Et à l’arrêt du bus il y a une deuxième femme. Et là, c’est beaucoup plus difficile à raconter car il s’agit d’un aveuglement et décrire un aveuglement c’est comme répondre à la question du maître de bonne composition : « Mais explique donc mieux, mon enfant, ce que tu ne comprends pas ! ». Cela fait six mois que cette jeune femme et moi nous nous voyons pratiquement tous les matins. Et pourtant, à l’inverse de la femme blonde dont je parlais tout-à-l’heure, jusqu’à hier, celle-ci je ne l’avais pas remarquée bien que je l’aie sans conteste vue à de multiples reprises. Elle affiche la discrétion et celle-ci porte puisqu’elle m’est restée inaperçue. Si la police m’avait interrogé en me disant, « Il y a une femme qui prend le bus à la même heure que vous, elle est mince avec un visage très fin et très pâle, un nez très droit, des cheveux noirs longs, le plus souvent habillée de sombre… », je ne pense pas que je me serais souvenu d’elle : j’aurais été incapable de la situer.
Mais alors hier, les circonstances étaient l’inverse de celles du regard échangé avec Eva Peron. Gough est, je l’ai dit, une rue « à la San Francisco », c’est-à-dire en pente assez raide, et à l’arrêt du bus, sur Union Street, qui suit elle à plat le relief de la colline, il y a une petite maison octogonale qui est un musée à la gloire de quelque chose, entourée d’un grand jardin, lequel permet d’apercevoir le véhicule arrivant à l’arrêt sur Union alors que l’on n’est encore qu’à mi-pente du dernier pâté de maisons sur Gough. Si l’occasion se présente, on peut alors se mettre à galoper en ayant encore une chance d’attraper le trolleybus, pour autant que le nombre des passagers embarquant ou la mauvaise volonté des feux jouent en votre faveur. Donc hier, à mi-bloc, je vois le bus et, profitant de la dynamique favorable que m’assure la pente, je pique un sprint.
Je monte, passablement essoufflé, et je m’engage dans le couloir et elle est là, assise au premier rang, habillée très différemment des jours précédents : elle ne porte pas ses complets noirs à la Prada de femme chic, mais une veste en jean et une longue jupe en coton, ocre avec des motifs blancs fanés, et surtout ses deux pieds délicats dans des sandales à la bande multicolore rouge et bleu clair ne dissimulant en aucune manière les anneaux d’argent qu’elle porte aux doigts des deux pieds. Et voilà la femme invisible, soudain d’une visibilité resplendissante et, très inopinément, hippie de droite à gauche et de haut en bas.
La physique explique de manière satisfaisante la façon dont le monde naturel fonctionne, à l’exception d’un fait incontestable dont la science ne rend pas compte, jetant la suspicion sur l’ensemble de ce qu’elle affirme par ailleurs : quand quelqu’un me regarde de manière insistante, je veux dire quand le regard n’est pas simplement « posé », mais quand il est « projeté » sur moi, eh bien, je le sens. Et ce n’est pas une question d’interprétation de la taille des pupilles, ou que sais-je encore, parce que cela marche aussi bien si le jeteur de regard porte des verres fumés ou même s’il ou elle est en réalité derrière moi. Un tel regard se sent, et je me retourne et je vois alors les yeux de celle ou de celui qui me fixe.
Donc je monte et elle est là, qui me regarde, et je chancelle. Je veux dire que la puissance de cette force dont la physique ignore pourtant l’existence, manque de me faire défaillir. Toute la journée je pense à elle. Toutes les trente secondes la bille de mon attention roule comme celle de la roulette vers la case qui dit « la jeune femme jusqu’ici invisible ». Et aujourd’hui, c’est elle qui arrive en retard en courant et qui s’assied à quelques sièges de moi, revenue au noir de son habitude, et qui refuse de me regarder au moment où je passe devant elle pour débarquer, et la journée se déroule toute entière sans que je pense jamais à elle.
Alors comment tout cela fonctionne-t-il ? Est-ce le contraste entre sa tenue sexuée d’hier et ses messages codés sur sa disponibilité, et celle, asexuée, des autres matins ? Est-ce le sentiment que c’est pour moi qu’elle s’est habillée ce matin-là de cette manière particulière ? Ou bien, est-ce comme dans l’histoire de la femme blond platiné, quelque chose qui a à voir avec la compassion que j’ai pour celui qui rate, ou qui manque de rater, le bus, parce que je connais l’émotion et l’essoufflement, et le cœur battant qui accompagnent le ratage ou le quasi-ratage, quelle que soit la médiocrité de l’enjeu ? Ou bien la nature humaine, toujours friande d’explications simples, confond-elle toutes les circonstances où le cœur bat la chamade ?
Je me souviens d’une traversée sur la malle entre Zeebrugge et Douvres, j’avais vingt ans et il y avait à côté de moi au bar une jeune fille, qui m’ignorait et que j’ignorais et qui à un moment donné s’est tournée vers moi, son visage étant donc très proche du mien, elle m’a fixé et s’est mise à bailler à s’en décrocher la mâchoire sans que son regard cesse d’être fixé sur mes propres yeux, et je me souviens d’avoir entrevu la luette au fond de sa gorge et d’en avoir été profondément ému. Et je me suis dit : « Jamais femme ne s’est offerte à toi avec autant d’abandon ».
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