La gratuité dans vingt ans, par Stéphane Gaufrès

Billet invité.

La disparition du travail humain au profit des logiciels et des machines, déjà à l’œuvre et en forte croissance, rendra inévitable l’extension du domaine de la gratuité. Il reste à savoir sous quelles formes. La France est bien positionnée pour relever le défi car elle a une expérience sans équivalent dans le monde en ce domaine. À travers l’école, puis le système de santé, entre autres, elle a produit un système de valeurs communautaires mettant en avant un partage inconditionnel, contrairement à beaucoup d’autres, notamment dans le monde anglo-saxon, qui restaient circonstanciés, c’est-à-dire cantonnés à une vision caritative, une extension de l’aumône aux plus pauvres. La gratuité inconditionnelle accepte ce qui peut être vu au premier regard comme une injustice : le même don est fait aux pauvres comme aux riches. Un mot a été associé à cet égalitarisme, un adjectif : « public ». L’espace public est le premier contact du citoyen avec ce monde de la gratuité inconditionnelle, puis l’école publique, la santé publique… Il faudra donc que nous nous accoutumions aux notions futures d’eau publique, de fruits et légumes publics, de connexion internet publique, de chauffage public, d’électricité publique… Toute l’expérience et l’histoire françaises devraient être mises à contribution pour développer et préparer ces nouveaux concepts.

L’école publique a été un enjeu en France dès les tout premiers gouvernements révolutionnaires après 1789, mais son établissement de référence reste lié aux lois de Jules Ferry. Elle est alors premièrement définie comme gratuite (1881) mais dès l’année suivante également comme laïque, et obligatoire (sauf exceptions d’instruction intra-familiale qui resteront marginales). Ces règles prévalent encore aujourd’hui. La gratuité n’est donc pas proposée isolément comme une simple « consommation sans payer », mais comme la condition de réalisation d’un objectif communautaire, et à échéance longue (la formation d’une communauté de citoyens).

Le fait que le but affiché à l’époque ait été un embrigadement des « masses » contre les anti-libéraux religieux, mais également contre les anti-libéraux socialistes (selon Ferry), fait apparaître la nécessité d’un contrôle et d’une explication claire pour tous de ce qu’implique le nouvel ordre social qui naît de la gratuité appliquée à un domaine particulier. C’est particulièrement ce qui a manqué dans l’apparition des géants gratuits d’internet. La gratuité est rarement neutre. On aurait aimé que soit réfléchie avant la question de savoir si devenir soi-même le sujet d’une institution économique américaine comme Facebook  était sans conséquence, parce que sans transfert d’argent. Aujourd’hui, il trop tard pour y réfléchir.

La santé publique s’est organisée en France surtout après 1945, par la transformation du système épars des assurances-maladie sectorielles en un système unique que l’on nomme alors assez étrangement la « sécurité sociale », et qui ajoute à la branche « maladie » la branche « famille » et « vieillesse ». Notons que le mot de « sécurité », sous la plume d’un rédacteur de loi, n’a jamais été plus proche de sa réalité humaine, et qu’on a tort aujourd’hui de le laisser à l’imaginaire florissant du ressentiment.

La sécurité sociale partage avec l’école publique les caractéristiques de gratuité et d’obligation, mais sous des modalités différentes. Ici encore, la gratuité n’est pas un simple « consommer sans payer », puisque les soins remboursés passent par le filtre d’une prescription médicale faite par les médecins, c’est à dire par un corps d’experts privés mais qui exercent assermentés au sein d’un ordre, et qui sont formés et surveillés par l’état.

L’obligation d’affiliation et de cotisation sur salaires est quant à elle un élément « historique » français, et qui n’existe pas de la même manière dans les pays nordiques, par exemple, où le financement est assuré par l’impôt. L’historique en question est celui des luttes ouvrières : depuis la fin du XIXe siècle, les salariés français ont acquis par leurs luttes, entreprise par entreprise, secteur par secteur, non seulement des revalorisations salariales mais également des prestations sociales communes assurantielles, gérées par les représentants syndicaux, et qui ont été fusionnées, élargies et systématisées par l’ordonnance du 4 octobre 1945. Les cotisations sur salaires sont en quelque sorte les dépositaires de cette mémoire, et nous rappellent que le lieu économique de l’individu (pour l’essentiel d’entre eux, sa place de salarié) est aussi celui de son pouvoir, s’il s’unit avec ses semblables. C’est le lieu du rapport de forces, et donc le lieu de la détermination du prix.

La gratuité inconditionnelle des soins de santé est donc ici donnée, en 1945, par la généralisation révolutionnaire de décennies de pas gagnés par les rapports de force successifs. C’est un « effet de cliquet » qui, au début, n’entraîne pas une transformation spectaculaire des droits acquis, mais qui les inscrit dans la durée, dans une norme sociale qui ne demande qu’à s’étendre et prospérer, et où la notion ultra-égalitariste de gratuité inconditionnelle va prendre peu à peu son développement. On peut penser que la forme que prendra la gratuité en 2040 est celle que la société portera dans les toutes prochaines années.

S’il a fallu la Commune ou la Seconde guerre mondiale pour qu’émerge, sur des pans entiers et essentiels de nos activités, la notion de gratuité, c’est parce qu’elle ne peut s’exercer sans que soit imposé, à ceux qui possèdent des droits sur les choses et sur les hommes, de réduire leur périmètre personnel de domination. La gratuité est aussi un transfert de compétences entre des entités que l’on qualifie à un moment donné de « dépassées » (l’Église et les jésuites, par exemple) pour d’autres entités que l’on considère d’avenir (l’État-nation et la République). L’œuvre de différenciation est à reprendre aujourd’hui. Dans l’urgence, comme toujours, il va falloir discerner ce qui doit croître de ce qui doit disparaître, pour éviter la guerre qui point partout. Le discernement ne viendra pas des divers pouvoirs en place. Il doit renouer avec « l’avant-gardisme ». Entre autres choses de cet ordre, on peut suivre Paul Jorion dans sa définition rétro-prospective inédite du socialisme.

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