« Dix-sept portraits de femmes » XXXII. La femme qui est dans mon camp

J’ai raconté il y a quelques mois une anecdote familiale que je tenais de ma tante Anna-Maria van der Sluis. J’ai étoffé ce tout petit texte pour en faire un véritable portrait de ma tante : un chapitre de plus à ce feuilleton.

Quand j’étais lycéen, j’étais membre des Étudiants Socialistes de Belgique. Nous étions la branche « scolaire » d’une organisation plus vaste : la Jeune Garde Socialiste. Nous avions quelquefois des « écoles de cadre » où nous nous penchions sur des textes marxistes, le plus souvent de la mouvance Socialisme ou barbarie. 

Je me souviens d’un weekend d’hiver pas loin de Furnes en Flandre Occidentale où pour une raison qui m’échappe aujourd’hui nous étions dans une maison sans chauffage où nous n’avions rien à manger. Le soir nous sommes allés dans un bar. Comme il y avait de la musique j’ai invité à danser la sœur de notre hôte. Un type saoul, un malabar, est monté sur la piste et s’est mis à l’invectiver : « Alors, j’ai été remplacé par ce connard ? Tu rigoleras moins quand tu verras comment je vais lui casser la gueule ! ». Elle chuchotait à mon oreille : « Ignore-le ! ». C’était plus vite dit que fait. Une autre fois, nous lisions des textes dans une cave, éclairée par des chandelles que nous avions collées dans leur jus sur le haut d’un tonneau. Avec le recul je ne vois pas d’autre raison possible à toutes ces privations sinon le désir d’entourer nos activités d’un parfum révolutionnaire.

En 1965, le mouvement « Provo » était né en Hollande, prônant comme ses prédécesseurs nihilistes, la propagande par le fait ; il ne tarderait pas à déborder sur la Belgique, sa partie flamandophone essentiellement. 

Un dimanche matin de 1967, j’étais là à faire du chambard avec mes petits camarades à la place des Martyrs à Bruxelles quand la maréchaussée nous a pris de court en déboulant d’une ruelle transversale. Heureusement l’ange gardien d’Emil Zatopek planait toujours sur ces parages et je parvins à rejoindre ma deuche garée par là avec un peu d’avance sur la petite troupe de gendarmes à mes trousses. J’étais attendu à Knokke-le-Zoute à l’heure du déjeuner pour y retrouver Rebecca, son petite frère (un de nos meilleurs penseurs aujourd’hui) et ses parents, lesquels avaient eu l’amabilité de m’inviter à me joindre à eux. J’étais vêtu de rouge de pied en cap, le signe de reconnaissance des Provos, ce qui garantissait a priori que je détonne quelque peu dans un endroit aussi chicos que La Réserve. Or un déboire sur l’autoroute devait rendre mon apparence plus inaccoutumée encore. 

Faisant la plein à hauteur de Aalter, je demandai au pompiste de vérifier l’huile également – à qui il fallut en effet apporter un appoint. Ayant repris la route, je ne tardai pas à observer ce qui me sembla a priori un étrange phénomène météorologique : de la brume devant moi et rien sur les côtés. Et, plus j’allais, plus le contraste apparaissait marqué. Je finis par m’arrêter sur l’accotement, suspectant une entourloupe. D’inquiétantes traînées brunâtres zébraient le capot, que j’ouvris sur-le-champ. Mal m’en a pris : une vapeur brûlante et de couleur rouille m’engouffra aussitôt. Le clapet du réservoir d’huile avait été mal, voire pas du tout, refermé. Rouille sur rouge, c’est heureusement ton sur ton me direz-vous. C’est tout à fait vrai : cela aurait pu être bien pire ! Mais c’était compter sans l’odeur d’huile de moteur surchauffée. Le maître d’hôtel de cette excellente maison se comporta de manière irréprochable : comme si de rien n’était. Il me conduisit sans sourciller à la table où j’étais attendu, où mes hôtes, connaissant le zigoto qui devait se joindre à eux, ne furent pas plus que ça étonnés.       

L’été de cette année 1967, je ne me suis pas rendu à Londres comme les années précédentes. La première partie de l’été, je l’ai passée à Amsterdam. Dans la matinée du jour de mon arrivée, cherchant où me loger dans les limites de mon maigre budget, je trouvai dans la Warmoesstraat – célèbre dans le monde des fêtards pour son commissariat de police – une chambre d’une surface de trois mètres carrés avec deux lits superposés à partager avec un autre jeune mâle fauché. En soirée, je découvris que l’hôtel était l’annexe du bar à putes situé au rez-de-chaussée. Ces dames étaient toutes couvertes de paillettes, elles étaient très belles et l’ensemble était du plus bel effet. 

Bien des années plus tard, un matin d’hiver, je me retrouverai en compagnie de Kathleen dans le Vondelpark à Amsterdam. Il n’y avait pas grand monde. Nous sommes allés prendre un café à un kiosque. Il y avait là au comptoir, perchée comme nous sur un tabouret de bar, une jeune femme en conversation avec le patron. Elle était inhabituellement vêtue : une petite veste serrée et un tutu. J’étais assis juste à côté d’elle quand, attirant soudain mon regard, bien visible, son sexe. Sous son tutu, elle ne portait rien. Rien du tout. Nous étions donc bien à Amsterdam. 

Quand Provo était apparu, un petit nombre d’intellectuels hollandais en vue s’étaient déclarés sympathisants. Parmi eux, le poète Simon Vinkenoog, l’architecte Constant, le peintre Corneille et le romancier Harry Mulisch. Je demandai un rendez-vous à Vinkenoog qui deviendrait plus tard « Poète national » des Pays-Bas, mais déjà à l’époque, une authentique vedette, et il me l’accorda aussitôt. 

On appelait l’une de mes tantes, cousine germaine de ma mère, « Mia » quand on parlait d’elle et « Miek » (prononcez Mîk), quand on s’adressait à elle,  alors que son vrai nom était « Anna-Maria ». Les Hollandais ont la manie des diminutifs hyper-allégés, comme « A » pour « Adrianus ». 

Alors que je partageais un jour un repas chez elle et son mari – mon oncle Cor (pour « Cornelius ») – Miek me demanda ce que j’allais faire dans les jours qui suivraient. Je lui expliquai que j’allais interviewer Vinkenoog. 

« Tu lui as demandé de le rencontrer ? », dit-elle, et avant que je ne puisse confirmer, elle avait ajouté du même ton sceptique : « Et il va vraiment te recevoir ? ». J’allais avoir vingt-et-un ans cet été-là et à mes yeux tout allait de soi. Je voulais interroger Vinkenoog ? Eh bien, je trouvais son numéro de téléphone dans l’annuaire, je l’appelais, il me disait : « Bien entendu ! », et je me rendais à son aimable invitation. 

Mais, ce fut alors mon tour d’être estomaqué quand ma tante, au lieu de me tourmenter davantage, me demanda si elle pouvait venir avec moi.

Aujourd’hui tout est embrouillé : mes enfants pensent que Jimi Hendrix, c’est leur génération et non la mienne, mais il faut faire l’effort de se resituer à  cette époque, 1967, où le mot « croulant » datait à peine d’une dizaine d’années, et à l’idée qu’une personne de la génération de mes parents m’accompagne dans mes expéditions contestataires, le sang se figea dans mes veines. 

Un facteur supplémentaire jouait cependant : ma tante ressemblait à Rita Hayworth, en un tantinet plus jolie, et on imaginait mal qu’un homme normalement constitué lui ferme la porte au nez sous prétexte qu’elle n’avait pas été officiellement invitée. 

Le mouvement hippy déboulait sur l’Europe ; dix mois plus tard ce serait mai 68. Miek transcendait les générations, au grand émoi de ses deux filles adolescentes. Elle conduisait, comme moi, une deuche, une injure – pas moins – à son milieu. En hollandais on ne disait bien entendu pas « deuche » mais « Lelijk eendje », ce qui signifie dans la langue de Vondel, « vilain petit canard ». Un dimanche matin, dans sa banlieue américanisée de Rotterdam, au bord du trottoir, elle eut l’idée de décorer de plumes sa voiture ; mes deux cousines assistaient à l’entreprise et la suppliaient : « Maman, s’il-te-plaît, arrête : tu vas nous faire mourir de honte ! ». 

Reineke van der Linden et Simon Vinkenoog © Wim van der Linden

Miek confectionna des boucles d’oreilles pour Reineke van der Linden la femme du Vinkenoog, une artiste de happening bien connue, et elles eurent plein de choses à se dire. 

Enfant, j’aimais beaucoup son mari, mon oncle Cor : quand j’avais huit ans et que je ne comprenais pas encore grand-chose à la lutte des classes et n’ayant du coup pas encore choisi mon camp, il m’emmena un jour de Rotterdam à Bruxelles dans sa Talbot Lago décapotable, un voyage qui fut parfaitement à mon goût. Mais quand j’eus choisi mon camp, les choses tournèrent au vinaigre. Il me dit un jour : « Ton rêve secret, c’est de découper ma propriété en lopins qu’on distribuerait à des paysans chinois ! ». J’ai éclaté de rire, mais il ne plaisantait pas : il avait peur. Et il savait que sa femme était dans mon camp. 

Que Miek soit dans mon camp, cela ne faisait pour moi aucun doute depuis nos escapades au temps des Provos. Mais c’est plus tard qu’elle m’a raconté le jour où elle s’y était ralliée – une très belle histoire, vous allez voir, à raconter aux petits enfants pour les faire s’endormir, presqu’un conte de fées.

La scène se passe à Rotterdam à la fin des années trente. Miek a alors onze ans. Elle a passé l’après-midi chez l’une de ses amies. Et dans cette maison, l’atmosphère était sombre. On lui a expliqué pourquoi.

Et donc le soir, au repas familial, dans ces familles où on a la chance que ce puisse être le cas, les parents demandent aux enfants ce qu’ils ont fait durant la journée. Et là, Miek, la voix tremblante d’indignation, explique à ses parents qu’ils ignorent sans doute ce qui se trame en ville où les dockers sont en grève parce que les Barons du Port les traitent en esclaves, et que la tristesse règne dans les familles où les enfants ont faim.

Et ayant terminé son récit, que seul un grand silence a accueilli, elle s’écrie : « Mais, c’est qui donc, ces Barons du Port ? ».

Et son père, mon grand-oncle Martinus, la fixant dans les yeux, lui répond : « C’est moi ».

Un Tintoret ornait l’un des murs de la salle à manger où s’était déroulée la scène ; si Miek avait été plus âgée, elle aurait pu y lire un indice. 

Par la suite, ma tante a vraiment bien tourné : elle a quitté mon oncle, l’ennemi du Peuple chinois, pour son amour de jeunesse, un yachtman faisant le une des journaux, et on s’est mis à voir sa photo d’anarchiste dans Libelle, le Paris Match de par là-bas.

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7 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » XXXII. La femme qui est dans mon camp

  1. Avatar de Hervey

    « L’indice » ?
    Le lien entre l’âge de le jeune et belle tante et Le Tintoret ?
    Les origines du peintre (teinture) … sa représentation du Miracle de l’esclave… rendu insensible aux sévices par l’intervention divine de St Marc (patron de la ville de Venise) … ?

    Quel est l’autre patron (saint patron) de la ville de Rotterdam ?
    ?

    1. Avatar de Paul Jorion

      Le saint-patron de Rotterdam, c’est bien sûr Érasme.

    2. Avatar de Paul Jorion

      Comme vous n’avez pas encore trouvé, un indice supplémentaire : « S’il y a un Tintoret au mur dans la maison du docker, c’est probablement une reproduction ».

        1. Avatar de Paul Jorion

          J’ai le souvenir d’un tableau 80 x 80 à peu près, un portrait d’homme dans un clair obscur. J’ai demandé récemment à ma cousine ce qu’il était devenu. Elle n’en savait rien. Je suppose qu’il a été vendu à la mort de ses grands-parents et le montant, redistribué dans l’héritage.

          1. Avatar de Hervey

            Merci Paul mais l’éclaircissement bifurque et rend l’indice encore plus énigmatique.
            (:-)

            1. Avatar de Paul Jorion

              Je ne suis pas surpris : nous résistons à l’idée que les sociétés humaines soient à ce point injustes.

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  1. C’est ce métal inerte qui m’a fait découvrir PJ vers 2012. Deux curieuses, belles et durables rencontres.

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