Quelle image avait-on d’une femme avant qu’on ne pense à elle d’une certaine façon ? Le souvenir s’en est perdu, le sentiment qui s’est installé est que la nouvelle représentation a entièrement remplacé celle qui prévalait auparavant. Est-ce à dire que les anciennes fondations soient à jamais enfouies ? Si la ville nouvelle devait disparaître suite à un cataclysme, retrouverait-on les traces de la ville antique qui l’a pourtant précédée ? Je crois que oui, je crois que Daisy telle qu’elle était à mes yeux avant nos retrouvailles est en train de me revenir petit à petit, à la faveur du tremblement de terre de notre divorce. Mais il a fallu ce désastre, il a fallu que les maisons soient rasées et que les gravats soient entièrement déblayés.
Quand on tombe amoureux, il y a un déclic, il y a un avant et un après, et il y a effacement : le « blanc » dont je parle. C’est comme une ardoise magique disait Freud : on fait coulisser l’un des éléments, puis on le remet en place et hop ! le dessin a disparu. Il est impossible de se dire : « Je vais prendre l’image que j’avais d’elle avant, puis celle que j’ai maintenant, celle d’après, je vais les disposer côte à côte et les comparer ». C’est impossible. Et il n’est pas même nécessaire en fait d’être déjà amoureux. Il suffit que quelque chose ait eu lieu de la nature d’un déclic. En fait, c’est très simple, c’est la prise de conscience de la pleine existence de l’autre vis-à-vis de soi. Et quand l’effet est simultané et que c’est la première fois qu’on se voit, l’expression qui convient est celle de « coup de foudre ». Plus généralement il y a eu un petit décalage, chez l’un ou chez l’autre. Selon Daisy, le fait qu’elle m’ait reconnu avant que je la reconnaisse elle marqua en réalité l’amorce du déclin : ce fut la malédiction initiale qui, pareille à une bombe à retardement, fut la raison profonde de l’inéluctabilité de l’échec. Elle m’a voulu moi avant que je la veuille elle. Seul le coup de foudre aurait pu nous épargner la damnation. Bien sûr la reconnaissance réciproque était impossible vu que j’étais l’orateur debout sur l’estrade et qu’elle n’était que l’un des auditeurs parmi les centaines de personnes assises dans la salle.
Donc hier matin je me réveille et je me mets à penser aussitôt et en vrac à l’ensemble des problèmes qui se posent et qui commencent par me tomber dessus comme une chape de plomb. Jusqu’à ce que je me rende compte qu’à l’instar de la brume estivale, ils se sont dissipés rapidement au soleil et que, tout compte fait, je suis d’excellente d’humeur. Au point que deux problématiques relativement complexes se découvrent une solution unique : comment il conviendrait de répondre à Jim quand il me dit, « Prends l’initiative en matière d’élasticité de la demande » et « Comment faire redémarrer ma vie amoureuse ? » Exprimer les choses en ces termes, c’est supposer que je me serais réveillé les jours précédents, ou du moins, certains jours passés, en me posant la même question. Ce qui n’a pas été le cas. Ce qui les a caractérisés, c’est que précisément rien ne me traversait l’esprit pour ce qui touche à ma vie amoureuse. Ou plutôt, ce qui me venait – quand cela me venait – était de l’ordre de la considération générale, plutôt vague et de la famille du vœu pieux. Du genre « La prochaine fois, méfie-toi du type agressif ! »
Or là, ce qui se passe, c’est que je me dis « Essaie de définir une stratégie pour le projet sur l’élasticité de telle manière que cela te permette d’y impliquer Dominique ». Et je me rends compte aussitôt que je dois aller beaucoup mieux parce que si je suis prêt à affronter Dominique, c’est que je suis au moins partiellement remis du traumatisme de la femme fatale dans sa variété Daisy.
Parce que moi, bon gars, et jusqu’à présent, il faut bien l’avouer, les femmes fatales, eh oui, j’ai toujours été partant. Il y a chez moi, comme l’un des aspects de ma personnalité, ce côté grand dadais, qui vient comme la doublure de l’autre aspect assez direct et volontaire : parfois je suis « Ah bon, Cheffe. Oui d’accord Cheffe ! ». « Cette femme affirme qu’elle me veut ? Bon, bien : je vais prendre les dispositions qui s’imposent pour faciliter la chose ».
Ah ? c’est une femme qui dit « Je te veux ! » à tous les hommes ?… Est-ce que ça change vraiment quelque chose aux données du problème ?… Comment ? Que me dites-vous ? J’entend très mal…
C’est cette tendance bonasse qui explique que je n’en suis pas à mon premier divorce mais à mon troisième. Et pourtant je connais la langue française, je comprends le sens des mots, je sais ce qu’« une issue fatale » signifie : que l’issue en question est « fatale », qu’il s’agit d’une porte de sortie définitive, parce que d’une issue fatale on ne revient pas, ou alors, selon l’expression consacrée, « les pieds devant ».
Dans Carmen, le chœur entonne : « Et songe bien, oui, songe en combattant qu’un œil noir te regarde ! ». Il est dit aussi, cette fois par une gitane cigarière : « Et si tu ne m’aimes pas, je t’aime, et si je t’aime, prends garde à toi ! » Toutes phrases dont la connotation fatale voudrait que j’en aie retenu la signification, même si le sens global de l’expression m’avait initialement échappé. Je crois que la cause profonde de ma distraction, c’est ce qu’évoque la fin de la phrase, ce qui suit l’œil noir qui regarde : « … et que l’amour t’attend, Toréador, l’amour, l’amour t’attend ! » L’amour de la femme fatale : sur les chapeaux de roue, sans temps morts !
Aristote affirmait que le bonheur, c’est de faire fonctionner son intellect. Il s’agit là incontestablement d’une des manières d’atteindre un très haut degré de contentement : en pensant et mieux encore, en raisonnant. Mais Aristote avait-il songé à cet autre bonheur qu’est le spectacle, à ses côtés, d’une femme fatale endormie, et que l’on sait avoir stoppée soi-même en pleine course, à l’instar de Superman immobilisant un train lancé tel un bolide, du simple plat de la main ?
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