Tout dans le regard (1985)

Tout dans le regard a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 23, 1985 : 22.

Du cours de notre vie nous avons une représentation assez simple. Cela débute quelque part dans la nuit des temps, puis cela se ponctue de difficultés diverses, la mort des uns, l’hostilité des autres, les coups de chance et les coups de malchance. Bref une course d’obstacles qu’il s’est agi de négocier intelligemment. En tout cas, un combat ou une fuite qu’il a fallu mener seul, pas toujours tout seul, mais le plus souvent seul. 

Pour ce qui reste à courir, nous avons une stratégie globale, une idée assez claire des prochains mouvements et plan d’ensemble pour la suite. Stratégie ambitieuse, l’Académie, le Goncourt, le Nobel ou plus humble, la Maison, la Retraite confortable. Les obstacles ne manqueront pas, mais puisqu’on ne s’en est pas si mal sorti jusqu’ici, il n’y a pas de raison que ça tourne à la catastrophe.

Sur la chanson de Claude François, « Comme d’habitude », Paul Anka, l’inoubliable auteur de « Diana » et de « Lonely Boy » a écrit « My Way », surtout connue dans les interprétations de Frank Sinatra et de Sid Vicious. Le chanteur raconte en substance que malgré les défaites, malgré les tentations d’abandon, il a toujours éprouvé la fierté d’avoir mené sa vie comme il l’entendait, d’avoir mené sa barque à sa façon : « I did it my way ». Il y a six ou sept ans un reporter de la BBC avait parcouru les rues le micro à la main et la caméra à l’épaule et avait interrogé l’homme et la femme des foules : avait-il, ou elle, mené sa barque comme il l’entendait ? Aucun doute, du facteur au boucher, de la mère de famille à l’éboueur, tous avaient fait les choses, quoi qu’il en ait coûté, à leur façon : du mariage imposé à des parents réticents à la résistance opiniâtre au chef de bureau, chacun pouvait exposer au regard du monde, l’histoire de sa vie, contre vents et marées. C’était très beau.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Et l’on trouve encore des coins, même en France, où la stratégie d’une vie ne se conçoit pas comme une aventure personnelle, essentiellement imprévisible, contre vents et marées. Il y a des coins, en Europe rurale, en Afrique, en Asie, où il s’agit simplement – ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas difficile – pour un fils d’advenir à la place où était son père, et pour une fille là où était sa mère. Cultiver le même champ comme l’ont fait les pères et les pères des pères, ou conduire le même bateau ou un bateau en tous points semblable ; produire des enfants, faire la cuisine, entretenir la maison, comme cela s’est fait toujours. Là, il n’y a pas à proprement parler de stratégie, l’image qu’il s’agit de reproduire est là devant vous, on entre petit à petit et très tôt dans le processus de travail et à force de prendre des coups de pied au cul, on arrive par l’harmonie préétablie de l’identification, à advenir à la place de la génération précédente, à point nommé, précisément au moment où celle-ci se retire. Sauf accidents de parcours toujours possibles.

La différence entre les deux modèles : celui de l’innovation hors des chemins battus, et celui de la reproduction identique, apparaissent quand il s’agit de raconter cette vie. Il n’y a pas de doute que nous avons de notre vie une théorie qui apparaît quand on nous demande de la raconter, et cette théorie se résume à ceci que « la vie est un roman ». Nous n’éprouvons aucune difficulté à raconter notre vie sur le mode narratif, en commençant par le début et en finissant par la fin, ayant connecté tous les événements marquants entretemps – ceux qui nécessitèrent des décisions douloureuses – sur le mode causal. Bref, nous avons sur nous-même une belle histoire à raconter, celle de la manière dont nous avons mené notre barque comme nous l’entendions. C’est cette théorie de nous-même qui nous autorise – quand le psychanalyste nous y invite – à produire une histoire qui fasse sens au prix d’un petit nombre seulement de remaniements.

Mais les autres, comment font-ils ? Eh bien, ils ont du mal à raconter une histoire. Marie-Cécile et Edmond Ortigues, dans leur Œdipe Africain (1966) nous rapportent comment leurs consultants à Dakar n’ont pas de roman à offrir quand on leur demande de raconter leur vie. Il y a bien des crises, des moments difficiles où il a fallu faire intervenir des alliés institutionnels, le contre-sorcier, l’herboriste, le prêtre sacrificateur, pour se sortir d’un mauvais pas. Mais ces moments ne sont pas liés causalement entre eux, ils sont déconnectés, leur ordre chronologique importe peu. Toutes les mauvaises passes sont équivalentes, il s’est agi chaque fois d’un désordre ponctuel qu’il a fallu restaurer pour en refaire un ordre, mais il n’y a pas de plan, une fois c’est un ennemi humain qui en veut à votre peau, une autre fois un sorcier professionnel dévoreur d’âmes, une autre fois encore un ancêtre contrarié.

On peut voir là la preuve d’une stupidité culturelle : n’est-il pas ÉVIDENT que la vie est un roman ? Mais non ! quand il s’agit d’advenir à une place qui a toujours été là sur un lopin de terre, bien précis, il n’y a pas de roman, rien qu’un immuable scénario. L’inconfort de celui que l’on force à produire un roman est très visible dans ce genre ethnographique dont les Américains sont friands, l’histoire de vie (« life history »). Le style s’est imposé non seulement parce que tout Américain a une splendide histoire à raconter sur lui-même (sur le mode New Frontier), mais aussi du fait que les cultures indiennes étaient suffisamment délabrées au moment où les ethnographes commencèrent à s’y intéresser pour que seule une histoire de vie puisse ressusciter les rituels disparus, les camps de chasse estivaux, les guerres intertribales. L’histoire de vie a produit des documents passionnants, dont on trouve quelques exemples dans la belle collection Terre Humaine chez Plon, mais il y a toujours quelque chose qui ne colle pas : le narrateur n’est pas à l’aise. Le talent quand il existe est celui du compilateur, l’histoire d’Ishi le dernier Indien Yana a été écrite par Theodora Kroeber dont le talent de romancière devait se retrouver chez sa fille Ursula le Guin.

Nous ne savons pas ce que c’est que mener une vie qui ne soit pas un roman. Nous en trouvons une vague évocation chez ces rares personnes qui ne quittent pas leur lit un vendredi 13. Mais pour une explication systématique il vaut mieux se tourner vers des gens qui vivent de manière générale selon l’horoscope. Je pense en particulier aux populations des régions méridionales du Togo, du Bénin et du Nigéria occidental. Ces populations ont un système de divination appelé Afa chez les Evé et Mina du Togo, Fa chez les Fon de l’ex-Dahomey et Ifa chez les Yoruba du Nigéria. Ce système est fondé sur la manipulation de noix de palme tirées par une ou par deux en huit fois et qui réalisent ainsi 256 figures possibles. À ces 256 figures sont associées des fables qui fournissent des éléments d’interprétation des questions posées au devin. La représentation de la vie humaine qui sous-tend la consultation est la suivante : l’homme a de nombreux alliés ou ennemis visibles et invisibles, humains et inhumains, morts et vivants. Ceux-ci peuvent lui vouloir du bien ou du mal. De sorte qu’à chaque moment il se trouve dans un champ de chance ou plus souvent de malchance. S’il maintient un « profil bas », il n’a pas trop lieu de s’inquiéter, car il offre peu de prise à ses ennemis. Mais souvent la vie oblige à s’exposer : décision importante à prendre, voyage lointain, placement. Dans de tels cas, il faut pouvoir situer ses chances objectives. Il va alors consulter le devin (que l’on appelle ici « charlatan », selon la traduction pas trop subtile imposée par les missionnaires). Et le devin lui révèle où il en est, les sacrifices à faire pour mettre toutes les choses de son côté ou bien lui conseille carrément de laisser tomber pour le moment.

Souvent, on imagine a priori que les choses vont bien, alors on se casse la figure, et c’est a posteriori, en se mordant les doigts, qu’on va trouver le devin pour lui demander ce qui n’a pas marché. Une telle représentation du destin individuel et quotidien aboutit à une attitude qui est taxée par celui qui n’y comprend rien de fatalisme. Ainsi, Bonaventure, escroc notoire se terre à 150 kilomètres de la capitale. La police décide un beau jour d’aller le chercher. Grande expédition dans un pays où la police a souvent du mal à réunir les fonds nécessaires à l’achat d’essence. On arrive chez Bonaventure, sa femme dit qu’il n’est pas là, il est sorti il y a dix minutes. Chercher, attendre, établir une souricière ? Pas du tout, on rentre chez soi. Christian s’arrache les cheveux, il comptait sinon récupérer ses sous – ô bienheureuse rêverie ! – du moins passer un savon à cette crapule.

Que s’est-il passé ? Eh bien, l’affaire était mal engagée, la preuve c’est que Bonaventure n’était pas là. En insistant, on serait allé de pépin en pépin. On allait tout droit à la catastrophe. La prochaine fois on ne fera pas la connerie de ne pas consulter. On attendra le bon jour et quand le devin aura décrété que tout se présente pour le mieux, on y retournera. Et cette fois-là, on l’aura, car on sera sûr de l’épingler même s’il faut camper cent ans dans son enclos.

Geertz avait lancé l’idée dans les années soixante-dix que l’ethnographie bien conçue consistait à voir le monde « par les yeux de l’indigène » (« through the native’s eyes »). Oui, peut-être. Seulement voilà, ce que je peux voir avec les yeux de l’acteur ne ressemble en rien à ce que lui-même peut voir avec ses propres yeux, parce que ce qui compte, ce ne sont pas les yeux mais le regard. Ce serait tellement simple !

3 juin 1985

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4 réponses à “Tout dans le regard (1985)”

  1. Avatar de Hervey

    Pour bien voir il faut l’écrire.
    Ce n’est pas le conseil que vous donnez mais il passe, par l’exemple.

  2. Avatar de timiota
    timiota

    Tiens, le système à 256=2^8 cas, joli.
    Cela suggère que le cerveau de celui qui vient chercher conseil (pas encore désespéré ni outrageusement téméraire) pèse les carottes et les poireaux un peu comme la loi binomiale pour 8 tirages.
    Il n’y a que 0,4% de chance que « tout » aille mal (ou que « tout » aille bien), donc déjà il y a à 99,6% « quelque chose de négociable ».
    Et ensuite, le gros des possibilités est dans une fourchette qu’on peut se représenter : que 3 ou 4 des 8 « evènements centraux » bascule d’un côté ou de l’autre. Cela dit à peu près le nombre de priorité qu’on peut assumer sans alourdir sa « charge mentale » dans la langue d’Emma. Une ou deux priorité dans chaque sphère sociale (ici on dirait famille et travail, mais on dira tout autrement chez les pratiquants du « Fa/Afa » , c’est un peu la question de la « linéarisation » du langage ou du laminage des oignons).
    Le degré d’information dans les horoscopes doit être du même ordre, une mesure « entropique » doit donne le même niveau d’entropie moyen entre ce que délivre les praticiens « Afa » et ce que délivre les gratteurs d’horoscopes, si l’esprit humain est ce qu’il y a de commun à l’affaire.

  3. Avatar de juannessy
    juannessy

    Bernard aurait pu rééditer la citation du petit prince ( « on ne voit bien qu’avec le cœur , l’essentiel est invisible pour les yeux  » ) . Moi , je vais le faire en chanson , ne serait – ce que pour le plaisir de réentendre Nilda Fernandez :

  4. Avatar de timiota
    timiota

    Bon, dans la série « répit anthropologique »dans la dernière quinzaine de QAnnonage à haute dose de bêtise trumpienne et de violence,
    des collègues portent à ma connaissance les ouvrages d’Edward T Hall, penseur US (ouest) de « l »interculturel », de ses non-dits etc.
    (on a a gérer de + en + d’étudiants étrangers…)

    Outre les études de Hall sur le « spatial » (l’espace immédiat autour de chacun) j’ai trouvé cette brève présentation
    de sa distinction poly/monochronique (https://www.senscritique.com/livre/La_Dimension_cachee/critique/8785426).
    « Eh bien dans le cadre des relations, en plus des distances physiques, donc de nos façons de nous adapter à l’espace physique, il nous faut encore nous adapter à un espace temps.
    Et là, les polychroniques développent des facultés qui leur permettent de gérer plusieurs situations simultanées en même temps, tandis que les monochroniques ne parviennent à gérer les situations que de manière séquentielles, selon un programme et des horaires à respecter.
     »

    Je me demandais si ce n’était pas la distinction « langage asymétrique » « langage symétrique » (de la « pensée sauvage » au chinois) qui était vu par son bout de la lorgnette.

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