L’autre jour, d’après ce que j’avais pu deviner de ses intentions, Schultz voulait m’emmener au bordel. La raison pour laquelle je n’en suis pas tout à fait sûr, c’est qu’il m’avait expliqué son projet dans la cohue d’un bar extrêmement sombre de la 24e rue. Je n’entendais rien de ce qu’il disait et ne pouvais pas même suppléer aux blancs de la bande-son par ce que j’aurais pu lire du mouvement de ses lèvres : on n’y voyait rien. L’histoire était compliquée mais la conclusion dont j’ai pu saisir des bribes était que des messieurs et des dames se retrouvaient tout nus, sur quoi l’un des personnages de l’anecdote disait : « C’est tout à fait comme dans les films amateur que je tourne à la maison ». Quand ce matin au téléphone on a reparlé projets pour la journée, il m’a dit qu’il avait été très occupé hier soir vendredi, ce qui me fait penser qu’il a dû régler ses problèmes de libido sans plus compter sur moi.
Il est vrai que je n’avais guère manifesté d’enthousiasme. Je n’ai jamais recouru à ce genre de services, ni même jamais eu un moment d’hésitation quand je me les suis vus offrir. Pressé de dire pourquoi, je rends compte de mon attitude par un faisceau de raisons combinées au sein d’une même explication, censément découler toutes de la même ferme détermination mais en réalité sapant par leur accumulation leur fermeté mutuelle ; comme disait Shakespeare : « The Lady doth protest too much, methinks ». En sus, il pourrait en être de cette détermination-là comme de toute autre : attendant son heure pour s’effondrer sans effort le jour où se trouveront réunies les circonstances singulières signant son arrêt de mort.
La femme la plus enjouée qu’il m’ait été donné de connaître m’avait suivi dans les couloirs de l’hôtel où j’étais descendu à Freetown – Sierra Leone, et qui avait saisi l’instant où je me baissais pour ramasser mes bagages pour bondir dans la chambre avant moi et s’était déjà installée sur le lit avec un rire de victoire qui fendait son charmant minois *. J’ai dit « Mademoiselle, vous allez sortir tout de suite ! » Convaincue que je plaisantais, elle n’en a rien fait. J’ai dû la poursuivre autour du lit sur lequel elle bondissait alors comme un cabri en riant de plus belle. Je ne devais pas avoir l’air sérieusement courroucé puisqu’elle s’amusait énormément et avait l’air de considérer mon manège comme une gaminerie constituant une excellente entrée en matière à ce qu’elle avait prévu pour la suite. J’ai fini par l’enlacer mais ce fut seulement pour mieux la pousser vers la porte.
La femme la plus triste que j’aie pu rencontrer exerçait la même profession. Un jour à Aflao, à la frontière du Ghana et du Togo, j’avais également été suivi, cette fois dans l’escalier menant à ma chambre qui occupait seule le sommet du petit hôtel inachevé et, arrivés à la porte, la jeune femme me fait une proposition et je lui dis non, et comme elle insiste, je suis obligé de réitérer, cette fois avec davantage de fermeté. Mais plusieurs minutes plus tard je perçois des bruits furtifs derrière la porte qui me font comprendre qu’elle est toujours là. J’ouvre et je la vois assise sur les premières marches de l’escalier. Je lui dis « Vous savez, ce n’est pas la peine d’attendre : je ne changerai pas d’avis ». À quoi elle répond qu’elle a compris mais qu’elle ne veut pas descendre tout de suite. Je lui demande pourquoi et elle me dit : « Il va me frapper très fort ! » Et je me souviens alors en effet du type avec qui elle se trouvait au bar un peu plus tôt dans la soirée, un très bel homme, jeune, très grand, sapé, mais pas du genre en effet à se distinguer par son sens de l’humour. Était-ce un boniment ? Un argument de vente ultime en cas d’hésitation du chaland entrepris ? Quoi qu’il en soit je n’ai pas voulu courir le risque qu’il y ait là du vrai, je lui ai dit : « Combien alliez-vous prendre ? » Elle était élancée, très mince, très belle, très élégante, les hommes devaient rarement l’éconduire. Elle a mentionné une somme en cédis et je lui ai donné l’argent. Toutes les femmes à louer n’aiment pas la vie autant que le petit cabri du Sierra Leone, ce qui se conçoit bien quand on n’est pas libre de faire ce que bon vous semble, parce qu’il y a à la clé, des coups.
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* Raconté un peu autrement dans le feuilleton de mes « Mémoires » :
J’eus un peu de mal à y chasser de ma chambre la prostituée qui m’avait suivi dans le corridor de l’hôtel et qui s’était faufilée par la porte au moment où je l’ouvrais. Elle bondissait comme un cabri sur mon lit. Je parvins à la saisir par la taille et à l’expulser manu militari. Confinée dans le corridor, elle n’en continuait pas moins de rire aux éclats.
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