« Dix-sept portraits de femmes » X. La femme qu’on me soupçonne de vouloir baiser

J’ai une nouvelle collaboratrice, une informaticienne, sur un contrat à durée déterminée. L’agence m’avait fait parvenir deux curriculum vitae. L’un ne semblait pas correspondre au profil du poste vu les qualifications exigées : le gars était plutôt un spécialiste de la quincaillerie informatique : du hardware, que du logiciel, l’autre semblait convenir. Je me suis entretenu avec les deux candidats, initialement au cours d’une conversation téléphonique, et je décidai d’inviter le second. Dans les heures qui suivirent, nouveau coup de fil de l’agence : « S’il-vous-plaît, ne prenez pas de décision avant d’avoir vu une candidate-miracle qui nous tombe du ciel ! » Qu’à cela ne tienne : que SuperWoman-WonderGirl vienne également !

Le gars se présente en premier. Son CV explique sa situation : il dirige sa propre entreprise de logiciel depuis pas mal d’années dans la Silicon Valley, à une demi-heure d’ici, laquelle bat de l’aile en ce moment. Il se remet en conséquence sur le marché de l’emploi. 

Je le vois, il a mon âge. Mais moins en forme, ce qui est logique vu qu’il cherche du travail dans un marché déprimé. Il est disposé à reprendre de l’embauche mais ce n’est pas vraiment l’enthousiasme. Bon, il pourrait cependant faire l’affaire.

Le lendemain arrive SuperWoman, elle est Indienne, d’Inde. Grand sourire, pétant le dynamisme. « Oui elle sait le faire ! », « Ah ! c’est passionnant ! » Elle a plein d’idées, etc. 

Bon, conversation le lendemain :

  •  Pourquoi avez-vous engagé Maureen plutôt que le gars ?
  • Ben, parce qu’avec son feu de Dieu on en tirera davantage que du vieux cheval de retour !

Aux États-Unis on vous dit : « De Freud, il ne reste rien, n’est-ce pas ? » Et je réponds invariablement que ce n’est pas du tout l’impression que j’en ai, qu’il me semble au contraire que le freudisme a complètement imprégné de son influence la société et la culture américaines. Ce qui le rend invisible, ce n’est pas son absence mais bien plutôt son omniprésence : non tant sa défaite que sa victoire en rase campagne. Le concept de la psychothérapie, que l’on puisse guérir en racontant son histoire, est à ce point acquis ici qu’on considère que nul n’est suffisamment fou pour qu’une bonne conversation ne puisse le remettre sur pied. « Oui, me dit-on, mais quand même, cette idée que tout comportement a un motif caché, d’origine sexuelle ! Ça, avouez-le, plus personne n’y croit ! » Voire ! puisqu’on me redemande cent fois pourquoi j’ai engagé la demoiselle plutôt que le gars, y compris d’ailleurs les dames de l’agence de placement, qui m’avaient pourtant suggéré, ou plutôt « enjoint », de rencontrer SuperWoman-WonderGirl, toutes affaires cessantes. Ce qui est sous-entendu, c’est que je l’ai embauchée pour lui faire l’amour. Donc Freud, avec sa libido, n’est apparemment pas si mort que ça : aux États-Unis en tout cas, il bouge toujours !

Je pourrais qualifier cette attitude de « puritaine » mais ce serait une étiquette de plus en matière d’explication, qui nous laisserait encore sur notre faim. Si je trouvais un Américain parfaitement ouvert sur ces questions, voici ce qu’il me déclarerait en fait : « Il est vrai que vous pourrez prendre chaque individu en particulier et me montrer que son comportement a un motif caché, d’origine sexuelle, et en ce sens vous pourriez avancer qu’il s’agit d’une règle et qu’elle s’applique à tous. Et je vous répondrais, « Non » : vous avez bien observé ce motif à l’œuvre dans chacun des cas que vous avez examinés, mais cela ne vous autorise pas pour autant à dire qu’il s’agit d’un principe d’application universelle ». Et ce qu’il révélerait ainsi, c’est qu’il ne s’agit pas de puritanisme dans ce déni, mais de la manifestation d’un des autres crédos œuvrant sous-terrainement dans la culture américaine : l’affirmation coulée dans l’airain de la capacité individuelle au choix, au libre-arbitre. Oui, on constate bien sans doute que chaque individu succombe mais cela ne fait pas pour autant de cette défaite la conséquence inéluctable d’une loi naturelle, car chacun demeure confronté, en toute liberté, au choix de succomber ou non. L’éventualité de la sainteté reste ouverte en principe, sans qu’il faille, si elle devait se manifester, crier au miracle. En l’occurrence, et plutôt que le puritanisme, la rumeur en Amérique que Freud est mort, manifeste la foi absolue dans l’individualisme. 

Maureen m’avait révélé en confidence au cours de l’entretien qu’elle était enceinte de trois mois, suppliant de ses grands yeux que cela ne me dissuade pas de l’embaucher. À ce qu’il semble, elle ne l’a dit à personne d’autre. Mais vous pouvez compter sur moi pour ne pas aller le raconter.

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3 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » X. La femme qu’on me soupçonne de vouloir baiser

    1. Avatar de PHILGILL
      PHILGILL

      Le corps a ses raisons que la raison ne connaît point.
      Ben, mais à partir de quel moment considère-t-on que c’est le cœur ?

  1. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Comment s’est terminée cette embauche ? Les supposées capacités à résoudre les problèmes inhérents au poste considéré ont-elles été vérifiées par la suite ?
    L’on parle beaucoup en ce moment de l’égalité homme-femme mais il faut reconnaître objectivement que le jeu est faussé dès l’instant où l’on a affaire, dans le travail, à une relation hiérarchique ou de position critique dans l’organigramme d’une société.
    Ainsi, j’étais chargé dans le passé, du contrôle de fabrication de potentiomètres de précision destiné au domaine de l’aviation, c’était un contrôle très strict de ce qu’avait fabriqué en atelier les femmes sélectionnées pour leur habileté à assembler des éléments de précision.
    Le problème se corsait lorsqu’il y avait renvoi de potentiomètres hors norme vers l’atelier, l’une ou l’autre tentait alors d’argumenter que j’aurais pu considérer que vu le peu d’écart, accepter le passage de la pièce considérée, tout cela avec beaucoup d’ingénuité et une touche de charme ; c’est là qu’il fallait rester inflexible et ne pas céder aux battements de cils… 🙂
    Ce n’est jamais simple la cohabitation hommes-femmes dans le travail.

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