À huit heures quarante-cinq c’est moi qui préside au petit exercice de motivation quotidien de notre équipe : « Connectons-Nous Chaque Jour ! ». À neuf heures, je fais le point avec Maureen sur sa programmation : il y a des contrôles qui ne chargent pas dans l’exemplaire qu’on a transmis à Arthur. À neuf heures dix, je vois Raoul et nous discutons du modèle REMIC d’Arthur avant qu’on ne le rencontre la semaine prochaine. De dix à onze, a lieu un exposé par des gens de Standard & Poor’s à propos de leur logiciel LEVELS qui permet d’évaluer pour chaque prêt la couverture nécessaire de son risque de défaut. À onze heures trente débute le Comité Stratégique de Fixation des Prix, dont je rédige les minutes, et qui dure jusqu’à une heure trente. À deux heures, j’ai rendez-vous avec Dominique. Je ne la trouve pas dans son bureau. Je vois Carrie qui s’occupe de son secrétariat : elle me dit qu’elle est à Concord pour un comité dont la réunion a été décidée à la dernière minute mais elle devrait être de retour à quatre heures trente. À trois heures trente, je présente au Comité de Validation des Modèles de Risque, l’architecture du logiciel d’évaluation de la rentabilité des prêts. À quatre heures quarante je suis toujours bloqué dans cette réunion, et je vois Carrie me faire des signes cabalistiques derrière la porte vitrée. Je vais voir ce qui se passe : Dominique est arrivée à quatre heures trente et peut me voir dès que cela me convient, mais pas trop tard quand même : on est vendredi.
À cinq heures moins dix, j’entre dans le bureau de Dominique et je m’assieds en face d’elle. En cet instant précis, la grande femme fatale ne rappelle ni Carmen, ni Esméralda. En fait, j’ose le dire, elle n’a pas l’air fatale du tout : elle a des cernes sous les yeux qui sont ce soir davantage marron que verts, elle est épuisée. Moi aussi d’ailleurs : s’il devait se faire – à Dieu ne plaise – que j’apparaisse parfois à ses yeux comme le macho qui complète au tango la femme fatale, Zorro lui aussi, ce soir, est fatigué. Elle dit en me montrant sur la table un paquet de pretzels entamé, « Prends-en si tu veux ! » Je dis « Non, merci », mais ceci uniquement parce qu’elle a prononcé ces mots comme si nous étions déjà mariés et, puisque la scène ici décrite ne l’est qu’à la page 64 du présent ouvrage, il est clair que je compte au contraire lui faire longuement la cour.
Au bout de quelques minutes, je dis, en désignant les pretzels : « Je vais quand même… », avant de me servir. Puis, prétextant d’un bruit de conversations dans le couloir, je tends le doigt vers la porte du bureau derrière moi et je dis, « Je peux… ? » Et je referme la porte, et nous voilà, enfin, face à face, pour la première fois, elle, la divorcée de l’an dernier, et moi de l’an neuf. Deux grands condors californiens blessés par la vie, débattant en professionnels accomplis du comment améliorer le taux d’acceptation, au sein d’un projet Six Sigma, des offres de prêts personnels de la fameuse banque à la diligence. Et là, petite chimie inattendue pour moi : à mesure que nous parlons, nous nous déboutonnons, je veux dire que la porte fermée a permis à la manière dont nous parlons de se rapprocher : nous perdons peu à peu notre accent américain de façade pour reparler l’anglais de la manière qui nous est naturelle à chacun : elle avec l’accent londonien de Redbridge, Newham ou Waltam Forest, et moi celui de Cambridge, et cette complicité inattendue nous crée un petit espace à nous et à nous seuls, dans la quatrième banque des États-Unis, en avril de l’an de grâce 2003.
Répondre à Hervey Annuler la réponse