La controverse Thomas Piketty – Hernando de Soto, par Dominique Temple

Billet invité.

“La propriété, ce n’est pas seulement jouir d’un bien, ça c’est l’idéologie “petite bourgeoise”. Elle est avant tout un système de droits et de devoirs”.

Hernando de Soto, Le Monde, le 7 novembre 2008.

Thomas Piketty s’intéresse aux ressources de la planète privatisées et comptabilisées dans l’économie capitaliste. Il dénonce les différences d’accumulation de ces propriétés privatisées. Hernando de Soto inclut dans le capital toutes les ressources de la planète qui ont une utilité pour les hommes, qu’elles soient ou non évaluées en valeur d’échange dans le cadre de l’économie capitaliste [1]. Il distingue propriété légale et propriété extralégale, notions que nous avons essayé de préciser en soulignant que puisque la propriété sur laquelle se fonde la population marginale définit le fonds commun nécessaire à l’existence des uns et des autres, elle est inaliénable ; tandis que sa légalisation dans le cadre de l’économie capitaliste signifie la possibilité pour les uns d’hypothéquer la propriété des autres et de s’en emparer. Hernando de Soto dénonce lui-même cette expropriation lorsqu’il oppose à la propriété qu’il appelle de ses vœux pour les exclus de la propriété privée issue des enclosures en Angleterre ou du pillage de l’Amérique par les colons… Mais il ne semble pas qu’il en déduise une contradiction fondamentale entre propriété inaliénable et propriété privée. Légaliser la propriété des exclus n’a pourtant de sens qu’à la condition de respecter ce qu’ils entendent par propriété, et non pas telle que l’entendent les capitalistes. Selon Hernando de Soto, si la démocratie élargissait le cadre légal de la propriété, une part importante de la production économique serait démultipliée par la liberté d’échanger. Même question alors : de quel échange parle-t-il ? Le capitalisme ne reconnaît pas l’échange des propriétés dont la fonction sociale interdit l’aliénation hors de leur domaine de compétence. Il n’accepte pas d’échange de propriétés qui ne soient pas au préalable privatisées.

Les observations de Hernando de Soto sur le capital informel des populations marginales de la société capitaliste soulignent une contradiction majeure : la réduction des notions de capital, d’échange, et de propriété aux définitions de l’économie capitaliste obère la solution des problèmes rencontrés à ses limites. La seule redistribution du capital dans l’économie capitaliste que propose Thomas Piketty, notamment par l’imposition progressive sur le patrimoine, pour autant que la chose soit possible puisqu’elle implique en l’absence d’un gouvernement mondial un protectionnisme en contradiction avec la tendance lourde à la mondialisation, peut certes éviter que la croissance démesurée des inégalités conduise à la guerre. Elle peut aussi donner l’illusion d’une meilleure justice. Mais quand bien même elle serait adoptée par l’ensemble des nations, cette solution, comme le fait observer Hernando de Soto, reste cloisonnée dans un périmètre qui exclut une part de plus en plus importante de l’humanité. C’est une proposition théorique qui n’a pas de champ d’application pratique. Économique si l’on entend par économie l’économie de libre-échange, elle n’est pas politique si la politique doit prendre en compte d’autres économies que l’économie de libre-échange. Or, c’est à ces économies au niveau mondial que le capitalisme est confronté. Il y a là un point aveugle sinon un vide abyssal.

Si l’on ne peut pas trouver de solution en fonction des critères proposés par le système lui-même, il faut changer son cadre. Il faut “généraliser” les notions de propriété, d’échange et de capital, et sortir de l’économie réservée aux seuls capitalistes. Et sur ce point, Hernando de Soto a raison. Thomas Piketty ne dit pas le contraire…
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[1] « Faute de statistiques mondiales fiables, le travail de Thomas Piketty est construit sur la base des données officielles des pays riches; elles ignorent ainsi que 90 % de la population mondiale vit dans des pays en développement ou d’anciens Etats soviétiques, dont les habitants font fructifier leurs activités économiques et leur capital dans le secteur informel, c’est-à-dire hors des statistiques officielles. La grande erreur de l’analyse du « Capital… » consiste à extrapoler des catégories sociales et des indicateurs statistiques européens, à les appliquer aux pays non occidentaux et à en tirer des conclusions mondiales et des lois universelles.» Hernando de Soto : “Les pauvres contre Piketty”, (2015).

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