La conception du destin chez Philip K. Dick (1928-1982)

L’un des chapitres d’une communication intitulée La transmigration de Timothy Archer de Philip K. Dick, une œuvre de « théologie-fiction », qui sera présentée au colloque Science-fiction, religion, théologie, qui se tiendra à l’Université catholique de Lille, les 10 et 11 juin 2022.

L’avenir est-il unique, lancé sur une trajectoire déterministe, auquel cas nous sommes prédestinés à vivre un « destin » dont il n’existe de toute éternité qu’une seule version, à laquelle nous sommes à proprement parler, pré-destinés ? L’avenir est-il au contraire ouvert, auquel cas nous disposons d’un « libre-arbitre » nous offrant la possibilité de choisir parmi une multiplicité d’options par l’exercice de notre volonté ? Ou bien encore, voie médiane entre les deux, le devenir est-il constitué d’un nombre limité de parcours possibles, que certains « voyants extralucides » parmi nous pourraient connaître ou dont ils pourraient au moins déceler l’ébauche, ceux-là que l’auteur de science-fiction ou mieux, de « fiction spéculative », Philip K. Dick (1928-1982) désignait du nom de « precogs » : des êtres capables de connaître l’avenir et, par conséquent, des aides précieux pour prévenir qu’il ne se déroule comme pré-vu ?

Lors de la conférence qu’il donna à l’hôtel de ville de Metz le 24 septembre 1977, intitulée : « Si vous jugez ce monde mauvais, vous devriez voir certains des autres », Dick précisa la représentation scientifique sous-tendant ce qui constitue l’un des thèmes centraux de ses livres, à savoir la possibilité de modifier le déroulement des événements futurs même s’il apparaît a priori inéluctable : « une multiplicité de mondes partiellement réalisés qui sont là, tangents à celui qui est manifestement le plus réalisé de ces mondes » (Dick 1995a : 240), une conception apparentée à l’interprétation de la mécanique quantique dite des « mondes (parallèles) multiples », qu’énonça le physicien américain Hugh Everett en 1956.

C’est à cette « multiplicité de mondes partiellement réalisés » que les precogs ont accès dans l’œuvre de Dick. Pour que la possibilité en existe même, il faut qu’existe au moins une alternative au scénario pré-vu par le precog : ces « mondes partiellement réalisés tangents à celui le plus réalisé ». Le thème de la modification du déroulement des événements futurs est récurrent à nombre de ses livres, et même quand il n’est pas central, le personnage du precog demeure présent en arrière-plan.

Précisons que Dick était convaincu que ce qu’il narrait dans ses ouvrages, l’objet de la prose qu’il rédigeait, n’était précisément pas de la fiction mais composé d’instants entr’aperçus des mondes se déroulant « de manière tangente », en parallèle à celui où nous avons le sentiment d’évoluer. 

Si le thème de la nouvelle de Dick intitulée « Minority Report » (portée à l’écran par Steven Spielberg en 2002) est celui d’une police tirant parti des visions d’avenir de trois precogs pour empêcher des crimes au déroulement planifié, celui de ses livres qui propose une véritable théorisation de notre rapport à l’avenir et la possibilité pour nous d’interférer avec son déroulement le plus probable – sans pour autant être à proprement parler inéluctable – est La transmigration de Timothy Archer, publié en 1982, l’année de sa mort, où l’action se déroule tout entière dans le monde qui nous est familier, un long passage ayant pour théâtre la journée dont il nous est précisé qu’elle est celle de l’assassinat de John Lennon, à savoir le 8 décembre 1980.

Un double fil conducteur nous est proposé dans le roman, une biographie romancée de James Pike (1913-1969), l’identité véritable de ce Timothy Archer, un évêque de l’église épiscopalienne. Ce double fil rouge fut effectivement présent dans la véritable vie de Pike : d’abord, celui de la possibilité ou non de communiquer avec les morts, ensuite, l’existence ou non pour nous d’un destin, à savoir d’un parcours tout tracé entre le moment de notre naissance et celui de notre décès, et l’option dont nous disposerions éventuellement de faire dévier ce destin de son cours. 

Un sous-thème important de La transmigration de Timothy Archer est l’identification de son héros avec le général tchèque de la Renaissance Albrecht von Wallenstein (1583-1634), à qui Schiller consacra une trilogie théâtrale, un personnage clé de la Guerre de Trente ans, la guerre de religion qui déchira l’Allemagne de 1618 à 1648, qui accordait une attention pointilleuse à son destin tel qu’il le supposait écrit dans les astres, et qui mourut transpercé d’une pertuisane alors qu’il était alité, pris au dépourvu de la manière la plus humiliante qui soit.

De la manière dont chacun d’entre nous négocie son destin, Dick nous offre une merveilleuse illustration à propos de Archer / Pike – le « destin funeste » étant, comme nul ne l’ignore, la mort prématurée :

« Le destin, pour rattraper Tim Archer, devrait l’embrocher : Tim ne serait jamais allé s’embrocher de son propre mouvemente. Une fois qu’il l’aurait repéré et saisi quelles étaient ses intentions, il ne se serait jamais rendu complice d’un destin en mode « représailles ». Or c’est ce qui venait de se produire : il avait vu se profiler un destin-représailles déterminé à avoir sa peau. Il n’a pas fui, mais n’a pas coopéré non plus. Il a fait front et a lutté et c’est dans cet état d’esprit qu’il est mort. Mais il est mort en brave, ce qui veut dire en rendant les coups. Le destin en a été réduit à l’assassiner.

Et, tandis que le destin s’interrogeait quant au moyen d’y parvenir, le cerveau agile de Tim était totalement engagé dans l’esquive, ayant recours à toutes les bottes connues de la gymnastique mentale, en vue d’échapper à ce qui contenait peut-être en soi la force de l’inévitabilité. C’est probablement là ce que nous entendons par ce terme de « destin » : s’il n’était pas inévitable, nous n’emploierions pas ce terme, nous dirions plutôt « malchance ». Nous parlerions d’accidents. Mais quand il s’agit du destin, il n’est pas question d’accident : une intention opère. Et une intention implacable, resserrant son étreinte de toutes les directions à la fois, comme si l’univers même de la personne se rétrécissait. Pour ne plus contenir que lui et son sombre destin. Il est programmé à succomber contre sa volonté, et dans ses efforts pour se libérer, il précipite sa chute, d’épuisement et de désespoir. Le destin l’emporte donc, quoi qu’il en soit » (Dick 1982 : 91).

Le destin, on l’aura compris, est dans la conception qu’en a Dick, une entité personnifiée déterminée à avoir notre peau, ayant la possibilité d’agir en particulier en mode « représailles ». Il ne s’agit donc ni la malchance, ni du simple accident anonymes, mais d’une entité qui nous en veut personnellement et qui l’emportera inéluctablement un jour, alors qu’elle nous aura forcé à l’affronter en un ultime combat. Si la prudence a pu nous tenir longtemps éloigné de ce destin funeste, une fois qu’il se dresse devant nous, il ne sera possible de retarder son œuvre qu’en acceptant la lutte : en pratiquant au mieux l’esquive et en rendant résolument les coups. 

 Quand Dick dit « une étreinte qui se resserre de toutes les directions à la fois, comme si l’univers même de la personne se rétrécissait », il n’est plus question de ce clinamen dont parlait Épicure : cette petite déviation qui situerait le destin du côté de la malchance, de l’accident, et l’on pense plutôt à la chréode qu’évoquait Conrad Waddington (1905-1975) à propos de la morphogénèse : la « voie nécessaire » d’un chenal qui s’est créé dans un paysage sinon sans relief et qui nous force à le suivre dans ce qui devient bientôt une gorge où le seul choix restant est d’en suivre les détours.

Cette inéluctabilité du destin, c’est l’inexorabilité des astres, mais comme le rappelle la narratrice de La transmigration de Timothy Archer, le christianisme nous permettrait d’y échapper :

« Le Christ a le pouvoir de briser l’emprise du destin. La seule opportunité pour moi de survivre, c’est si quelqu’un brise l’emprise du destin et me libère ; sinon, je prendrai la suite de Jeff [Archer] et de Kirsten [son épouse]. C’est cela que fait le Christ : il détrône les anciennes puissances planétaires. Paul mentionne cela dans ses Épîtres de captivité … Le Christ s’élève de sphère en sphère » (Dick 1982 : 98).

Cette question de l’inexorabilité, le christianisme l’a cependant laissée en friche, la « Querelle des futurs contingents », qui déchira l’université de Louvain de 1465 à 1475 s’étant éteinte sans avoir débouché sur une conclusion : Dieu connait-il de toute éternité l’histoire d’un bout à l’autre ou – et en cela il serait pareil à nous – ne la connaît-il que jusqu’au moment présent ? Saint Bonaventure [Giovanni da Fidanza] (1221-1274) (Baudry 1950 : 11) défendit la première hypothèse, alors que Duns Scott (1266-1308) (ibid. 13, 29) affirma la seconde.

L’Islam a résolu cette question du destin individuel dans le sens d’un absolu : dans la croyance en un Dieu véritablement omnipotent sachant tout de toute éternité, une conception qui ne peut manquer de déboucher sur une foi dans le déterminisme chez le croyant que mon maître Armand Abel déconseillait de confondre avec un fatalisme. Il écrivait à ce propos dans son ouvrage intitulé Le Coran : 

« Dieu […] préside à la naissance de chaque chose, de la plus simple à la plus complexe. Tout ce qui existe, il l’a pensé, ou bien le pense, constamment. [Dieu] quand il créa Adam, créa avec lui toutes les générations, leur donna l’être et reçut leur serment de fidélité. Puis, il les fit rentrer les unes dans les autres et les renferma dans les reins du premier homme (surate 7, 172). […] Mais, en même temps qu’il créait toute la suite des générations, Dieu créait aussi les actions des hommes. De là ce déterminisme implacable, si dangereux quand, une fois exprimé, il domine le pensée du peuple asservi à une religion, et qui allait devenir ce que, moins heureusement, on a nommé le « fatalisme » des musulmans » (Abel 1951 : 79).

Il est logique dans un cadre défini ainsi de se persuader que chacun d’entre nous n’a d’autre choix que de se cantonner dans un rôle de spectateur : se caler confortablement sur son siège et observer passivement ce qui se passera selon une nécessité réglée comme du papier à musique : fixée de toute éternité. 

Abel pose la question : « L’incroyant peut-il acheter son salut au prix de ses œuvres ? Non : seule la foi ouvre les portes du paradis. Les bonnes œeuvres du croyant peuvent le racheter de ses péchés » (ibid. 83).

Au sein même du christianisme, Jean Calvin (1509-1564) a redistribué la donne du côté d’un déterminisme apparenté à celui de l’islam, mais accompagnée d’un renversement pervers car, dans sa représentation, il est permis au croyant de deviner la suite. Il ne s’agit sans doute avec la vie que d’un spectacle dont nous ne pourrons rien changer à l’ordonnancement, mais il nous est tout de même permis de grimper sur la scène pour y jeter un coup d’œil furtif derrière le rideau : il y a prédestination et il est possible à chacun de découvrir si son nom figure ou non au nombre des Élus. Et c’est là que le désastre intervint : comment déterminer si l’on est compté au rang des Élus ou plus tristement, des damnés ? Par la capacité personnelle à « faire de l’argent ». 

Max Weber a évoqué celle-ci dans L’Éthique protestante et lEsprit du capitalisme (1905) où le protestantisme qu’il vise plus particulièrement est celui de Calvin : celui qui va conduire une part de l’humanité à détruire la planète au détriment de tous. C’est paradoxalement dans l’auto-satisfaction que ces calvinistes gâcheront leur propre vie, celle de leurs proches et celle de leur entourage tout entier, en « faisant de l’argent », pour se convaincre que Dieu les a choisis eux – par simple caprice divin – de préférence à d’autres. 

Calvin fut accusée d’hérésie et jamais l’accusation ne fut aussi judicieuse car qu’avait dit celui qui était à l’origine de la religion dont Calvin s’affirmait pourtant le messager ? Il avait déclaré lui qu’« il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Matthieu 19:24), que « les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » (Mathieu 20:16), et qu’« à celui qui a, on lui donnera encore davantage et il sera dans l’abondance et à celui qui n’a rien, on lui enlèvera le peu qu’il a » (Matthieu 13:12). Des propos aussi peu amènes envers les riches se trouvent aussi dans la Coran. En faisant de l’avidité et de l’appât du gain, qu’Aristote considérait comme une manière de maladie professionnelle des marchands (Le Politique I, iii, 19) et, par ailleurs, l’un des sept péchés capitaux, Calvin affirmait l’exact contraire et réduisait à néant le message christique sur l’appât du gain et sur ceux qui en sont la proie : les riches.

Références :

Abel, Armand, Le Coran, Bruxelles : Office de Publicité 1951

Léon Baudry, La querelle des futurs contingents (Louvain 1465-1475), textes inédits, Paris : Vrin 1950

Dick, Philip K., The Transmigration of Timothy Archer, New York : Timescape Books 1982 

Dick, Philip K., « If You Find This World Bad, You Should See Some of the Others », Conférence de Metz 1977, in Sutin 1995, pp. 233-258

Sutin, Lawrence (ed.), The Shifting Realities of Philip K. Dick, New York : Vintage Books 1995

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5 réponses à “La conception du destin chez Philip K. Dick (1928-1982)

  1. Avatar de Hervey

    Si les textes sifflaient comme des missiles, la lecture de ce texte devrait le rendre sourd.
    Mais il l’est déjà.

  2. Avatar de pierre guillemot
    pierre guillemot

    Dans un autre genre littéraire, un ouvrage que je n’arrive pas à classer en « fiction » ou « non-fiction » comme on dit en Amérique , démontre l’existence de Dieu par la thermodynamique (du big bang au néant via l’entropie, je simplifie), et n’exclut donc pas la précognition.

    « Dieu – la science – les preuves », par Michel-Yves Bolloré, Olivier Bonnassies, 2021, préfacé par le prix Nobel de physique 1978.
    Amazon Kindle et les bonnes librairies. Pour les radins et ceux qui hésitent à faire gagner de l’argent aux auteurs https://fr1lib.org/s/Dieu%20-%20la%20science%20-%20les%20preuves , 580 pages. 24 euros.

    Beaucoup de belles images, la photo de Crick et Watson devant leur double hélice en meccano, et d’autres savants. C’est très factuel et plutôt bien rédigé. Ce que je connais de mieux sur la thèse du dessein intelligent. Je trouve que le chapitre 2 « Qu’est-ce qu’une preuve » est plutôt bien construit, mais je manque d’équipement intellectuel pour en juger.

    Morceau choisi de précognition, miracle annoncé :

    « Plusieurs journaux bruissent de ces enfants qui prétendent s’entretenir avec la Sainte Vierge, qui leur a annoncé pour ce 13 octobre à midi un grand miracle visible par tous. […] Voilà que vers 13 heures, le ciel se dégage et que le soleil apparaît. Soudain, à 13 h 30, avec apparemment une heure et demie de retard, l’improbable se produit. Le miracle annoncé est en réalité parfaitement ponctuel, puisque le début de ces événements extraordinaires coïncide très exactement avec le midi solaire. Commence alors devant une foule sidérée le prodige le plus spectaculaire, le plus grandiose … » (Chapitre sur Fatima).

    Ce n’est pas du Philip K. Dick, mais pas moins excitant, au moins pour moi. L’interrogation demeure, un peu comme pour « La Bible, le Coran et la science », de Maurice Bucaille, 1976, 7.95 en Pocket, paraît-il beaucoup lu dans les écoles d’ingénieur. Est-ce un ouvrage que les auteurs prennent au sérieux, ou un canular de très haute qualité ?

  3. Avatar de pierre guillemot
    pierre guillemot

    Complément : Michel-Yves Bolloré (76 ans) est ingénieur informaticien et docteur en gestion de Dauphine, et grand frère de Vincent. Olivier Bonnassies est polytechnicien, et 20 ans plus jeune que le précédent.

  4. Avatar de Pierre-Alain Dauzet
    Pierre-Alain Dauzet

    « Sept fois en chaînes, exilé, lapidé,
    héraut du Christ en Occident et en Orient,
    il vient de recueillir la merveilleuse gloire de sa foi,
    il a prêché la justice dans le monde entier,
    il s’est aventuré jusqu’aux confins de l’Occident.
    Il a confessé la foi devant les détenteurs du pouvoir.
    C’est ainsi qu’il a quitté ce monde
    et qu’il est parvenu au Lieu-Saint :
    modèle exaltant de la patience. »

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