d’autre choix que de le faire parce que « Nous sommes des ingénieurs, nous ne sommes pas des politiques, nous sommes des ingénieurs, disent-ils, et nous avons trouvé la seule solution ».

Et à ça, Keynes avait déjà la réponse. Il a dit : « A l’économie, il ne faut pas trouver des solutions économiques » parce que les solutions économiques, ça peut vouloir dire… Les solutions optimales, elles peuvent être à 30 % de chômage, à 5 % de chômage, à 2 % de chômage. On ne va pas prendre la solution à 30 % de chômage. Ce n’est pas parce que c’est pas la bonne solution économique. C’est parce que, politiquement, c’est invivable, un système de ce type-là. Et ça, il faut pouvoir réintroduire cette notion. Et là, nous nous intéressons, nous en parlons sur un plan théorique et puis sur le plan pratique, cette idée de remplacer cette logique de coût, cette logique de moyens, cette logique de boutiquier, cette logique du père de Mme Thatcher qui était épicier, d’essayer de gérer un Etat en minimisant les coûts et en regardant à l’arrivée ce que ça peut bien donner alors que, un Etat doit s’occuper… Alors, ce n’est pas des gens comme Richelieu, [Colbert, Necker], des gens de cet ordre-là à qui il aurait fallu rappeler ça. Un Etat doit se donner des objectifs et trouver les moyens de réaliser ces objectifs. Mais, il faut que nous arrivions à mettre l’Etat providence, l’Etat de bien-être au centre des préoccupations et à faire que le reste soit subordonné à ça.

Si nous arrivions à mettre sur le terrain politique, et des discussions d’intellectuels, etc. et d’éducation populaire à faire, cette idée-là de remplacer cette logique des moyens par celle des objectifs, ce serait déjà pas mal. Là, ça serait, je crois, un bon pas dans la bonne direction.

Vincent Burnand-Galpin :

C’est vrai que, là, quand tu parles des techniciens et d’ingénieurs qui cherchent à minimiser les coûts, c’est vrai que c’est la logique que l’on enseigne et, finalement, on confond finalement l’ingénieur avec, voilà, la volonté démocratique ou la volonté populaire. Dans mon école, à l’ENSAE, on ne nous apprend pas des objectifs finaux. On nous apprend comment y arriver. On nous met un cadre, voilà, avec certains chiffres, certaines statistiques, qu’est-ce qu’on peut faire de ces outils de deep learning, de choses comme ça mais c’est toujours pour un objectif donné. C’est-à-dire qu’il y a un supérieur qui va donner un objectif et il va falloir l’atteindre avec les matériaux qu’on a.

Et donc, finalement, parfois, on peut confondre la position de l’ingénieur qui est effectivement très importante parce qu’il est là pour faire que ça marche, pour atteindre les objectifs et on confond la position de l’ingénieur qui va minimiser les coûts avec celui qui donne la direction finalement, et qui doit l’incarner. Et on a tendance à faire que l’ingénieur est aussi celui qui donne la direction alors que, lui, sa seule manière de donner une direction, c’est de minimiser les coûts, etc.

Paul Jorion :

Est-ce qu’il y a quelque chose que nous puissions faire pour que les points qui nous semblent importants, qui se trouvent dans ce livre, pour qu’ils se trouvent au centre du débat, pour qu’on parle des thèses de ce livre ? Est-ce qu’il y a quelque chose que nous pourrions faire, nous, maintenant ? Parce que l’attitude traditionnelle de quelqu’un qui écrit un livre, c’est, voilà, l’éditeur diffuse le livre. Les auteurs peuvent éventuellement contacter des gens qu’ils connaissent et puis on attend, on attend de voir ce qui se passe. Est-ce qu’on peut être proactifs comme on dit maintenant ?

Vincent Burnand-Galpin :

C’est vrai ! Comment être proactifs ? C’est toute la question de l’écriture de ce livre parce que c’est vrai que, toi, tu as déjà fait ce genre d’activité. Tu en as déjà écrit un certain nombre. Moi, c’est le premier, enfin le deuxième avec le Guide mais c’est vrai que, là, j’en suis à un stade où je suis plutôt dans un bouillonnement intérieur. Je me dis : « Non, je ne veux pas que écrire. Il y a un moment où je dois passer à l’action ». Donc, c’est ça, quelles sont les possibilités d’action ? Quels sont les leviers ? C’est la vraie question. On en propose certains à la fin du livre mais ça reste insatisfaisant. Notre position à nous, c’est déjà de rendre plus clair aussi. Et finalement, le message du livre, c’est d’en parler comme tu le fais. Enfin, à chaque fois que tu écris un livre, tu en parles à des centaines de personnes, et à des évènements. A l’échelle individuelle, c’est déjà beaucoup. Aussi, il faut voir ça. C’est que, à l’échelle individuelle, c’est toujours difficile d’en faire plus que ce que notre temps limité le permet finalement.

Paul Jorion :

Quel a été le destin du Guide du lycéen engagé ?

Vincent Burnand-Galpin :

Le destin du guide, ça a été qu’il a été distribué déjà dans tous les lycées de Paris parce que l’éditeur, c’était l’Académie de Paris, aux Conseils de la vie lycéenne, à ceux qui étaient déjà dans les instances. Mais, c’est vrai que c’est difficile toujours de retracer où ça en est. Ce qu’on sait aussi, c’est que ça a beaucoup aidé le personnel qui encadre, justement, les lycéens engagés, typiquement, les conseillers principaux d’éducation qui sont souvent, là aussi, dans ce rôle-là. Eux l’ont beaucoup utilisé pour, justement, donner les outils, informer de ce qu’il était possible et ce qu’il n’était pas possible de faire. C’est en ça aussi que ça a beaucoup aidé. Finalement, on pensait toucher directement le public lycéen mais il a aussi touché le personnel académique qui encadrait.

Paul Jorion :

Il y a une leçon là pour nous, c’est qu’il faudrait faire l’équivalent ! Il aurait fallu que ce soit l’Elysée qui distribue notre livre dans tous les foyers. La prochaine fois, on essayera que ça se fasse comme ça !

Vincent Burnand-Galpin :

Peut-être qu’il l’a fait déjà dans ses déclarations, à voir.

Moi, j’avais une question aussi pour toi. Parce que, bon, on a beaucoup tendance à valoriser ce que notre livre a prévu, comment il est d’actualité, etc. Mais, notre livre, à quoi il n’a pas pensé ? Qu’est-ce qui lui a échappé par rapport à aujourd’hui, deux mois après sa publication et 5 mois après qu’on ait fini de l’écrire ?

Paul Jorion :

Ce qu’il aurait fallu, ce n’est pas simplement qu’on ne soit pas en faute en ayant mentionné les pandémies comme un risque possible. Mais, je te rappelle que nous avons eu une inquiétude au début de la crise. Nous avions tous des inquiétudes pour notre santé et celle de notre entourage mais on s’est dit aussi la chose suivante. On s’est dit : « D’une certaine manière, ça tombe mal parce qu’il va y avoir cet épisode de Covid et ça va disparaître assez rapidement (sic) et nous aurons du mal à refaire connecter l’état d’alerte dans lequel se trouve la population avec ce qui est le point central qui est en arrière-plan, quand même, de sauver le genre humain, c’est-à-dire un danger de type réchauffement climatique, montée des eaux, etc., etc. sans que l’image de pandémie ne s’intègre là-dedans ». Or, on s’est aperçu quand même petit à petit – et malheureusement pour nous, d’une certaine manière – qu’il n’y aura pas une crise du Covid qui sera résolue la semaine prochaine et qui n’aura pas de séquelles. Donc, d’une certaine manière, ça aide sans doute le livre, le fait qu’il y ait une transition douce entre l’alerte de la population par rapport à la pandémie et la préoccupation générale. Donc, là, je dirais, c’est plutôt un avantage du livre. Mais, ce qu’il aurait fallu peut-être ajouter, c’est, dans le cas de tous ces risques que nous avons mentionnés, que nous avons bien fait de mentionner, de montrer comment ils pouvaient éventuellement s’intégrer dans un cadre plus général d’effondrement, et c’est ça que nous avons vu chez nos amis et collègues collapsologues, parfois, ces temps récents. C’est une espèce de, comment dire, de désarroi alors que cet épisode est un épisode tout à fait extraordinaire dans notre vie, qui provoque par ailleurs une crise économique et probablement financière aussi, une absence d’intégration dans un schéma global. Et ça, c’est un peu la difficulté de l’humain, c’est que nous avons chacun – et l’espèce a malheureusement, ou heureusement pour elle, la capacité d’oublier très très vite. On nous dit : « Oui, mais plus personne ne se souvient de la grippe espagnole ». Oui, mais c’est parce que ceux qui y ont survécu sont tous morts et nous avons tous tendance, bien entendu, à retenir essentiellement les choses dont nous avons une expérience. Donc, peut-être un regret de ne pas avoir prévu, je dirais, des connexions plus étroites entre différents types de scénarios et ce qui aurait pu se passer. Nous avons peut-être pris comme trop acquis le fait qu’une grande catastrophe, ce serait nécessairement quelque chose de l’ordre du réchauffement climatique.

Vincent Burnand-Galpin :

Oui, c’est vrai. C’est vrai. Et puis, il y avait aussi un autre élément que j’avais noté, c’était, alors, voilà, quelque chose qui n’est plus d’actualité finalement, c’est… Tu avais noté ça, c’est la peur d’avoir peur. On disait, avant, quand on parlait du réchauffement climatique et ce genre de danger, finalement, on ne voulait pas faire peur au public de ce genre de danger-là. On minimisait toujours les risques mais on disait : « Il faut faire la transition écologique mais, bon, c’est une chose qu’il faut faire comme une autre ». Mais, aujourd’hui, peut-être qu’une des seules choses, des avantages de cette crise, c’est qu’il n’y a plus cette peur d’avoir peur parce qu’on a eu vraiment peur pour le coup. Et, on l’a toujours cette peur. Et donc, finalement, on a brisé la glace de cette peur d’avoir peur et ce qu’on craignait, justement, c’est que ça nous évite d’agir. Quand on est dans le déni, on n’agit plus mais quand on a vraiment peur, là, c’est le temps de se bouger finalement. Est-ce que ça ne serait pas un avantage finalement de cette crise-là ?

Paul Jorion :

Oui, mais il y a aussi un autre aspect évidemment, c’est le fait que la peur, c’est comme les langues d’Ésope : elle peut nous conduire à l’action dans la bonne direction, elle peut aussi nous conduire à partir paniqué dans toutes les directions. Il y a des effets collectifs. Une panique qui disperse une foule, finalement, par rapport à la situation, c’est peut-être pas une mauvaise chose. Il vaut mieux que les gens se dispersent. Mais, là, c’est au niveau des effets de foule. Ce n’est pas au niveau des individus raisonnables. Et on a vu, voilà, c’est une des grandes leçons, on pouvait le prévoir, là aussi, l’engouement des gens qui ont peur, pour les sauveurs miraculeux, les faux-prophètes, les gens qui vous disent : « En fait, il ne se passe rien et, de toute manière, on aura une solution demain ». La peur n’a pas que des avantages non plus. Elle peut nous conduire aussi dans des directions extrêmement dangereuses.

Vincent Burnand-Galpin :

Oui, c’est sûr que ça peut nous faire sur-réagir. Il y avait un autre élément qui pouvait être intéressant, de cette crise, c’est… Finalement, dans le livre, on cherchait à faire visualiser les risques qui pouvaient avoir lieu. Et ce qui nous est montré, c’est cette répétition générale de cette crise, d’une certaine manière, alors qu’on s’efforçait dans le livre à écrire un certain nombre de schémas, comme tu l’as fait, à partir de films. On disait, voilà : « Tel film peut énoncer tel type de catastrophe ». Mais, finalement, tout ça, comme tu le disais avant qu’on ne commence la vidéo, c’est que les gens, quand ils liront le livre après cette crise, ils se diront : « Mais en fait, on sait déjà tout ça finalement ». D’une certaine manière, il y a déjà cette première intuition de la chose qui s’est ancrée, finalement, dans l’esprit des personnes.

Paul Jorion :

L’avantage des films, bien entendu, des romans pour les gens qui arrivent à visualiser vraiment un roman quand ils le lisent, c’est que ça nous donne une représentation d’un danger qui n’a jamais eu lieu. C’est ça qui aide bien entendu. Parce que, on a vu dans des catastrophes où des enfants se sont trouvés isolés, qu’ils disent après qu’ils ont survécu parce qu’ils avaient vu dans tel et tel film qu’on faisait de telle et telle manière. Donc, ça, c’est formidable, cet aspect-là. Mais, à l’inverse, maintenant, quand je réfléchis à donner un cycle de conférences à Lille sur l’Après-Covid ou la notion d’Après-Covid, j’ai beaucoup plus de mal à trouver des utopies, de véritables utopies, des représentations qui pourraient nous donner – sauf d’ordre absolument religieux, j’en parlais l’autre jour avec Dardenne – ce film extraordinaire fait par un athée absolu comme Pasolini, admiré non seulement par tous les athées mais admiré aussi par les gens d’église qui ont vu que l’art… Bon, il y a une utopie, il y a une véritable utopie et c’est une utopie qui a marché pendant 2000 ans, quoi qu’en pense Emmanuel Todd. Malheureusement, les problèmes qui sont posés autour de ça sont essentiellement les problèmes liés au clergé qui s’est constitué autour de ça comme une sorte de structure de maintien de l’ordre. Mais quand j’ai regardé un petit peu des utopies, des images auxquelles on pourrait s’identifier, il y a cette image, bien sûr, des Jours heureux du programme du CNR. Il y a aussi, il y a l’image, dans mon enfance à moi, je ne sais pas, quand j’avais 8-9 ans, il y avait cette image de l’an 2000 qui était, là, une image utopique qui est absolument, je dirais, fascinante mais qui était liée au fait que les robots nous délivreraient du travail, que la richesse… Ce qui n’était jamais remis en question dans ces utopies, c’était le fait qu’il paraissait évident que la richesse serait partagée et pas concentrée comme elle l’est maintenant. Est-ce qu’il faut simplement ressusciter d’une certaine manière ces utopies ou en créer ? Parce que nous en manquons vraiment sérieusement.

Vincent Burnand-Galpin :

C’est vrai que tu parlais de l’utopie de l’An 2000 pour toi. Pour les gens de ma génération, on parle souvent de 2050 et 2050, c’est plus la dystopie absolue, la crise, l’effondrement total… [rires] C’est ça. Ça revient à la question : Qu’est-ce que ? Pourquoi ? Donc, tu as écris des dizaines de livres et maintenant, tu te dis : « Bon, je vais avoir un co-auteur ». Qu’est-ce qu’apportent ces deux points de vue pour toi ?

Paul Jorion :

Apparemment, on le voit, la différence qui est une différence d’exactement un demi-siècle, c’est malheureusement d’un monde qui était un monde avec un espoir qui était celui d’un paradis terrestre et, 50 ans plus tard, c’est un monde en effondrement, en voie de disparition, avec le spectre d’une extinction pure et simple du genre humain. La seule utopie, je dirais, véritablement convaincante parmi celles que j’ai retenues, c’est celle des Enfants d’Icare en français, Childhood’s End, c’est-à-dire que nous soyons sauvés par des extraterrestres qui auront compris comment nous fonctionnons et qui auront trouvé les solutions à notre place.

Comme approximation de ces extraterrestres qui savent tout, tout beaucoup mieux que nous, il y a maintenant la possibilité de l’intelligence artificielle. Moi, je ne suis pas de ceux qui sont absolument sceptiques par rapport à ça. Je ne crois pas que ce soit lié de manière fondamentale au fait que j’ai été chercheur dans ce domaine mais je crois que notre problème, essentiellement, c’est la dynamique d’affect qui nous fait aller dans la bonne direction mais qui, aussi, peut nous emmener tout à fait sur des voies de garage et ça, les machines n’ont pas nécessairement cet affect et c’est sans doute un avantage. Elles peuvent regarder les choses calmement, analyser les données à une échelle dont nous sommes absolument incapables. Nous sommes en train de passer à ce stade où nous sommes comme le chimpanzé qui voit ses deux gardiens devant sa cage et qui n’a pas la moindre idée de quoi ils parlent. Est-ce que l’intelligence artificielle va être cette sorte de deus ex machina qui viendra nous sortir à la dernière seconde d’un pétrin dans lequel nous avons l’air d’être bien engagés ?

Vincent Burnand-Galpin :

Et toi, tu crois en cette machine qui peut nous sauver ? Je n’en doute pas mais c’est vrai que, moi, il y a quand même cette idée qu’il y a quelque chose – c’est ce que j’écrivais à la fin du livre – d’exaltant finalement dans ce combat-là. Il y a certainement beaucoup de peur dans tout ce qui peut arriver mais il y a aussi un certain courage qui peut renaître, une certaine ferveur qui peut renaître de ce combat-là. C’est vrai que ce serait plus ce genre de choses-là qui me motivent parce que, bon, ça me va d’être sauvé par les machines mais j’aimerais quand même que j’ai eu quelque chose à faire là-dedans aussi [rires].

Paul Jorion :

S’il y a bien une chose pour laquelle, malheureusement, les êtres humains sont bien équipés, c’est le combat, c’est la lutte. Je regardais, pour mon cours d’anthropologie interculturelle, si les conquistadors, une poignée de bonshommes, ont pu prendre le pouvoir au Mexique, ont pu prendre le pouvoir chez les Incas, c’est parce que ces pays étaient des pays qui étaient plongés dans la guerre civile et qu’il a suffit de prendre le parti de l’un contre l’autre. Notre disposition à la combativité, c’est une fragilité dans un cas comme celui-là. On le voit de manière tout à fait flagrante. Il faut que nous puissions mettre toute cette énergie que nous avons et que nous avons mise en grande partie au service de la destruction, il faut que nous arrivions à la mobiliser dans le sens de la construction du maintien et d’aller vers une image d’un paradis terrestre. Bon, c’est une image religieuse mais nous pouvons le faire. On parle de « lendemains qui chantent ». C’est aussi une expression qui a circulé dans les milieux de gauche. Les jours heureux, c’est faisable. C’est faisable, non ?

Vincent Burnand-Galpin :

Oui, et c’est un peu cette image-là. On parle souvent des Jours heureux, du programme du CNR et ce genre de choses. Alors, c’est vrai qu’il y a la partie programmatique politique qui intéresse beaucoup mais il y a aussi finalement toujours quelque chose qui revient. C’est pour ça que cette image plait autant, c’est cette idée de lutter contre la résignation, cette attitude toujours combative, de ne pas nous laisser abattre par la passivité mélancolique. C’est ça aussi qui plait dans cette image-là et qui, peut-être… Certes, il y a des symboles qui sont récurrents mais s’ils peuvent motiver un temps soit peu pour ce combat, tant mieux.

Paul Jorion :

On va essayer. On va essayer.

Est-ce qu’on a fait le tour là ?

Vincent Burnand-Galpin :

Oui.

Paul Jorion :

On a peut-être fait le tour de ce qu’on a essayé de faire maintenant. On va arrêter-là. Je termine.

Merci Vincent Burnand-Galpin de m’avoir rejoint, et que nous ayons discuté de ce livre. Ça a été un vrai plaisir de l’écrire ensemble. On me demande qui est-ce qui a écrit plutôt ceci ou plutôt cela. Je me gratte un peu le crâne. Ça n’a aucune importance. A moins que les gens aient l’impression en le lisant que : « Ah oui, c’est celui-là qui a écrit tel chapitre ». Je ne crois pas que ce soit l’impression que ça donne. Je crois que c’est véritablement bien intégré parce qu’il y avait un objectif, parce qu’il y avait quelque chose que nous visions, parce que c’était les fins qui déterminaient ce livre et pas les moyens. Voilà, espérons qu’il aura une descendance, une progéniture sur le plan des idées et aussi des actes.

Vincent Burnand-Galpin :

Espérons tout à fait !

Merci pour cette vidéo.

Paul Jorion :

A bientôt ! Nous, on se reparle très bientôt.

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