Le retour des porphyrogénètes, par Jacques Seignan

Billet invité.

Au Canada, Justin Trudeau, chef du Parti libéral, âgé de 43 ans, vient d’être élu Premier ministre. C’est le fils de feu Pierre Elliott Trudeau, le charismatique Premier ministre du Canada pendant 16 ans (sauf un intermède de 9 mois) de 1968 à 1984. Il n’est pas utile de refaire le bilan du père ou de prévoir celui de son fils, tous deux certainement des hommes remarquables (et limités). Cette information politique présente toutefois un intérêt sociologique, historique ou tout simplement humain… Il est né lors du « règne » de son père et, enfant, il a donc connu le palais du chef de l’exécutif canadien – et, le confia-t-il, ce fut pas une enfance heureuse. En fin de compte, il est bien réjouissant que Justin T. ait su mettre fin au long règne de S. Harper, un fieffé réac reagano-bushoïde.

Dans l’Empire byzantin, certains empereurs pouvaient accroître leur prestige et leur légitimité au trône en se qualifiant de porphyrogénète : cela signifiait littéralement né dans le porphyre, pierre pourpre garnissant le Palais impérial de Constantinople. Les empereurs étaient vêtus de pourpre et la qualification de porphyrogénète rappelait au peuple que, né dans la pourpre, leur légitimité était assurée. Pourrait-on suggérer que l’élection d’un fils Trudeau relève d’une tendance au rétablissement de dynasties dans nos sociétés restées fondamentalement archaïques par leur fonctionnement inégalitaire, bien que beaucoup d’entre elles suivent des règles démocratiques pour élire leurs chefs ?

Un rapide tour du monde ne manque pas d’être éclairant. Bien sûr la République populaire démocratique de Corée (autrement dit la Corée du Nord) se ridiculise avec la succession des Kim de père en fils, les Communistes divins, mais comment oublier qu’en Corée du Sud la Présidente Park Geun-hye est la fille d’un président-dictateur, Park Cheung-hee ? Interdire a priori l’élection d’une personne parce que son père a déjà été élu au même poste pourrait être considéré comme une injustice mais pourtant le citoyen a le droit de se poser des questions. Tout dépend des circonstances. John Quincy Adams le fils du deuxième Président des États-Unis John Adams, devint le 6ème président ; cela resta exceptionnel et ne se reproduisit récemment qu’avec les Bush. L’Asie offre une grande diversité de ces successions par voie démocratique des fils ou filles de leaders historiques. Tout le monde le sait pour la dynastie Nehru-Gandhi mais l’Inde n’est pas un cas isolée. Au Pakistan, la fille de Zulficar Ali Bhutto, Benazir fut deux fois élue Premier ministre ; au Bangladesh, une lutte sévère a lieu entre des bégums rivales ; aux Philippines, Benigno Aquino, le fils de feue Corazon Aquino ; le fils Aliyev en Azerbaïdjan… Dans le monde chinois, deux républiques ont suivi cette loi héréditaire quand aux pères fondateurs succèdent les fils : à Taïwan, le fils de Tchang Kaï-chek, Tchang Ching-kuo, président pendant 10 ans ; à Singapour, Lee Hsien-loong fils de Lee Kuan Yew, Premier ministre depuis 2004. Le président chinois Xi (un Prince rouge) est lui-même le fils d’un des premiers compagnons de Mao. Souvent la fille, la veuve ou le fils viennent venger ou perpétuer la mémoire de dirigeants charismatiques, en répondant ainsi à l’attente de leurs peuples, même si elle peut être un peu forcée – surtout s’il faut préserver des accumulations familiales ou maintenir des régimes autoritaires, quitte ensuite à les démocratiser. Au Japon, l’actuel Premier ministre Shinzo Abe est le petit-fils d’un ancien Premier ministre (1957-1960), Nobusuke Kishi, suspecté d’être un criminel de guerre – personne n’est responsable de ses aïeux, mais pour autant on est toujours responsable des ses actions et dans le cas de S. Abe, de son sale « révisionnisme ». En Afrique, au Congo (RDC), Joseph Kabila a su transformer, par des élections, son intérim à la suite de l’assassinat de son père Laurent-Désiré en présidence à long terme : il est président depuis 2001. Au Gabon le fils d’Omar Bongo, Ali, a pris la suite de son père… En Europe, la Grèce paie au prix fort ses alternances dynastiques entre les Papandréou et les Caramanlis. La liste mondiale des chefs élus héréditaires, avec des cas divers, semble interminable et renouvelée.

Alors que l’établissement des démocraties semblait ouvrir une nouvelle façon de choisir les chefs d’États, imperceptiblement la force du principe dynastique s’impose à nouveau, comme allant de soi. On vient de le voir au Canada et un peu partout dans le monde, mais la France, patrie de la Révolution, est-elle épargnée par ce phénomène ? Pour la magistrature suprême, à ce jour, oui. Il y a bien quelques héritiers et potentats locaux élus dans les pas de leurs parents et une tentative maladroite d’un président de la République pour propulser son fils dans un rôle important (et lucratif ?) fit long feu. Le parti d’extrême-droite donne également le spectacle d’une succession filiale assez violente : dans les familles les héritages sont parfois rudes et sans merci. Souvenons-nous que seule la mort du roi pouvait ouvrir la porte du pouvoir à son Dauphin. Bien des villes, petites ou grandes, ont vu des fils/filles élu(e)s maires après leur père (par ex. Toulouse et les Baudis). Même le Parti de Thorez a désigné comme secrétaire national, Pierre Laurent, fils de Paul, membre éminent du bureau politique du PCF de 1964 à 1990.

Plus généralement, il est facile de constater que le règne des fils-de et filles-de arrive dans tous les domaines. Rien à critiquer au fond puisque rien n’interdit d’être meilleur que ses ascendants. Qui pourrait regretter que Bach ait su transmettre une part de son génie à ses fils ? De même pour les astronomes Cassini sur quatre générations. Plus près de nous et dans un domaine différent, théâtre et cinéma, on peut citer plein d’exemples : les Brasseur, excellents comédiens ; les fils et père Cassel ; Guillaume Depardieu, un acteur inoubliable, etc. Avec ces générations d’acteurs, on est comme revenu au temps de Molière et des familles de comédiens tels les Béjart : après tout, c’est une bonne façon d’apprendre, à la façon des artisans. Tous les domaines : y compris les syndicalismes salarié et patronal. Pour le patronat (MEDEF), c’est tout naturel puisque bien des patrons sont fils de patrons, simplement nés au bon endroit pour hériter de la fortune et du pouvoir (cf. les De Wendel avec M. de Seillière) mais le choix du MEDEF de porter à sa tête un Gattaz, fils d’un ancien chef du patronat (1981-1986), est amusant … et ses leçons sur l’esprit d’entreprise, désopilantes. La CFDT avait choisi François Chérèque comme secrétaire général, fils de Jacques qui fut seulement ancien secrétaire général-adjoint, il est vrai.

Parfois le public ressent un agacement certain devant ce processus si contraire au discours affiché : « que les meilleurs gagnent à chances égales, travaillez dur pour progresser, méritocratie républicaine etc. ». Une crise de la démocratie « représentative » éclate et se manifeste par la montée d’un sentiment de révolte contre les ‘élites’ politiciennes et autres, avec leur reproduction endogène. La majorité des politiciens professionnels, au pouvoir, aspirant à l’être ou y revenir, confond représenter ses électeurs et représentation au sens théâtral du terme. Entourés de communicants, drogués aux sondages sur les moindres banalités les concernant, maquillés pour passer à la télé, relookés et subissant des régimes, entourés de courtisans pleutres, devenus des cabotins, comment n’auraient-ils pas un jour (pour certains) la tentation involontaire de transmettre à leurs enfants ce savoir-faire, même si aux yeux des électeurs, de plus en plus souvent, le « roi est nu » et cette comédie vaine ? Eh oui, dans un monde qui se veut compétitif – pardon : ultra-compétitif –, où l’on somme tout le monde de gagner, de se propulser au plus haut par son mérite, certains n’ont nul besoin d’ascenseur social car ils vivent déjà aux étages les plus élevés, au sommet. Leur seul risque serait d’en tomber, mais les garde-fous sont solides. Il est étonnant de vérifier combien ces transmissions héréditaires deviennent systématiques et combien elles sont rendues insupportables par la présence – l’omniprésence – dans les médias des héritiers. En ce début de XXIe siècle où triomphe le néo-féodalisme, il n’est pas anodin que des pulsions dynastiques (et donc élitaires) reposent sur des légitimités transmises dans des familles « élues ». Il n’y a rien de très moderne dans ce retour aux temps des porphyrogénètes.

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