
À gauche, le Sénateur Joseph McCarthy (R-Wis.), que confronte, à droite, le Sénateur Ralph Flanders (R-Vt.), durant les auditions de 1954. Roy Cohn, conseiller principal de McCarthy est au centre. (AP)
Revenir aux fondamentaux suffit souvent pour comprendre la logique d’un pouvoir. Comme je l’expliquais déjà ici il y a sept ans (Trump et la chasse aux sorcières (I) Le pitbull Roy Cohn), dans le cas de Donald Trump, ces fondamentaux portent un nom : Roy Cohn.
Le conseiller de McCarthy, mentor de Trump dans les années 1970, lui a appris qu’en politique, tout n’est jamais qu’affaire du rapport de force tel qu’il est perçu. Non pas le rapport de force réel – souvent illisible ou trop fluctuant -, mais tel qu’il apparaît aux yeux du public. Si vous deviez être en position de faiblesse, éclipsez-vous avant même que la question ne se pose : détournez l’attention, clamez qu’il existe une urgence ailleurs, etc. Si vous êtes au contraire en position de force, écrasez la partie adverse comme une punaise. Et ne concédez jamais rien : niez la vérité même la plus criante si elle va contre vous (cf. Trump : « L’affaire Epstein est un hoax – « canard » en bon français).
Les événements de ces derniers jours prennent un relief particulier à la lumière de la doctrine Roy Cohn. Bel exemple, ce curieux geste, à première vue essentiellement auto-incriminant, consistant à ressusciter l’affaire Epstein, mais dans une version resserrée, dirigée exclusivement contre des figures du Parti démocrate, comme pour banaliser l’idée qu’un appareil judiciaire s’identifie à une machine de guerre politique. L’opération n’est pas juridique mais rhétorique : les projecteurs n’éclairent plus qu’un seul côté de la scène. Soit précisément ce que Cohn enseignait : saturez le champ symbolique pour qu’il ne soit plus dominé que par l’ombre inquiétante de l’adversaire.
Qu’on pense aussi à cette offensive militaire en mer, où l’on va jusqu’à présenter le fentanyl comme « arme chimique », afin de justifier la destruction de navires prétendument liés au trafic de drogue : peu importe la solidité juridique de l’argument, ce qui compte étant l’effet narratif. Une menace diffuse est requalifiée de « guerre », et à la guerre – nul ne l’ignore – il n’y a pas d’abomination que l’on ne tente de faire passer pour un « geste légitime de protection » (cf. la politique étrangère russe des années récentes). Un problème sanitaire et criminel est ainsi grimé en « menace militaire », ce qui permet d’agir en faisant fi des circuits habituels. Là encore : créer un cadre où l’usage de la force paraît naturel, voire relevant de la simple évidence.
Et c’est dans ce cadre de virilité politique inflationniste que Trump déclare solennellement qu’il ne briguera pas un troisième mandat en 2028. Ce qui est très aimable à lui à ceci près que la Constitution le lui interdit formellement. Sa déclaration n’ajoute donc rien au droit positif, mais elle lui permet de reprendre la main sur le récit : ce n’est pas la loi qui le limite – ce qui serait l’aveu d’une faiblesse -, c’est lui qui choisit de s’effacer à terme. Autrement dit, sa retraite est requalifiée en acte souverain de sa part, soit du Roy Cohn pur jus : quand la réalité vous handicape, redéfinissez-la d’une manière qui vous convienne davantage. Et dans ce cas-ci : faites de la contrainte qui vous entrave, un geste de votre bon vouloir. Et, par cette largesse auguste, coupez l’herbe sous le pied de ceux qui auraient eu l’audace de vous accuser de dérive autoritaire : « De quoi parlaient-ils donc ? ».
De ce point de vue, l’élément le plus révélateur se trouve dans cette initiative visant à classer comme organisations terroristes des groupes antifascistes européens. On ne touche pas ici à des groupes armés puissants, mais à des mouvances dont le seul dénominateur commun est d’être explicitement opposées aux atteintes à la démocratie venues de l’extrême-droite. Qu’un pouvoir cherche à criminaliser « l’antifascisme » n’a jamais été un acte neutre : historiquement, cela n’a pu venir que d’acteurs se sentant directement visés par cette opposition : « Qui se sent morveux, se mouche ! », la morve étant en l’occurrence, le fascisme. Là encore, la doctrine Cohn est lisible : faites du langage une arme, renversez les polarités, accusez vos accusateurs, faites d’une idée dangereuse pour vous, une prétendue menace pour la nation.
Essentiellement, l’ensemble de ces épisodes ne trahissent pas une errance, mais dessinent une remarquable cohérence. Là où Trump pense pouvoir écraser, il écrase : instrumentalisation judiciaire, démonstration de type militaire, requalification en « guerre ». Là où il se heurte à un contre-pouvoir réel, comme la Cour suprême sur les tarifs douaniers, il module, nuance, se replie d’un demi-pas, comme un lutteur percevant que l’appui n’est pas solide. Et là où il risquait de se voir acculé – sur la question du troisième mandat -, il transforme d’un coup de baguette magique, sa faiblesse en décision souveraine bienveillante.
Trump aujourd’hui n’offre pas le spectacle de l’incohérence d’un homme débordé par l’événement, mais la cohérence d’un homme qui ne lit le monde qu’à travers un seul prisme : celui du rapport de force, tel que Roy Cohn le lui a enseigné. Et qui, depuis, applique la règle sans faillir : avancer comme si l’on était toujours en position de dominer, et reculer comme si l’on avait soi-même choisi de battre dignement la retraite. Dans cette logique, rien n’est contradiction : tout est mise en scène du pouvoir.
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