SISMONDI, OU L’INVITATION AU PARTAGE, par Un Belge

Billet invité.

Dans Misère de la pensée économique (2012 : 142), Paul Jorion rappelle la proposition de l’historien et économiste suisse Sismondi (1773-1842) : que tout ouvrier remplacé par une machine bénéficie d’une rente, indexée sur la richesse créée désormais par celle-ci.  Cette proposition a le mérite d’interroger les effets de l’innovation technologique sur le partage de la richesse créée, sujet crucial aujourd’hui.

La question resurgit sans doute à chaque époque d’innovation majeure. Par exemple, le premier moulin, à qui appartient-il ? Au meunier ou au village ? Le meunier lui-même appartient-il au village ? Le moulin hérite-t-il du meunier ou du village ? Je suis convaincu que les questions posées par la robotique au niveau planétaire sont du même ordre que celles posées par telle ou telle innovation remarquable dans les communautés restreintes du passé. (Encore du grain à moudre pour les juristes et les historiens…)

La particularité de notre époque, anticipée par Sismondi, tient à l’ampleur de l’automatisation : celle-ci est telle que  « le travail disparaît », laissant de plus en plus de personnes sans projet et sans ressources. Est-ce une loi naturelle et inéluctable ? Il me semble plutôt que cela relève d’un problème plus général, celui d’un processus d’enrichissement dirigé contre le travail ET contre la terre. Selon moi, concentration croissante des richesses, crise de l’emploi et crise écologique sont les conséquences d’un seul et même processus séculaire. Je m’explique…

L’apport en capital, la force de travail et « le monde tel qu’il est » (soleil, terre, photosynthèse) contribuent ensemble à la création de richesse, du moins dans un monde sédentaire. J’ajouterais un quatrième facteur, disparu entretemps : la Providence ou la Grâce de(s) Dieu(x), nécessitant l’intermédiation du prêtre ou du sorcier… associé dès lors au partage des richesses. Au final, cela fait beaucoup de monde quand il s’agit de répartir, par exemple, la récolte. On peut penser que celui qui est suffisamment riche pour apporter un capital rêve volontiers à un partage entre moins de partenaires… Dans son monde idéal, la richesse investie pourrait même être multipliée sans qu’il soit nécessaire de partager le produit de cette multiplication : une « boîte noire » avec input 1 et output 100, type machine-à-sous, mais où l’on gagne chaque fois.

L’innovation scientifique et technologique est le moyen utilisé pour réaliser cette ambition. Historiquement, chaque invention majeure va permettre de diminuer le nombre et le poids des autres agents avec lesquels le capitaliste (disons le propriétaire) doit composer.

D’abord, le facteur divin est évacué par un savoir scientifique en plein essor, capable d’expliquer et de maîtriser un nombre croissant d’aléas… Dès lors, le partage des richesses exclut le prêtre, rendu inutile par l’astronome, le géomètre, l’agronome, etc. (qui sont de simples employés). Premier bénéfice.

Un peu plus tard, la force de travail commence à être produite par des machines. À son tour, le travailleur humain (y compris le scientifique lui-même) est exclu du partage de la richesse créée… puisqu’il n’y contribue plus. Double bénéfice supplémentaire : le gâteau grossit (la machine produit plus sans se fatiguer) et il faut le partager en beaucoup moins de parts.

Troisième coup (nous y sommes), la technologie permet de concevoir un monde où le soleil, la terre et la photosynthèse sont à leur tour remplacés par des procédés techniques… Les rendements sont multipliés, et une partie de la richesse créée ne doit plus être consacrée à l’entretien de la terre et de la Terre, à laquelle la chimie et l’ingénierie génétique se substituent (OGM, viande de synthèse, « minerai animal »,…).

Ainsi, propriété et innovation technologique contribuent ensemble (et ça ne date pas du XVIIIe siècle) à une privatisation/confiscation de la création des richesses et de leur répartition. Du reste, cela est parfaitement compatible avec un discours humaniste : « Il n’y a pas asservissement à cause de la technique, nous ne sommes plus esclavagistes ! Il y a au contraire libération par la technique. Pas vrai ? »

De ce point de vue, le discours « apologétique » des économistes n’est qu’une variante du discours « apologétique » de l’inventeur qui, depuis toujours, rencontre la tentation (ou l’injonction féroce) de vendre son invention au plus offrant. Un tel discours se réclame du savoir scientifique et prône le bien commun… tout en servant les vues hégémoniques d’une minorité.

Si la thèse de Sismondi est restée inaudible, c’est précisément parce qu’elle prétend offrir au travailleur une part de richesse créée (à laquelle il ne contribue plus) au nom d’un partage équitable… alors que le programme du capitaliste/propriétaire vise justement le contraire : éliminer tout ce et tous ceux qui pourrai(en)t s’inviter au partage des richesses créées… (tout cela en se réclamant de la science et du progrès). Ce dialogue de sourds se poursuit en ce moment même en Europe à propos du chômage.

La proposition de Sismondi permet de réexaminer l’équation classique de la création et du partage de la richesse : elle y introduit le paramètre technologique, posant la question de la propriété de la machine elle-même, des richesses produites grâce à elle… et des finalités latentes du progrès technique.

Il serait très utile de replacer cette réflexion dans un cadre plus large, au delà de l’économie politique moderne. Le robot d’aujourd’hui n’est que l’arrière-petit-fils du moulin d’hier, ou de la vis d’Archimède d’avant-hier. Les structures mentales et les normes sociales, énoncées ou tacites, n’ont probablement guère évolué depuis le Néolithique. C’est dire l’ampleur des mutations qui nous agissent, l’ancienneté des modèles qui nous aliènent. C’est dire aussi le courage nécessaire à la réinvention du partage.

 

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