La gauche de la gauche offre sur un plateau le pouvoir aux politiques qu’elle prétend combattre, par Michel Leis

Billet invité.

La seule proposition des partis de pouvoir est celle de l’adaptation permanente dans une compétition dont ils ne maîtrisent ni les tenants, ni les aboutissants. La compétitivité dans le monde économique n’est qu’une question de rapports de force. Rapport de force entre employeurs et salariés qui devraient aboutir un jour pas si lointain à l’alignement des salaires sur ceux du Bangladesh. Rapports de force entre les entreprises dominantes et leurs fournisseurs et sous-traitants, où l’ouverture des frontières joue un grand rôle : il y a toujours un pays à même de mieux profiter des « opportunités » qui existent à l’international. Rapports de force entre les entreprises, le monde politique et les organisations de salariés qui permettent de construire progressivement des politiques de moins-disant social et de flexibilité accrue (ce que rappelait hier un article de Piketty dans son blog du Monde). Que ce soit au nom de la modernité ou au nom de la compétitivité, nous vivons depuis plus de 30 ans dans une atmosphère de régression sociale généralisée.

Dans cette période, la Gauche de la Gauche (ou tout autre nom qu’on veut bien lui donner) a été incapable de se rassembler autrement que sur des luttes ponctuelles. À intervalle régulier, quelques succès sont venus entretenir l’illusion qu’il était encore possible d’inverser la tendance. Bien sûr, je souhaite que les luttes en cours entraînent un retrait de la Loi El Khomri, mais l’histoire montre combien après le climax de la victoire, les rapports de force et le discours gestionnaire reprennent vite leurs droits et conduit à de nouvelles régressions sociales. Les salariés ne peuvent être en lutte permanente, il y a des contraintes quotidiennes, sans compter la précarité croissante qui réduit au fil du temps le nombre de salariés à même de s’investir dans des combats.

L’exemple des retraites illustre jusqu’à la caricature cette situation. Entre les ordonnances Auroux de 1982 et les conditions actuelles de départ à la retraite, les partis de pouvoir se sont adaptés « aux contraintes et aux réalités comptables » avec une dizaine de réformes grandes et petites. Les syndicats et les partis de gauche se sont mobilisés dans des luttes (1995, 2003, 2008, 2010…) qui ont parfois fait reculer par moment le gouvernement, parfois obtenu des concessions et quelques contreparties (prise en compte de la pénibilité, carrière longue, calcul pour les bas salaires…). Peut-on pour autant qualifier ces luttes de victorieuses ? Sur le fond, les règles générales de calcul et de durées de cotisation (celles qui s’appliquent au plus grand nombre) n’ont cessé de se dégrader…

À l’heure où la question des retraites devrait être envisagée sous l’angle du partage du travail, d’une refonte du mode de financement (qui doit être dissocié de l’emploi qui se raréfie), est-ce que l’horizon proposé par la gauche de la gauche se limite à de nouvelles batailles pour éviter de passer à 180 trimestres de cotisation ou une retraite à taux plein à 69 ans, réformes qui seront inévitablement proposées par les partis de pouvoir au nom de l’adaptation ?  

C’est toute la différence entre les mobilisations ponctuelles et la construction d’un discours de pouvoir. Faute de penser la durée et la transition, la Gauche de la Gauche a été incapable de dépasser le discours des luttes, de construire un programme à même de rassembler une majorité, de mettre de côté les ego personnels pour se fédérer autour d’un candidat crédible. Les victoires ponctuelles ne sont rien : ce qui compte, c’est de travailler sur les rapports de force dans la durée, de les déconstruire, seul moyen de changer en profondeur notre société. 

Mais surtout, dans ces trente dernières années, nous avons assisté impuissants à la montée du discours politique des extrêmes. Le pouvoir en place a parfois joué les apprentis sorciers, il a instrumentalisé l’extrême droite sans voir son vrai danger : c’est sur la scène politique le seul discours global, à la fois de pouvoir et de rupture. Les Français sont fatigués par des années de régressions sociales, le populisme de droite a des solutions : l’une des promesses implicites de leur programme, c’est que les efforts ne seront plus partagés, c’est l’autre qui va payer. Discours d’une redoutable simplicité et d’une grande efficacité.

Que ces promesses soient une illusion, que l’extrême droite soit porteuse d’une régression et non pas d’un progrès social, que le prix de ces discours soit notre démocratie, tout cela n’est qu’un aspect du problème. En étant incapable de construire un discours de pouvoir alternatif, de se fédérer autour d’un candidat, la gauche de la gauche offre sur un plateau le pouvoir aux politiques qu’elle prétend combattre.  

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