Des fleurs pour Anne Frank et Algernon, par Isabelle Joly

Billet invité.

Dormir est une de mes respirations nécessaires. Est-ce parce que mes rêves sont plus beaux que votre réalité ? Très peu d’insomnies me ramènent à la dure confrontation à un monde promis à un holocauste nucléaire, climatique, financier… Je n’ai pas le droit de me plaindre, ayant la chance d’être personnellement encore dans l’Arche de Noé, quand tant d’infortunés sont déjà enfermés dans la cale du Titanic en train de couler. Sur ordre des abominables privilégiés voyageant en première classe, l’équipage avait fermé les grilles pour leur interdire l’accès aux canots de sauvetage, qui n’avaient pas été prévus en nombre suffisant. Les concepteurs, sortant peut-être de l’Ena de l’époque, étaient persuadés que rien ne pouvait faire couler ce Titan des mers.

S’il m’arrive d’être éveillée aux petites heures, j’allume en général France culture. Les rediffusions d’anciennes émissions recèlent souvent des pépites qui me sont offertes, perles de culture qui affleurent à mes oreilles le temps de leur écoute.

C’est au hasard d’une de ces pérégrinations nocturnes sur les ondes qu’une émission sur Edouard Bled est parvenue jusqu’à moi. Bled, je croyais que c’était un livre de grammaire. J’ai découvert que comme guillotine ou poubelle, ce nom avait d’abord servi de patronyme à un être humain. De la plus belle eau, cet être humain-là.

Il existe bien une relation au difficile apprentissage de notre langue, Edouard Bled était instituteur. Notamment pendant les années de guerre. Un instituteur qui faisait simplement son travail et aimait les enfants.

Il est des livres qui comme certaines émissions de radio me bouleversent. « Des fleurs pour Algernon » de Daniel Keyes en fait partie. C’est l’histoire de Charlie, un garçon simple d’esprit, qui voit son destin se confondre avec celui d’une souris de laboratoire, nommée Algernon. Au début, le héros narre dans son vocabulaire approximatif le menu de sa vie. Sa vie est bouleversée le jour où lui est proposé de tester un produit qui, injecté à la souris, la rend plus intelligente. Elle retrouve de plus en plus vite les sorties des labyrinthes qu’on lui propose d’explorer. Et Charlie subit la même transformation progressive, ses facultés intellectuelles s’améliorant chaque jour davantage.

L’écriture de Daniel Keyes décrit ce processus de façon très convaincante. Je me demande toujours où les écrivains trouvent cette faculté d’expérimenter de façon intime des univers si différents : celui d’un handicapé mental et celui d’un homme extrêmement intelligent pour les marier dans une oeuvre qui me projette, moi lectrice fascinée, dans une autre dimension, le temps d’un bouquin.

Je vous laisse découvrir la fin si vous avez envie de lire le livre, sachez seulement que Charlie offre des fleurs à Algernon pour la remercier de lui avoir apporté ce cadeau, l’ouverture d’une porte à un monde jusque-là inaccessible

Edouard Bled avait des enfants juifs dans sa classe. Si lui ne faisait aucune différence entre ses élèves, la barbarie de l’époque avait ses marqueurs pour les différencier. Certains portaient donc l’étoile jaune. Il raconte comment il emmenait ses élèves au musée, demandant aux enfants juifs de cacher leur étoile pour pouvoir entrer. Il raconte aussi que des enfants étaient régulièrement arrêtés et disparaissaient du jour au lendemain. Un jour, ils ne répondaient pas « présent » à l’appel. Toute la classe savait ce qui leur était arrivé, mais pas un mot n’était prononcé à ce propos.

Il se souvient que le lendemain, un enfant avait cueilli une fleur sur le chemin de l’école pour la placer sur la chaise de l’enfant disparu.

Et le coeur rempli de ce simple geste que des enfants sont capables d’inventer pour contrer le malheur, je me rendors pour regagner le pays des songes.

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