La planète Lévi-Strauss : Grande-Bretagne (1985)

La planète Lévi-Strauss : Grande-Bretagne

A paru dans Le Magazine Littéraire, 223, 1985 : 63

Le structuralisme a mal franchi le fossé qui sépare les sciences de l’homme de part et d’autre de la Manche.

L‘œuvre de Lévi-Strauss apparut à l’horizon de l’anthropologie britannique à un moment où un vent d’irrévérence soufflait sur elle. Malinowski avait autrefois provoqué une petite révolution en imposant le scoutisme comme seule méthode ethnographique digne de ce nom. Mais quarante ans s’étaient écoulés depuis et la nouveauté du terrain « d’aventure » s’était émoussée. Par ailleurs, la méthode très littéraire de présentation des données, à la Malinowski, ou à la Evans-Pritchard exigeait un assez grand bonheur de plume qui n’était pas offert à tous. Du coup, pour une monographie agréable à lire, on en trouvait dix proprement illisibles. Et l’ennui qui sourdait de celles-ci contribuait à souligner leur apport théorique strictement nul. 

Il est difficile de dire ce qu’aurait été l’impact du structuralisme « français » (il existait un structuralisme britannique, d’ailleurs purement durkheimien, dû au brillant Radcliffe-Brown), sans la présence de deux personnalités hors du commun : Edmund Leach (1910-1989) et Rodney Needham (1923-2006). Tous deux avaient envie d’autre chose et possédaient l’assurance qui leur permettrait d’imposer leur style. Tous deux avaient pris au sérieux Les structures élémentaires de la parenté (1949) et en présentaient les thèses au public anglo-saxon tout en les éprouvant sur des exemples. Leach avait fait scandale en montrant d’abord que les sociétés changent, contrairement à ce qu’affirmait implicitement le fonctionnalisme, ensuite en déclarant que le niveau de théorisation présent dans l’anthropologie britannique était l’« équivalent du classement des papillons selon leur couleur ». 

Un certain enthousiasme allait naître pour l’approche structurale, tout particulièrement parmi les étudiants thésards, alors même que le malaise grandissait entre Lévi-Strauss et ses partisans britanniques. Ceux-ci avaient à cœur de participer à une œuvre scientifique et, de bonne foi, ils établirent le relevé des erreurs de fait qui s’étaient glissées dans Les structures élémentaires, imaginant que Lévi-Strauss allait les féliciter pour leur contribution à l’œuvre commune. Mais — à leur grand désappointement — Ie Maître n’accorda à leurs corrections qu’un intérêt poli. Pour lui, dans la tradition philosophique continentale, ces altérations mineures n’ébranlaient aucunement le cœur de la théorie qui demeurait valide ; pour eux, dans la tradition philosophique britannique, toute modification des données de base exigeait un remaniement de la théorie. Le malentendu s’amplifia jusqu’à la rupture. 

Le malentendu révélait une fois de plus le fossé qui séparait les sciences de l’Homme de part et d’autre de la Manche : l’existence d’un même champ d’investigation scientifique, l’anthropologie sociale, ne garantissait aucunement un accord sur ses fondements épistémologiques. Le cartésianisme de Lévi-Strauss, ses références à l’« esprit humain » demeuraient de l’hébreu aux yeux de ses partisans britanniques. Seul le formalisme du structuralisme leur semblait digne d’intérêt, comme méthode permettant de classer les papillons selon des critères plus subtils que la couleur. 

Mis à part les exercices serviles faisant du « à la manière de Lévi-Strauss », tels qu’on les trouva un peu partout, l’anthropologie britannique produisit quelques contributions importantes au structuralisme dans des domaines que Lévi-Strauss avait délaissés, et quelquefois délibérément écartés. Il en allait ainsi pour l’analyse structurale des mythes « savants », et tout particulièrement pour les textes bibliques qui, selon Lévi-Strauss, du fait du travail de réécriture auquel ils avaient été soumis, échappaient à la logique des oppositions « spontanées ». Leach devait démentir cela en produisant de séduisantes analyses de textes de l’Ancien Testament. Il en allait de même pour le rituel, en qui Lévi-Strauss ne reconnaît qu’un reflet à la fois abâtardi et redondant du mythe. Leach, une fois de plus, mais aussi, parmi les anthropologues de la génération suivante, Alfred Gell (1945-1997) et Stephen Hugh-Jones, allaient proposer des analyses intéressantes de rituels. 

Needham devait poursuivre une réflexion structurale sur la parenté, puis sur des catégories intellectuelles telles que la droite et la gauche, avant de s’engager dans une voie volontairement wittgensteinienne. Mary Douglas (1921-2007) devait très brièvement flirter avec le structuralisme dans sa recherche sur l’impureté rituelle, avant de se tourner vers une herméneutique fortement teintée de religiosité. La contribution la plus originale certainement à l’héritage lévi-straussien est celle de Chris Gregory, un jeune anthropologue australien qui, en combinant le Lévi-Strauss des Structures élémentaires et le jeune Marx amendé par Sraffa, allait produire une anthropologie économique qui rende compte à la fois et en même temps de la parenté et de l’économie. 

Cela dit, du fait de son manque d’intérêt pour la dimension plus philosophique de l’œuvre de Lévi-Strauss, l’anthropologie britannique devait rapidement épuiser ce qu’elle pouvait considérer comme le domaine d’application possible du structuralisme, à savoir les phénomènes culturels pouvant bénéficier d’une approche formaliste. 

La conversion de l’anthropologie sociale britannique au structuralisme, bien que spectaculaire dans les années soixante, devait rester superficielle. C’est ce qui explique son recul rapide dans les années soixante-dix et son extinction pratiquement totale dans les années quatre-vingts. La marginalisation actuelle de l’anthropologie sociale dans la vie intellectuelle britannique contribue sans doute à cet effacement en encourageant le retour à un fonctionnalisme « inoffensif ». 

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4 réponses à “La planète Lévi-Strauss : Grande-Bretagne (1985)”

  1. Avatar de timiota
    timiota

    Chris Gregory ?
    Dans sa bibliographie de la page wikipedia en anglais, le « Savage Money » est donné pour avoir inspiré Graeber.
    (Ca parle du dé-indexage du dollar dans les années 1970 vu de l’Inde et « d’en bas » si j’ai bien lu en diagonale)

    Le pilier étant Gifts and Commodities (1982).
    J’ai l’impression que ce n’est pas traduit en français, (ni en flamand :;)

    1. Avatar de Paul Jorion

      Je parle dans ce texte de gens qui m’étaient proches. En plus de Leach (mon directeur de thèse) et de Needham (très protecteur : j’ai posté l’autre jour la lettre où il écrivait qu’il était ulcéré que je n’aie pas été titularisé), Chris Gregory était un véritable ami, nous avions un énorme respect mutuel pour nos travaux respectifs, quant à Alfred Gell (mort prématurément je vois à 51 ans) et son épouse, ils étaient les amis intimes de Sue Benson, la mère de ma fille Charlotte.

    2. Avatar de Paul Jorion

      C. A. Gregory, Gifts and Commodities [compte-rendu par Paul Jorion]
      L’Homme 1985, 93, pp. 125-126

  2. Avatar de timiota
    timiota

    La bilbliographie en question :
    Books

    Gregory, C. A. and Altman, J. C., eds, 2018. « The Quest for the Good Life in Precarious Times: Informal, Ethnographic Perspectives on the Domestic Moral Economy. » Canberra: ANU Press.
    Gregory, C & Vaishnav, H, eds, 2003, « Lachmi Jagar: Gurumai Sukdais Story of the Bastar Rice Goddess, » Chhattisgarh, India: Kaksad Publications.
    Gregory C. A. 1997. « Savage Money: the anthropology and politics of commodity exchange ». Amsterdam: Harwood Academic.
    Gregory C. A. and Altman, J. C., eds, 1988. « Observing the Economy ». London: Routledge.
    Gregory, C. A. 1982. « Gifts and Commodities ». London: Academic Press.

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