Trends – Tendances, La propriété inusable et celle qui s’use si l’on s’en sert, le 2 juillet 2015

Les juristes romains avaient très bien saisi qu’il y a trois dimensions à la propriété : usus, fructus et abusus. Usus : le droit d’utiliser le bien dont je suis le propriétaire ; fructus, le droit d’utiliser ses fruits : les poires qui poussent dans mon jardin par exemple ; enfin, abusus, le droit de détruire ce dont je suis propriétaire, encore que ce dernier droit ait subi bien des restrictions depuis que le propriétaire d’un champ pendant la Guerre de Quatorze s’avisa d’y dresser des pieux pour empêcher les dirigeables de reconnaissance de l’armée française de venir se poser chez lui – cela déplut !

Le monde n’est cependant pas fait de bulles étanches et l’exercice de la propriété privée ne possède pas nécessairement des frontières aussi claires que le suggèrent les belles lignes tracées sur le plan du cadastre. L’usine où je brûle des pneus pour faire de l’électricité fait tousser tout le monde à 5 kilomètres à la ronde, mais comme je crée de l’emploi bien utile personne ne vient me présenter la facture du pharmacien. À l’inverse, les abeilles de mes ruches prospères butinent les fleurs du voisinage et font que les vergers de mes voisins regorgent de fruits ; ils ne me paient pas pour cela, ni même ne me disent merci.

La science économique a enregistré la qualité un peu poreuse de la propriété privée et parle d’« externalités négatives » pour les notes de médecin et de pharmacien générées par la combustion de vieux pneus, et d’« externalités positives » pour la pollinisation gratuite de la végétation des voisins d’un apiculteur. Autrement dit, la science économique sait tenir compte du fait que le fructus transgresse parfois les limites théoriques qui lui sont assignées, dans l’utile comme les abeilles butineuses, ou le nuisible comme la fumée polluante. Mais si elle sait parler du fructus quand il déborde d’une manière ou d’une autre, elle est incapable de parler du fructus lui-même quand il se conduit de la manière que l’on attend de lui sans même y penser : que la graine germera parce qu’il pleut et que la plante poussera parce qu’il y a du soleil, que le sol contient des richesses et qu’il suffit de le creuser pour y aller les chercher. Tout cela fait partie à nos yeux des aubaines dont bénéficie « bien entendu » le propriétaire en titre du lieu.

Que la planète Terre soit généreuse envers nous, la science économique le tient pour acquis et cela n’entre pas dans ses calculs. Du moins tant que le brûleur de pneus n’a pas tué tout le monde dans le voisinage, et qu’un pesticide miracle n’a pas éradiqué les abeilles. La générosité de la nature à notre égard est traitée par nous comme un « gain sans cause » qui revient au propriétaire ou est partagé par lui avec ceux qui apportent leur travail lorsque celui-ci doit être appliqué aux aubaines que procure la nature pour qu’elle prodigue pleinement ses richesses.

Nous n’avons pas jugé bon de distinguer le fructus renouvelable du non-renouvelable : nous n’avons pas jugé cruciale la différence entre un usus inusable ou qui s’use si l’on s’en sert. Ceci n’avait pas grande importance tant que nous étions beaucoup moins nombreux à la surface du globe, qu’il restait de la place pour tout le monde et que les ressources semblaient infinies. Or ce temps a cessé d’être.

On dit du chiffre appelé Produit Intérieur Brut à partir duquel nous jugeons de la santé de nos économies, qu’il intègre très mal les « externalités », positives ou négatives. Il y a hélas bien pire car il est aveugle et fait feu de tout bois : il gonfle de la même manière qu’il s’agisse de croissance renouvelable ou bien de la prédation que nous exerçons sur le monde qui nous entoure dans la « politique de la terre brûlée » qui nous caractérise, où les objets ne servent qu’une seule fois.

Le temps devant nous est désormais limité : il faut que nous introduisions sans tarder une distinction juridique claire entre la propriété dont le fructus est durable et celle pour qui l’usus se confond avec l’abusus car celle-là ne laisse derrière elle que de grands trous entourés de montagnes de déchets.

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