Tiens ! Vous avez l’air d’aimer mes histoires d’amour, alors, en voilà encore une. Mais attention ! certaines sont tristes.
Ida était la sœur, la petite sœur, d’une amie de Rebecca, ma copine à l’époque. J’avais vingt ans, Rebecca en avait seize, son amie sans doute aussi. Ida en avait quinze, une gamine, du moins si on ignorait son fin sourire.
Ma relation avec Ida aura duré dix ans. Il se peut très bien que ce soit la relation la plus longue que j’ai eue avec une femme. Nous n’avons pas fait l’amour une seule fois. Ce qui n’a pas empêché ma mère d’appeler Ida, avec une belle constance, « ta fiancée », pendant la seconde moitié de ces dix années.
La dernière fois que je l’ai vue, c’était à la maison, chez mes parents. Je venais d’être nommé professeur à l’université de Bruxelles, juste après avoir défendu ma thèse. Mes parents avaient invité des amis à eux, dont quelques collègues à mon père, enseignants tous dans la même université. Ma mère avait dit : « Tu ne vas pas venir tout seul… ». J’avais répondu : « Je peux demander à Ida… » Ce qui lui convenait parfaitement : une fiancée est en effet indispensable dans des occasions comme celles-là.
Après le petit raout, ma mère m’avait demandé : « Et alors ? Ida et toi, vous allez enfin… ? » Elle ne voulait pas dire « faire l’amour », ça ne l’effleurait sûrement pas qu’en dix années on n’avait jamais baisé : à l’époque de Rebecca, ma chambre d’étudiant, ancienne chambre de bonne, se trouvait par coïncidence juste au-dessus dans l’immeuble de celle de mes parents, et ma mère s’était plainte à plusieurs reprises qu’il « faudrait faire quelque chose à propos de ce lit qui grince vraiment très fort… ».
Non, elle voulait dire « Vous marier ». J’ai répondu que ça ne paraissait pas possible vu que G*** était enceinte. Ambiance !
À cette époque-là Ida n’aurait peut-être pas dit non, je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, le problème ne se posait plus de cette manière. On se serait mariés, j’avais trente ans, elle en avait vingt-cinq, et le jour de nos noces nous aurions fait l’amour pour la première fois.
Réflexion faite, et connaissant le style de notre affaire, je ne pense pas. Pas même ce jour-là. Nous aurions fait comme nous avions fait pendant les dix ans qui précédaient : nous nous serions battus comme des chiots, roulant sur le sol, sur mon grand tapis blanc et orange – première dépense munificente de mon premier salaire, sur le parquet, sur le dallage de la cuisine, que sais-je encore, où que ce soit que le premier pincement nous aurait saisis à échanger un regard, aussitôt elle entrée dans mon antre, pendant des heures.
Notre relation était physique. Trop physique sans doute pour faire l’amour, qui est finalement un truc assez ritualisé : crac – boum – hue. Assez plan-plan, et qui finit par s’arrêter dans un grand effondrement des énergies. Nous, nous aimions que cela dure, sans conclusion préétablie. Sauf peut-être si nous avions pu faire l’amour de la manière dont nous faisions ce que nous aimions faire. On voit ça en fait dans ce film de Doillon, « Mes séances de lutte » : rouler par terre ensemble, en ne sachant pas très bien quel est le morceau qu’on tient à un moment particulier, quel est l’endroit précis où le doigt a trouvé à s’enfoncer. Comme les enfants, qui ne savent pas encore quelles sont les deux parties de l’anatomie qu’il faut emboîter proprement si l’on peut dire, l’une dans l’autre – gaspation ! – pour que le drame se consume dans les règles de l’art.
Un jour Stef, qui se trouvait au second étage, moi j’habitais au premier, est descendu en entendant le tintamarre pas possible qui venait de chez moi, et les portes qui claquaient, et me voyant sur le palier, avec ma main ensanglantée qui pissait le sang sur le sol, il a dit, consterné : « Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? ». J’ai répondu : « C’est rien, c’est Ida qui était là, je me suis juste un peu écorché à la grosse boucle de sa ceinture ! ». Et au lieu d’appeler la police, il s’est contenté de lever les yeux au ciel et de hausser les épaules car il connaissait Ida, et il me connaissait moi, et il n’ignorait rien du pouvoir détonnant des deux ensemble.
Un jour – là c’était au tout début – elle était au lit, malade, et j’étais venu la voir chez ses parents. Une immense chambre avec vue sur le parc faisant office de jardin qui entourait la maison. La maman est entrée à l’improviste. Sans frapper, probablement à dessein, pour essayer de comprendre ce que nous faisions quand nous étions ensemble – Ida devait jurer à sa maman que nous ne faisions pas l’amour, et sa maman devait la croire (c’était une famille très catholique – j’allais la chercher devant son école, « L’Immaculée Conception ») mais devinait, la fine mouche, qu’il devait y avoir autre chose. Et là, elle a très bien compris, bien que j’aie retiré très rapidement ma main de l’endroit où elle se trouvait bien au milieu du lit – s’acquittant diligemment de son bienveillant office. Encore heureux que je n’aie pas essayé d’optimiser le rendement en aventurant la main sous la couette ! Mais la maman qui était une femme très intelligente (LoL) m’a dit avec une grande fermeté : « Je crois qu’il est temps pour vous de partir ! ». Elle n’a pas ajouté « Et de ne jamais remettre les pieds ici ! » car le sous-entendu allait de soi.
C’était une dame très revêche, très belle, très raide ; ma relation avec elle, cela allait encore. Avec le père, c’était tout autre chose : lui ne m’aurait pas appelé le « fiancé » de sa fille, il m’appelait « le communiste », « l’agitateur », des mots comme ça plutôt. Un officier de réserve qui fricotait avec des milices d’extrême-droite, un machin qui s’appelait « Jeune Belgique », ou un truc comme ça. En fait rétrospectivement je me dis qu’il devait avoir les idées assez larges puisque je ne suis pas mort à cette époque.
Quand nous étions allé voir pour la première fois son amie, la grande sœur d’Ida, Rebecca m’avait dit mine de rien au moment de quitter leur maison : « Est-ce qu’elle n’est pas super-mignonne, la petite sœur ? ». J’avais dû dire : « Ah ! oui ! une petite sœur ? Je ne pas sûr d’en avoir vu une ! ». J’étais déjà sournois.
En fait, en attirant mon attention ailleurs que sur elle, Rebecca préparait déjà en douce sa propre sortie. Il faut dire que je n’étais pas sur notre brave planète, de la confession qu’il fallait, et ses parents – gentiment mais fermement – le lui rappelaient à intervalles réguliers.
Rebecca se préparait à aller au Canada passer l’été chez des gens de sa famille. Quand elle est revenue, elle m’a dit deux choses : « Tiens ! », et elle me tendait un 33 tours : le premier disque de Leonard Cohen dont personne en Europe n’avait encore entendu parler, « C’est ce qu’ils écoutent au Canada en ce moment ! », et la deuxième, c’était : « Je vais me fiancer avec quelqu’un que j’ai rencontré là-bas ». Si j’ai bon souvenir, il avait le double de son âge, ce qu’à l’époque je trouvais extrêmement choquant : concurrence déloyale, n’est-ce pas ?
J’étais très triste. Il n’en était pas moins vrai qu’Ida était super-mignonne. Nous nous promenions au parc du Wolvendael (le val aux loups en flamand – ça devait se passer vraiment dans l’ancien temps vu que la ville est aujourd’hui tout autour). Elle n’avait peut-être que quinze ans lorsque nous nous étions vus la première fois mais elle avait désormais quinze ans et demi – chaque mois qui passe compte et fait une énorme différence à cet âge là ! Nous nous sommes donc assez rapidement mis à nous battre comme des chiots. Et ça nous a tellement plu que nous l’avons fait, comme je l’ai dit, pendant dix ans.
Il y avait une chanson à cette époque-là, que nous aimions beaucoup – nous étions très loin d’être les seuls – « A Bridge Over Troubled Water », un pont jeté sur une eau tumultueuse, de Paul Simon et chantée par Art Garfunkel. Je la passais quand elle était chez moi, avenue Beau-Séjour. Elle savait que je l’associais à elle. « Sail on Silver Girl », navigue encore Fille d’Argent, « Sail on by », passe à côté de moi, me laissant seul.
Et j’ai dû l’appeler comme cela à l’occasion : « Silver Girl » : Fille d’Argent, pas fille des sous, mais du métal. Ça lui allait bien.
J’ai eu des tas de copines sur ces dix années. Ida venait les inspecter pour me dire ce qu’elle pensait d’elles. Et ses inspections ne passaient pas inaperçues des demoiselles en question qui saisissaient rapidement qu’Ida veillait et qu’elle continuerait de me voir – pour renouveler périodiquement son option – tout particulièrement à l’improviste, pour faire monter le stress chez celles qu’il faudrait appeler ses adversaires plutôt que ses rivales.
Mais la fêlure est venue un jour, et comme dans le poème de Sully Prudhomme, « le coup d’éventail dut effleurer à peine », mais c’était cuit, le vase était brisé : « la légère meurtrissure, Mordant le cristal chaque jour, D’une marche invisible et sûre En a fait lentement le tour ».
Comme elle était – je ne l’ai pas encore dit mais vous l’aurez maintenant deviné – très belle, très grande et très blonde, tirant sur le roux (le genre de rêve d’un footballeur ayant réussi dans la vie – profession honorable au demeurant !), elle était vite devenue mannequin, dans le prêt-à-porter. Et là eut lieu l’incident qui fêla le vase irréversiblement. J’étais dans sa petite maison – elle avait grandi entre-temps, et ses maisons avaient elles, rapetissé – quand on a sonné à la porte. Elle a jeté un œil par la fenêtre et a dit : « Merde ! Merde ! Merde ! C’est mon agent ! » Et puis : « Viens, on n’a pas le choix ! ». Elle m’a fait descendre et m’a poussé dans un cagibi sous l’escalier, entre les balais, les seaux et les serpillières, en me disant : « Ne bouge surtout pas ! » Heureusement l’expérience a été brève, le commercial ayant été vite éconduit, et je ne risquais pas ma vie – contrairement à ma seconde expérience similaire, là c’était au Liberia, et j’étouffais un peu dans la cage à lapins, et il ne s’agissait pas d’un impresario mais de gens encore plus redoutables si la chose est possible : la soldatesque.
« Tu ne m’en veux pas ? » Si, je lui en voulais. Et, très honnêtement, je lui en veux toujours. Mais cela n’empêche nullement Ida d’être l’une des quatre femmes que j’ai aimées par-dessus tout.
Il y a un an à peu près, je l’ai recherchée sur la toile. Je l’ai retrouvée. C’était un faire-part de décès. Morte il y a quelques années, à 61 ans. J’ai pleuré. Heureusement qu’on n’écrit plus à l’encre, sinon la phrase là, celle que vous lisez à l’instant, vous auriez du mal à la lire, tellement elle serait barbouillée.
Sail on Silver Girl. Sail on by !
Laisser un commentaire